Chroniques d'un Monde Perdu

 

Ernest Rougé

 

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

 

Format 24x16 – De luxe – 326 pages – plus de 5 heures de lecture

 

 Recueil de satires qui dénoncent de manière amusante et sous forme de caricature l'invasion de l'administration dans notre vie.

Avec humour, l'auteur se moque de manière quelquefois féroce de l'incompétence, de la fainéantise, du je-m'en-foutisme, de l'arrogance, des passe-droits et des résultats de l'administration française.

 

INTRODUCTION

La mort d'une petite église

INTERLUDE

L'épopée du XIII° Hussard.

INTERLUDE

Peintures de juifs

L'art consommé

La civilisation de consommation.

INTERLUDE

Les tribulations d'un grand écrivain.

L'érythème pudique.

Naissance d'un écrivain

Une inauguration administrative.

Le retour de l'enfant prodigue.

INTERLUDE

Le rapport Engel

CONCLUSION

 

 

 

Introduction

Mon propriétaire m'a chassé…

Je me suis enfin décidé, j'ai acheté une maison. Une vieille bicoque à l'orée d'une vaste forêt… Elle est en ruine ou presque, mais je l'ai eue à un bon prix. Personne n'en voulait et le propriétaire… l'ancien… semblait tout heureux de s'en débarrasser. Les gens du village m'avaient bien averti, je les entends encore…

– Ne l'achetez pas, monsieur! C'est une maison hantée!

– Mon grand-père m'a raconté qu'un de ses oncles avait voulu y passer la nuit. Il avait entendu des craquements et vu des ombres. Il était revenu en courant et presque à moitié fou!…

– L'ancien directeur d'école m'a juré avoir aperçu des lueurs à travers les fenêtres alors qu'il revenait au village, un soir d'hiver, sur la route de…

– Mon arrière grand-père qui était un homme courageux… il avait fait la guerre de 1870… me racontait, lorsque j'étais enfant, que cette maison était un lieu de rendez-vous de sorcières et démons…

– Moi, monsieur, je peux vous assurer que la foudre est souvent tombée sur cette maison mais qu'elle n'a jamais laissé aucune trace "visible à l'œil"… Ne trouvez-vous pas ça curieux, non?

– C'est la maison du diable!

– Même le curé vous le dira… L'ancien… Il paraît qu'au siècle dernier un archevêque d'alors a essayé de l'exorciser… Oui, parfaitement!… d'exorciser la baraque…

– Allons, allons… Tout ça, c'est des racontars de bonnes femmes… des ragots… Moi, monsieur, si j'avais eu de l'argent, j'aurais fait comme vous!… Est-ce vrai que vous êtes un sauvage et que vous voulez devenir écrivain?… Là-bas, personne n'ira vous ennuyer… Vous serez tranquille!…

– Moi, je suis un homme d'église. Je ne m'occupe que de Dieu et de ses ouailles…

– Vous êtes fou d'aller là-bas!

– Moi, je ne crois pas à ces bêtises, mais je ne mettrai jamais les pieds chez vous!

– Vous faites une affaire!

– Je vous souhaite bien du plaisir!

Heureusement, je ne crois en rien. Je ne respecte rien, pas même les académiciens!

Le boulanger du village m'amena en début d'après-midi au col du Paradis. Un après-midi de giboulées de printemps comme on en trouve en été, avec un ciel de bleu profond que traversaient de lourds nuages ventrus. Là, je quittais le goudron, le boulanger et la civilisation. J'empruntais le chemin dit de l'Estagnol et je me perdis avec lui entre des troncs droits, sans fin, d'épicéas odorants et de pins noirs, puis sous les sombres ombrelles de fayards centenaires… Il flottait une odeur de miel et le soleil jouait entre les aiguilles et les feuillages. Au loin, un appel de coucou et un staccato de pic-vert étouffaient parfois le long gémissement du vent tout en haut des cimes.

Plan sommaire dans une main et valise dans l'autre, je poursuivais sans hâte mon bonhomme de chemin et je parvins au croisement dit du vieux chêne pour prendre un sentier presque effacé, à l'instant où une averse me rappelait que je n'avais pas de parapluie.

Je passais devant les ruines d'une chapelle minuscule, une petite chapelle de style médiéval. Une chapelle pour nains ou farfadets! Il n'en restait que trois pans de murs, une ogive détruite et une ouverture gothique. Je m'arrêtai un court instant, puis je repris la marche par un chemin rétréci.

Un quart d'heure plus tard, je débouchais dans une savane humide de limite de sous-bois. Je découvrais enfin le toit de ma propriété derrière un rideau d'arbousiers. J'étais arrivé. J'avançais encore, même si le sentier avait disparu pour laisser place à une clairière. Ma nouvelle résidence était là, seule au milieu d'une troupe de corbeaux. Elle me parut à première vue immense et en excellent état, mais j'étais encore loin. J'avançais courageusement au milieu de croassements furieux de volatiles en pleine retraite. J'approchais, cœur battant. La maison était de pierre avec un toit luisant de tuiles couvertes en partie de mousse.

De près, dans ses dimensions, elle paraissait moins impressionnante qu'à première vue. Ce devait être la faute des corbeaux, leur taille devait fausser les estimations. Mais enfin, pour le ridicule prix qu'elle m'avait coûté, c'était une affaire mirobolante!… Comme avait dit l'ancien propriétaire…

Après une glorieuse traversée de quatre ou cinq ronciers, je parvins enfin jusqu'à une aire dégagée, royaume des orties et des églantiers. Elle était enfin toute proche, à portée de main… ma maison. Mon cœur battait plus fort. C'était une petite maisonnette d'autrefois, avec des murs et des angles pas bien droits, des petites fenêtres presque carrées et une porte à peine assez haute pour me laisser le passage à condition d'être courbé. Les ancêtres étaient moins hauts. Ma maison, c'était ma maison! Ma maison à moi tout seul! La plus belle des maisons! Le roi n'était pas mon cousin et la bâtisse pas Chambord, mais qu'importait!…

J'en fis d'abord précautionneusement le tour en écrasant les orties pour découvrir que guère plus de la moitié des vitres s'était envolée. Heureusement d'ailleurs! Les autres avec la poussière des ans étaient imperméables aux rayons du soleil.

La clef rouillée, toute lourde et sinistre, grinça, tourna, et la porte de bois vermoulu céda sous un coup d'épaule pour laisser apparaître un corridor jonché de gravats et de plaques de plâtre tandis qu'un lézard aux abois s'éclipsait d'un trait dans un trou du parquet. J'eus un instant l'impression désagréable d'entrer dans un clapier à l'abandon, mais ce fut de courte durée.

– Pour le prix, c'est quand même une affaire!…

J'entrepris à nouveau un tour prudent de la chaumière. Étouffée par un jardin de pissenlits, de fougères et d'herbes folles, elle présentait un crépi déchiré de longues cicatrices qui dessinaient, aux quatre vents, des cartes de mondes inconnus. Je décidais séance tenante de m'installer, même si l'intérieur était un peu délabré et poussiéreux avec plein de toiles d'araignées. Ce fut facile. Je n'avais aucun meuble, qu'une vieille mallette transportant trois chemises et deux pantalons, et je fus tout heureux de trouver un vieux bahut, une armoire bancale et, à l'étage… car il y avait un étage… un lit minuscule où je m'assis avec quelque précaution. Le matelas aussi troué qu'un gruyère dégageait une odeur de souris, de rance et de vieille farine. Mais je me moquais de tout ça. J'étais seul, chez moi. J'étais propriétaire! Personne ne viendrait me déranger… Pas même la maréchaussée!

Je continuai l'inventaire des lieux. Pas plus d'électricité que de beurre sur les épinards d'un saltimbanque… Qu'à cela ne tienne, je découvrais des trésors… Un bidon de vieux pétrole sous le renfoncement de l'escalier, quatre assiettes ébréchées, trois fourchettes rouillées, une lampe-tempête sans vitre, un parapluie sans toile, deux couteaux sans manche et même une petite cuillère tordue…

J'avais encore en tête des bribes de mots du vieux clerc de notaire…

"Par-devant Maître Gaspard Allibert, notaire à Espéraza, soussigné… Monsieur Duvent Jules, Albert, Charles-Edouard, présentement tenancier de bar à Couiza, comparant d'une part, vend à monsieur Rougé Ernest, Louis, Georges, Jean-Marie, sans profession estimée et présentement poète sans domicile fixe, acquéreur ici présent, un terrain d'une contenance cadastrale totale d'un hectare douze ares soixante centiares mais d'une contenance réelle d'un hectare onze ares quarante centiares, après mesurage fait par Maître Lebaillou Alfred, géomètre expert à Limoux, comprenant une maison à l'abandon, non habitable, sis au lieu dit la clairière des démons en la forêt domaniale du Rialsesse, figurant à la section AX261 ou AX251 de la matrice cadastrale rénovée et confrontant du Nord, le chemin forestier dit chemin des petits loups et la clairière des Pénitents Blancs, du sud le chemin vicinal ordinaire numéro 13 et le chemin forestier du Grand Cerf, de l'ouest la parcelle des Farfadets et celle des Barbadous, de l'est la source de l'Orbeil, affluent de l'Orbieu, le champ des Crémats et le Plat des Pendus…

J'étais donc propriétaire! Tout ça, c'était à moi!… La bâtisse, les araignées, les pissenlits, les orties, les ronces, le vieux bahut, pour la somme rondelette de sept mille huit cent cinquante francs comptant plus quelques milliers de francs de taxe pour l'État et quelques centaines pour le notaire, sans compter le dessous-de-table obligatoire dans toutes les transactions notariées de France bien que formellement interdit par la loi. Tout m'appartenait à moi qui n'avais jamais rien eu, qui, en ancien bon anarchiste d'arrière-salle de café, avais lutté des années contre la seule idée de propriété, contre l'esprit petit-bourgeois, contre l'argent, contre le principe même de l'héritage. Et c'était la disparition de ma chère vieille tante Edouarine qui, en me léguant ses économies d'un siècle de labeur, m'avait juste permis de devenir propriétaire. Je poussai un soupir et enfilai ce à quoi je tenais le plus au monde après ma nouvelle acquisition… mes vieilles pantoufles trouées… On peut être anarchiste et aimer ses pantoufles…

– Ici, au moins, j'aurais la paix pour écrire mon chef-d'œuvre!

C'était la justification… Il faut savoir passer outre des idées préconçues quand on se doit à un art quel qu'il soit…

Le soir venu, j'allumai une lampe à pétrole trouvée sous l'évier en gré de la cuisine et une bougie achetée à l'épicerie du village. Le luxe! Je m'installai tant bien que mal sur une chaise claudicante, très intéressante car elle permettait de se balancer. Il ne me restait qu'à bourrer ma pipe et à feuilleter quelques revues anciennes trouvées dans un tiroir de l'armoire ou à lire un vieux journal et un roman ramenés entre mes chemises et mes bouteilles… On peut être anarchiste et aimer les bouteilles…

– Il ne fait pas très chaud avec tous ces courants d'air… Demain, je verrais si la cheminée fonctionne… Le bois ne manque pas ici…

Tout craquait dans la pièce principale que j'avais pompeusement baptisée salon après avoir enlevé les gravats… Tout craquait… les poutres, les murs, la porte, la fenêtre, la chaise, mon genou malade. Pas très loin, une garce de chouette hululait de frayeur chaque fois qu'une rafale de vent couchait l'unique volet de la fenêtre contre le mur… Il faudra quand même envisager quelques réparations!

Je pensai donc. En maître-penseur. En équilibre sur l'unique chaise, je pensai. Je pensai aux réparations et, devant l'ampleur de la tâche, la fatigue me prit; je somnolai en rêvant d'une bicoque toute neuve, toute pimpante, toute haute en couleur par la magie d'une imagination trop débordante… Le soleil tombait et l'ombre s'allongeait. La nuit était là et je pensais toujours… Il devait être dix heures lorsqu'on frappa brutalement à la porte… De grands coups redoublés et puissants… Je sursautai si fort que la chaise poussa un hurlement de frayeur tandis que mes cheveux se hérissaient…

– Mais qui peut venir me déranger en pleine nuit dans un endroit pareil? En pleine forêt! Avec les plus proches voisins à huit kilomètres! Et cogner comme un abruti!

Un coup d'œil me permit de repérer le tisonnier…

Je parvins à grogner…

– J'arrive…

Les coups redoublaient… quel était donc le fou furieux qui pouvait s'aventurer à une heure pareille jusqu'à une maison hantée? Où, dans notre pauvre monde, pourra-t-on trouver la tranquillité?

– J'arrive, j'arrive…

Je donnais un coup de crâne contre l'encadrement trop petit du salon avant de me glisser en tremblant de froid… oui, je précise de froid, bien qu'on fut en été… dans le vestibule d'entrée, derrière la lampe à pétrole. Les coups cessèrent comme par enchantement. J'hésitai un instant puis, de fort mauvaise humeur, j'ouvris la porte d'un coup sec, le tisonnier prêt à intervenir…

Rien! Il n'y avait personne! Pas plus de diable que d'inspecteur d'académie! Je sortis avec précaution la tête par l'entrebâillement. Tout était noir. Le sombre manteau scintillant des ténèbres avait couvert la Terre de son voile de deuil. J'osai à peine respirer et un ululement mal à propos de la chouette me valut une nouvelle bosse, cette fois contre l'encadrement de la porte d'entrée…

Je haussai les épaules. Un tour pendable des garnements du village?… Les abrutis! Ils n'ont rien d’autre à faire qu'à ennuyer les honnêtes gens? Les imbéciles!… La frousse qu'ils m'ont foutue! Ils vont m'entendre demain!… S'il le faut, j'irai me plaindre au maire. Il y a un garde champêtre pour faire respecter la tranquillité des honnêtes gens. Non! Pas ça! Je suis assez grand pour me débrouiller seul. J'achèterai un chien de garde s'ils s'amusent à recommencer… Un molosse… C'est ça!… Une bestiasse à faire trembler un dompteur de crocodiles!… Non, mais…

Je retournai dans le salon lorsqu'un courant d'air glacé éteignit la flamme de pétrole que je tenais haut. J'eus à peine le temps de deviner l'emplacement de l'unique table. J'y posai au hasard la lampe et me tournai lentement… Je me trouvais englué dans un noir d'encre.

– Allez! Ça continue! Où ai-je foutu les allumettes? Et d'abord, où est la valise?

Je n'eus pas le temps de chercher. De nouveaux coups redoublés contre l'huis me firent sursauter au-delà de toute espérance et je manquai m'assommer une nouvelle fois contre un encadrement.

– Quel que soit l'abruti qui s'amuse à cette heure, je vais lui foutre mon tisonnier sur la gueule!

Un désagréable picotement me descendit l'échine et je retournai à tâtons vers la porte d'entrée. Tisonnier levé, je me préparai à ouvrir la porte lorsque les coups s'arrêtèrent. J'attendis un instant sans respirer.

– Cogne encore, crétin! Tu vas avoir une belle surprise!

Un instant sans fin, puis, d'un coup brusque, je tirai la poignée. Elle me resta dans les mains… J'étouffai un nouveau juron. Il faudra vraiment entreprendre des réparations urgentes!

Je reculai, ne sachant trop que faire, lorsque d'un coup sec la porte s'ouvrit. Je manquai m'évanouir le cœur entre les dents. Toujours personne!… Personne dans l'encadrement laiteux qui trouait le noir d'encre. On devinait à peine les arbustes agités par le vent… D'un coup de pied, je la refermai. A tâtons, je tournai la clef, par chance fichée dans la serrure…

– Ma lampe électrique! Où l'ai-je foutue?…

La prochaine fois, je reviendrai avec ma lampe électrique… Pourvu que les piles ne soient pas mortes!

J'entrai dans le salon et demeurai pétrifié. La lampe à pétrole brûlait comme si de rien n'était! Un nouveau long frisson sans fin me remonta l'échine… des talons jusqu'au sommet de la nuque, à la base des cheveux. Cœur battant la chamade, sueur glacée et poil hérissé, je parvins à m'asseoir dans la chaise bancale. De nouveaux coups se répercutèrent par toute la maison. Je ne bougeais plus, les deux mains crispées sur le tisonnier.

Au bout d'une minute, le silence revint brutalement. C'était pire que le bruit. Comme si une bête immonde, après avoir pétrifié de terreur sa future victime, se glissait subrepticement vers sa proie sans défense. Puis je sursautai une nouvelle fois et la chaise poussa un grincement de désaccord. La porte d'entrée tournait lentement sur ses gonds rouillés. J'étais certain de l'avoir verrouillée pourtant… Un souffle d'air glacé entra dans la pièce et je me sentis tout bizarre. La porte se referma d'un bruit sec tandis que la chouette poussait un nouvel ululement de détresse. Une odeur âcre de chlore… non de soufre… m'enveloppa.

Alors l'envie inexplicable me prit d'écrire un recueil de satires…

 

 

 

LA MORT D'UNE PETITE ÉGLISE

L'église du petit village de Hameln se trouvait en plein champ, au beau milieu d'un champ de blé, entre deux vallons et une douzaine de peupliers. N'importe qui se serait arrêté pour l'admirer lorsque, au début de l'été, elle apparaissait au détour de la petite route départementale qui serpentait riante vers la Westphalie. Il fallait la voir, tout entourée d'or, avec ses deux flèches élancées, son tympan, son fameux bas-relief représentant la Cène, sa petite rosace aux reflets multicolores et toutes ses voûtes gothiques en réduction.

… Une si jolie petite église!… Une cathédrale en miniature!…

Mais pourquoi cette église en plein champ me demanderez-vous?… à plus de deux kilomètres du village et à moins de quatre kilomètres de la frontière?

L'explication "historique" donnée par les soi-disant historiens de l'université de Strasbourg était tout à fait ridicule. Pour les universitaires, elle se trouvait tout simplement là parce que construite sur un terrain minuscule donné à l'évêché par René, duc de Lorraine dont les écrits attestent qu'il était plus avare que Louis XI… Un simple don contraint et forcé, quoi… Et à terrain minuscule, église minuscule!

Pour les habitants, c'était autre chose… C'est la légende qui compte, pas les élucubrations des savants! Et il y a souvent plus de vrai dans les légendes que dans les universités même catholiques, n'est-ce pas?…

Hameln, ce petit village de l'arrondissement de Wissembourg en Alsace, tenait à sa légende comme d'autres tiennent à l'or en barre. Une si jolie légende…

La légende, donc jamais vérifiée par des documents historiques dûment répertoriés, mais sur toutes les lèvres des habitants de Hameln, racontait qu'il y a fort longtemps, dans ce champ sis à quelques lieues de Schleital et de Wissembourg, près d'un hameau du nom d'Hameln, eut lieu une bataille ou plutôt un guet-apens entre les sbires de Charles le Téméraire, fieffé duc de Bourgogne, et le pauvre duc René qui cherchait à reconquérir sa bonne ville de Nancy et sa fière Lorraine présentement occupées par les soudards du Téméraire.

Ce fut miracle si le bon sire René, second du nom, n'y laissa la vie.

Tous les soldats du duc René étaient occis, en fuite, ou jouaient les morts et tous les coquins de Bourgogne encerclaient le duc de Lorraine cramponné à son destrier comme misère après les gueux. Ils étaient au moins trente autour du preux René, car le félon Charles avait promis un sac de cinquante écus d'or à qui ramènerait la dépouille de son ennemi et seulement cinq si on le ramenait vif.

Le pauvre René crut sa dernière heure arrivée et pria le Ciel, la Vierge et la Pucelle.

– Sur ma Très Sainte Foy, je ferai construire une cathédrale en ces lieux si je sors vif d'ici! hurla-t-il à l'adresse des canailles qui l'entouraient.

Tous les marauds ne l'entendaient pas de cette oreille, mais, heureusement, dans leur précipitation, les sacripants se disputaient et se bousculaient, car tous estimaient avoir bon usage d'un sac de cinquante ducats.

Dans la confusion générale et les cris des soudards excités, le palefroi blanc immaculé de sa Seigneurie reçut, à la place du vaillant Duc, un grand coup de pique en pleine croupe, et le superbe coursier en profita pour franchir d'un seul saut trois rangées de hallebardiers médusés.

– Miracle! avait crié le duc très croyant en s'envolant au-dessus des hallebardes et des coquins.

Puis il avait disparu dans un nuage de poussière et de cris de rage en direction de Ludwigshafen.

Mais le bon Duc tint parole et, après qu'avec Louis de France, il eut étrillé ce maraud de Charles, il fit construire à l'endroit une magnifique cathédrale, mais en miniature; disons une jolie petite église, nécessité de trésorerie oblige. Et les habitants du hameau prirent l'habitude de la considérer comme leur lieu de culte…

Le curé de l'église d'Hameln… non de Hameln… était l'abbé Holbach. C'était un homme extraordinaire que cet abbé Holbach!… Un véritable colosse aux yeux aussi bleu pastel que la peau était rougeaude. Et jovial avec ça, avec cette jovialité tranquille qu'on ne trouve qu'en Alsace et dans les pays où l'on boit autant bonne bière que bon vin. Bien charpenté, aussi rond qu'une barrique de Traminer, il devait accuser sur une bonne balance le poids coquet de deux cent quatre-vingts livres pour une hauteur de près de six pieds.

Au demeurant un brave homme et personne n'avait à se plaindre du prélat. Homme naïf qui avait eu toutes les peines du monde à suivre quelques études au fin fond d'une classe et posait sans cesse un regard aussi émerveillé qu'indulgent sur notre Terre. Sa philosophie de la vie était simpliste à l'unisson de son caractère. Elle tenait en quelques idées du genre: "Puisque c'est ainsi, admettons sans nous poser de questions"… Si un habitant de Hameln avait eu l'idée farfelue de lui demander si Dieu existait, il aurait répondu avec indulgence:

– Parce que c'est ainsi, que c'est dans les livres, et qu'on nous l'a enseigné!

Il vivait seul …comme prélat se doit… et bien, grâce aux revenus importants de la cure, le diocèse en tant qu'ancien Reichsland ou terre du Saint Empire, relevait directement du Saint-Siège avec tous les avantages qui en découlaient…

Il aidait souvent les villageois les plus pauvres ou les plus âgés dans les travaux des champs, car, fils de paysan, il ne dédaignait pas les durs labeurs de la terre. Puis il passait le reste du temps à éduquer ce chenapan de Falder et Dieu sait le temps que cela nécessitait pour bien peu de résultats. Enfin, il finissait les soirées, toutes ses soirées, à jouer aux cartes à la brasserie Hocklenbourg, au grand désespoir de la gouvernante, Anna, maîtresse du presbytère, une vieille demoiselle de nonante printemps aussi puritaine que sympathique.

Ce diable de curé n'avait pas son pareil dans toute la région pour honorer un bon repas, avaler une dinde entière après une choucroute gargantuesque, ingurgiter bières et vins de pays… A faire peur. Toujours au grand désespoir de mademoiselle Anna qui se signait devant la sacristie et égrenait force chapelets en signe de contrition…

Mais on invitait notre brave pasteur partout… Il acceptait toujours… C'était sa philosophie de la vie… J'ai faim, je mange!… C'est excellent, j'en reprends!… J'ai soif, je bois!… C'est excellent, un autre verre… Il arrivait même que quelquefois certains paroissiens ramenaient à plusieurs le prêtre à la cure!… Au, grand dam de mademoiselle Anna qui lui glapissait des sermons qu'il n'écoutait même pas, perdu qu'il était dans la béatification des vignes du seigneur.

– Pas bien catholique tout ça! penserez-vous à juste titre, cher lecteur, mais n'oubliez pas qu'il est écrit dans les saintes écritures de ne point jeter la pierre à autrui…

Tout le village se rendait chaque dimanche matin à la petite église perdue au milieu du champ, qui à pied, qui à bicyclette, qui en voiture… Et tout ce petit monde s'entassait sous la nef médiane… Car il faut le répéter, si le duc René avait promis une cathédrale au Ciel, il n'avait rien promis quant aux dimensions… Et, de plus, tous les habitants du village venaient sans exception, tous derrière le bourgmestre monsieur Vogel. Tous! Même le vieux Holden dont tout le monde savait qu'il était libre-penseur…

– Holbach…c'est un neveu éloigné du côté de ma mère! que racontait en guise d'excuse le bonhomme à qui voulait entendre…

Et puis un prêtre qui aime si bien la vie, c'est pas un de ces prêtres asthmatiques qui vous cherchent des histoires pour un oui ou un non… qui fustigent le monde entier, qui tonnent sur les ouailles atterrées, qui lancent des anathèmes, qui montrent des saints squelettiques pour l'exemple à suivre.

Il est vrai qu'elle était si belle notre petite cathédrale en miniature, avec tous ses arcs-boutants, son chœur, ses colonnes élancées, ses petites chapelles, son minuscule déambulatoire où passaient tout juste les épaules de l'abbé Holbach, ses cintres ciselés, ses croisées d'ogives, ses grandes orgues qui encerclaient l'entrée et, tout là-haut, sa clef de voûte! Et cette rosace qui, lorsque le soleil la frappait, vous irisait toute la nef de mille feux! Et tous ces vitraux qui vous jetaient des éclats de diamants sur les têtes des paroissiens! Et toutes ces statues en miniature, hautes en couleur, perchées dans tous les coins du lieu et qui vous surveillaient les âmes de Hameln!…

Et puis, il y avait toujours l'abbé Holbach! Il était trop brave cet homme pour qu'on puisse lui faire quelque peine!… Certains même le soupçonnaient de se servir de sa gentillesse naturelle pour amener, en bon pasteur, tout son troupeau à l'église.

Tout aurait été parfait, mais, malheureusement, il y avait ce diable de Falder, ce chenapan de Falder, ce gredin de Falder, que notre curé essayait d'éduquer tant bien que mal, mais qui jouait si bien des "grandes" orgues. On ne l'appelait que par son nom de famille… Était-ce même son nom de famille?… Plus personne ne savait…

En fait, notre brave ecclésiastique avait recueilli ce Hans Falder dont le père, bûcheron allemand et ivrogne, était mort sous un arbre et la mère quelque temps auparavant en couche. Personne ne l'aimait au village. Mais vraiment personne…

Hans… Falder comme l'appelaient les gens… était un nain difforme, laid, bossu, et d'une méchanceté à toute épreuve. Avec ses larges oreilles, son front bas, ses sourcils épais, son regard aussi sombre que fuyant et sa démarche curieusement chaloupée, œuvre d'un pied bot, il terrorisait toute la gent féminine et tous les enfants de Hameln.

Le brave abbé Holbach avait tout essayé pour le guérir de cette méchanceté à toute épreuve afin que ses ouailles l'admettent dans la communauté. Mais rien n'y faisait!… Il faut dire que le nain n'engageait aucun effort en ce sens. Des grimaces, des injures, des insultes à la cantonade. Les paysans le supportaient comme ils supportaient les calamités agricoles, les promesses électorales et le percepteur de Wissembourg. Avec flegme et sans illusion.

Ce diable de Falder avait dans les vingt ans puisqu'il avait déjà été réformé du service militaire non sans avoir injurié tous les officiers rencontrés… Et pourtant, avec sa maigreur, son dos voûté, sa démarche bringuebalante et son agilité étonnante, il n'en paraissait pas plus de quinze… Il passait son temps à étrangler les poulets, à chasser les chats, à exciter les chiens, à chaparder fruits et légumes, à emprunter tous les véhicules en état de fonctionner, à piétiner sans vergogne les blés des champs et les fleurs des jardins, à déraciner les ceps de vigne, ou à piquer les derrières de dames avec un instrument de son invention. C'était vraiment difficile de lui pardonner, malgré les sermons de l'abbé et les sons que l'énergumène tirait des grandes orgues de la petite cathédrale…

Et puis, surtout, il ne parlait à aucun honnête citoyen, hormis les injures et, pire, il n'écoutait personne, à part l'abbé Holbach qui était bien le seul à comprendre ses borborygmes et ses mimiques. Oui, aucune discussion et même si certains paroissiens prétendaient l'avoir entendu parler à l'abbé, personne ne pouvait se vanter d'avoir tenu une conversation avec ce diable de Falder.

Que dis-je une conversation? Pas même un mot de sympathie!

Il en paraissait encore plus fourbe, le misérable!

L'abbé Holbach avait bien essayé autrefois de l'envoyer à l'école du village, mais Hans faisait l'école buissonnière au grand soulagement d'ailleurs du vieux maître Gertmel à qui il avait arraché toutes les plates-bandes du jardin et une moitié d'oreille le premier jour de classe. Entre deux raclées, l'abbé l'avait expédié chez les frères à Wissembourg, mais on le lui avait retourné tout aussitôt. En désespoir de cause, il l'avait gardé tant bien que vaille.

Comme il était homme simple, rapidement excédé par les méchancetés du nommé Falder, il n'avait trouvé de mieux pour ce dernier que ce que certains pédagogues anciens auraient appelé une éducation à la carte. Une grimace, une baffe… Une bêtise, une raclée… C'était automatique, réglé comme une musique d'orgue mécanique. Ça n'arrêtait pas. C'était même un spectacle lorsque le prêtre attrapait le nabot et lui caressait les fesses avec une main aussi large qu'un battoir. L'autre, fou de rage, hurlait, grognait, montrait les dents comme un ouistiti énervé, se débattait, parvenait parfois à mordre le prélat et à lui faire lâcher prise. Il se retrouvait tôt ou tard avec une nouvelle raclée et maintenu en laisse au bras de son bourreau.

C'est ainsi que le bon prêtre ayant l'habitude de jouer des orgues, l'amenait régulièrement jusqu'à la petite cathédrale, comme pour une promenade qu'on donnerait à un chien. Là, pour passer le temps, et parce que les orgues enchâssées dans leurs habits de boiseries sculptées et leurs colonnes de porphyre soutenant les cinq claviers vous invitaient au divin, l'abbé Holbach s'amusait à jouer quelques airs d'église… Comme ça, pour passer le temps. C'était d'ailleurs le seul exercice où il montrait une certaine agilité et ce diable de Falder, attaché par une laisse à la rampe d'escalier, écoutait l'instrument magique, bouche bée, observant de ses yeux profonds et curieux les jeux de pédale, les tringles commandant les jeux de fond, les jeux de hanche et les doigts du prêtre qui couraient et sautaient sur les claviers. Quelquefois, il approchait un doigt d'une touche et recevait une tape sur le crâne. Puis, le prêtre s'étant finalement aperçu que Hans paraissait porter quelque intérêt aux orgues, il lui avait pris l'idée folle d'apprendre la musique au nabot avec les mêmes principes pédagogiques que pour les bêtises. Une fausse note, une claque! Difficile! C'étaient des hurlements de révolte dans la petite église, mais le prêtre gardait un calme olympien et la leçon de musique continuait sous les râles de colère du nabot. L'apprentissage des notes terminé, les tapes tombaient parce que l'élève était impatient ou désobéissant. Cela avait duré trois ans mais, au fur et à mesure que passait le temps, lorsque le prêtre tenant toujours l'autre en laisse, prenait lentement sa vieille bicyclette pour la petite cathédrale, il n'avait plus à tirer sur la corde comme autrefois. Il lui fallait tenir le frein tandis que Hans ahanait en remorquant le prêtre juché sur la bicyclette et en poussant des jurons incompréhensibles au commun des mortels.

Il arriva ce qui devait arriver. Il se passa un jour où Hans joua un morceau de partition sans une faute et aussi brillamment que le prêtre aurait pu l'exécuter. L'abbé Holbach avança la main et Hans rentra la tête en attente d'une nouvelle claque. La force de l'habitude! Mais, ce jour-là, il n'eut droit qu'à la grosse main du prêtre posée affectueusement sur son crâne. Alors cet être ignare, méchant comme la gale, fourbe comme un sacripant, voleur comme un État républicain, qui, depuis son enfance, n'avait connu qu'humiliations, demeura immobile, comme saisi par une frayeur aussi intense qu'indiscernable. Ce qu'aucun maître d'école, aucun intellectuel, aucun maître d'Université n'aurait eu le courage ou la patience de faire, l'abbé Holbach, avec son raisonnement trop simple, y était parvenu. Et cette main qui le remerciait enfin de tous ses efforts, le regard du prêtre qui lui montrait une affection soudaine… les yeux de Hans brillèrent pour la première fois et dans un élan que seuls peuvent avoir des êtres primitifs, il prit la main qui l'avait béni et la porta à sa bouche, presque comme pour l'embrasser. Mais, il n'osa peut-être pas et il la reposa doucement sur son crâne.

A partir de ce jour, alors que l'abbé vaquait en bas à d'autres occupations dans la petite église, Hans fut autorisé à jouer de l'orgue sans la laisse. Il ne savait pas lire les notes, mais il avait développé, par la force des choses, une mémoire prodigieuse, une mémoire intacte qui, à part quelques mauvais coups à retenir n'avait rien d'autre comme emploi, le nabot ne sachant pratiquement ni lire, ni écrire. Un beau jour, après toute une série de recommandations, le prêtre osa, persuadé qu'il courait à l'échec et contre l'avis des gens de Hameln, l'amener à un concert donné en la petite église par un Maître Organiste des grandes orgues de la cathédrale de Strasbourg venu en voisin. Hans se tint très sage, tout à côté du prêtre tout surpris. Trois heures sans bouger, sans une grimace. L'assistance des gens de Hameln n'en revenait pas. Lorsque l'organiste vint saluer le prêtre à la fin du concert, il remarqua un petit être difforme qui le fixait avec d'étranges yeux brillants et qui voulait à tout prix lui prendre la main pour la placer sur son crâne. Il avait fallu que l'abbé Holbach lui explique.

Mais ce fut le lendemain que le prêtre devait être étonné. Hans, à son habitude, négligeant l'escalier de bois, avait grimpé tel un singe par les aspérités des colonnades jusqu'aux pupitres et avait exécuté la Toccata célèbre de Jean Sébastien Bach, presque aussi bien que l'organiste de la cathédrale de Strasbourg!

Bouche bée, le prêtre avait écouté, puis sa décision avait été prise. Le dimanche suivant, au grand dam de tout le village, Hans monta aux grandes orgues. Lorsque le prêtre entra dans la chapelle, le village de Hameln, debout, immobile, souffle coupé, écoutait le suppôt du diable qui, là-haut, perdu dans les colonnes et les voûtes, juste sous les angelots de bois soufflant dans les trompes de Jéricho, se démenait au milieu des claviers et des jeux pour leur donner les musiques du Divin.

Depuis ce dimanche-là, les gens de Hameln le détestèrent un peu moins même, sitôt la messe finie, sitôt les grandes orgues oubliées, si notre chenapan de Falder continuait à ennuyer son village et à recevoir les raclées de l'abbé Holbach. Mais quand les orgues jouaient là-bas au loin, qu'on entendait le feu sonore des tuyaux de l'instrument céleste, tout le village souriait parce qu'on pouvait vaquer tranquillement à ses affaires. C'était bien là le seul endroit où Falder paraissait humain, du moins comme les autres humains.

Et donc, chaque dimanche matin, juste avant la grand-messe, tous les paroissiens voyaient le nain grimper tel un singe jusqu'au pupitre. C'était le seul instant de la semaine où Hans était un peu avec la communauté. L'abbé, le cœur plein de pardon, suivait son protégé d'un regard attendri…

Hans s'installait, adressait une grimace à la foule des fidèles, tirait la langue, se mettait un index dans le nez, puis disparaissait derrière les colonnades et les claviers… Alors, quels merveilleux accords emplissaient la cathédrale; toutes ces fugues, ces toccate, ces cantates de Bach, il les jouait à la perfection et tout notre petit monde de Hameln retenait son souffle… Ah! Qu'il était fier l'abbé Holbach!… Il y avait même des gens de Wissembourg, vous rendez-vous compte, qui venaient maintenant régulièrement voir le phénomène, et même des Allemands pour Pâques, Pentecôte ou pour la nuit de Noël… Parfaitement, des Allemands! Des Prussiens! C'est comme je vous le dis…

Hélas, les meilleurs hommes ont une fin…

Par une nuit glacée de novembre, le curé Holbach, s'en retournait au presbytère. Il avait bien bu, bien mangé, comme à l'habitude, suivant les préceptes de sa philosophie si simple. Et là, perdu dans un brouillard de givre, juste devant la petite fontaine gelée de la place centrale, l'abbé s'était brusquement arrêté. Il avait su immédiatement. La main effroyable, la main glacée de la mort, lui brisait la poitrine. Le visage ravagé par la fulgurante douleur, titubant sous l'étreinte que son Dieu lui faisait, il avait simplement murmuré entre ses lèvres: "Déjà!" puis il s'était abattu de tout son long dans la neige sale, étouffant sous une vomissure de sang.

Par un jour glacé de novembre, au petit matin, la vieille Anna trouva l'abbé mort, victime d'une syncope. La nouvelle se répandit telle une traînée de poudre et le petit village de Hameln pourtant si coquet, si joli avec ses maisons pimpantes, ses décorations de fleurs, sa fontaine entra brusquement dans les brumes de l'hiver.

Hans Falder était introuvable. La vieille Anna l'appela en vain puis se décida à avertir le maire et le garde-champêtre. Cela arrivait parfois que le nain disparaisse ainsi, mais personne ne s'en était jamais plaint jusque-là. Tous les habitants, pour la mémoire du défunt prêtre, le cherchèrent partout. Il demeura évidemment introuvable.

Le vendredi avant le dimanche de l'avent, la vieille Anna et, avec elle, tout le village, prit dans un crachin froid la petite route départementale qui menait à la petite église de Hameln… un ciel gris, bien bas, qui touchait presque la flèche et les deux tours de façade. Elle était bien triste toute cette petite foule lorsqu'elle entra dans la petite cathédrale où, sur le catafalque noir brodé d'argent, reposait le cercueil. C'était l'adieu du pays de Hameln à l'abbé Holbach qui se préparait.

L'église était bondée. Mais avant que n'arrive le prêtre de Wissembourg pour ordonner la cérémonie, Hans Falder, l'œil toujours aussi torve, parut comme par enchantement sous le porche. En ricanant et en grimaçant… La bonne Anna se précipita pour lui parler, pour lui expliquer, mais elle ne put que fondre en larmes. Alors ce diable de Falder, ce chenapan de Falder, ce gredin de Falder, s'arrêta brusquement et observa sa vieille ennemie. Puis il tourna son regard vers la nef et toute l'assistance médusée le vit avancer lentement jusqu'à la croisée du transept. Il marchait toujours de sa curieuse démarche chaloupée et les gens de Hameln se serrèrent en silence. Il arriva devant le catafalque et resta immobile. Il demeura seul comme perdu, sans deviner le pourquoi des regards fuyants qui l'observaient. La vieille Anna parvint à murmurer quelques mots derrière les oreilles décollées et le visage du nabot se ferma. Puis une larme glissa sur la joue et pour cette larme qu'il essuya furtivement, la première larme de sa vie, tout le village lui pardonna d'un seul élan tous ses larcins, toutes ses grimaces, toutes ses injures… Alors Hans tendit une main tremblante et caressa à peine le bois de chêne du cercueil. Puis, il commença à grogner, à gronder, à vouloir dévisser le couvercle. Les hommes se dévisageaient ne sachant que décider, les femmes pleuraient. Bouleversé, le bourgmestre fit un signe. Pourquoi? Allez diable savoir? Peut-être parce que ces braves gens craignaient ce Hans Falder qui leur était si dissemblable. Peut-être par simple humanité comme savent le faire les braves gens trop simples. Peut-être parce qu'ils devinaient que le mort était le seul être qui avait approché le nain, qui l'avait compris. On dévissa et le couvercle glissa lentement dans un grand raclement de souffrance pour laisser à la lumière surnaturelle d'un vitrail, le visage de craie pétrifiée et presque méconnaissable du défunt gardien d'âme. Tous les habitants de Hameln virent le nain se dresser, prendre la main rigide du cadavre, vouloir la porter sur sa tête penchée à l'extrême. Mais, comme cette main était de glace et ne voulait plus se plier, alors le garnement se pencha simplement pour embrasser la paume. Après quoi, le nain se tourna et dans un silence de sépulcre se dirigea vers les grandes orgues, les yeux toujours humides. C'était bien la première fois que ce diable de Hans Falder pleurait comme une femme…

Lorsque le prêtre de la ville entra dans le sanctuaire pour célébrer la messe, il eut la surprise d'entendre éclater la fameuse toccata en ré mineur de Jean-Sébastien Bach, celle que préférait l'abbé Holbach… Il resta un instant ébahi. Tous les paroissiens debout, un mouchoir à la main, tournaient le dos à l'autel et à la dépouille. Le prêtre leva les yeux et aperçut un diable de petit bonhomme bossu et laid à souhait qui jouait en virtuose sur des claviers d'une autre époque. Et qui interprétait "La Célèbre" comme jamais aucun virtuose ne l'avait interprétée, ne l'interpréterait jamais… Ému, il attendit…

Durant toute la messe Hans improvisa. Des notes sourdes et des accords sombres qui ajoutaient à la mélancolie du temps et du lieu, des notes qui descendaient caresser le cercueil de l'abbé Holbach.

La cérémonie terminée, Hans n'accompagna pas son maître avec le reste de la population. Il avait décidé d'aller au cimetière lorsque tous les gens en seraient sortis, et il continua à jouer pour lui seul et sa peine tandis que retentissait le glas. Ainsi était Hans Falder…

 

 

Le dimanche suivant, personne ne vint officier et toute la population se retrouva sur le parvis de la petite église silencieuse. Le maire de Hameln, pardon le bourgmestre Maestre Vogel, car c'est ainsi que tous les habitants nommaient leur premier magistrat, téléphona en catastrophe à l'évêché de Strasbourg pour apprendre de la part d'un subalterne que c'était évidemment une erreur de l'ordinateur diocésain… "Mais qu'on ne se tracasse surtout pas!… L'évêque serait saisi et le remplaçant arriverait le lendemain…"

En effet, le jour même, l'évêque prenait sa décision, tout heureux d'avoir enfin l'occasion tant attendue de se débarrasser de l'archiprêtre Jalibert… Il faut reconnaître que le vieil ecclésiastique avait fort à faire avec le nouveau venu. Le cardinal de Paris le lui avait imposé avec la bénédiction du nonce apostolique et tout le clergé du lieu n'ignorait pas que le torchon brûlait entre le cardinal et le vieil évêque…

– Nous verrons bien maintenant de quoi est capable le "chouchou" du Cardinal… spéculait l'évêque…

– Je vais montrer à ce fossile ce dont je suis capable!… pensait le chouchou…

Et le lundi matin, Monseigneur l'archiprêtre Jalibert, un réformateur moderniste de la nouvelle génération, il n'avait même pas trente ans, débarqua à Hameln par le tortillard de dix heures quarante-sept… Monseigneur Jalibert, sorti major de la promotion administrative Sainte Eulalie du diocèse de Paris, ensuite resté deux ans en stage au Vatican, à l'abri de la Curie, avait passé deux autres années comme secrétaire adjoint administratif du Cardinal de Paris. Il était promis à la plus haute destinée dans la carrière ecclésiastico-administrative et déjà ses écrits théologico-administratifs faisaient autorité puisqu'ils étaient régulièrement publiés dans "La Croix et la Bannière", hebdomadaire avancé des catholiques progressistes bien pensants. Il luttait avec eux contre un pape trop conservateur et des cardinaux encore trop rétrogrades, pour une administration moderne de la très Sainte Église Catholique…

Les gens de Hameln furent atterrés en voyant débarquer de la petite gare cette demi-portion d'homme filiforme, vêtue d'un sombre redingote de clergyman surmontée d'un col dur empesé qui laissait passer un visage bilieux avec un grand nez en bec d'aigle pour supporter une paire de lunettes. C'était surtout le regard de feu derrière les verres qui les remplissait d'inquiétude. Et le bruit courut même chez les plus simples de ces braves gens qu'ils allaient peut-être devoir se convertir au protestantisme avec ce petit homme triste aussi sec qu'une trique. Mais tous le saluèrent poliment et il répondit à la délégation venue l'accueillir en soulevant une espèce de "Borsalino" d'un noir d'encre qui découvrit une touffe de poils sombres au sommet du crâne, à la place normale de la tonsure.

Sitôt arrivé, cet homme de fer et de feu prit des décisions énergiques. L'après-midi, il jugea d'un œil critique la petite cathédrale… Mademoiselle Anna l'attendait au presbytère. Elle se présenta et proposa ses bons offices pour la tenue de la cure, par simple formalité.

– J'étais au service de ce pauvre monsieur l'abbé Holbach… que Dieu ait son âme!… Cela fera quarante-trois ans le mois prochain que je tiens les cuisines, que je m'occupe de la bonne marche du presbytère et jamais aucun prêtre ne s'est plaint de mes services. Je m'occupe aussi de nettoyer l'église; vous savez, il y a du travail, mais je suis courageuse. J'ai encore bon pied, bon œil…

D'un geste Monseigneur l'arrêta net.

– Je regrette, "madame", mais les règlements administratifs de l'Église sont très nets. Je ne peux accepter d'avoir une personne à mes services non agréée par l'évêché. Je me suis renseigné. Vous n'avez jamais été agréée par l'évêché. De toute façon, je me dois de vivre en homme simple, et le travail qu'il y a à faire, je le ferai… prononça-t-il d'une voix aussi nette que cassante.

– … Mais, monsieur l'archiprêtre…

Monseigneur Jalibert avait déjà tourné ses talons. Non seulement il avait apporté le froid avec lui, mais aussi surtout une arme effroyable qui broie les gens: l'administration! La vieille demoiselle n'alla pas plus loin dans sa défense. On ne lutte pas contre un règlement. Congédiée, elle s'en fut sur le chemin de pierres qui la ramenait vers Hameln. Son chemin de croix. Elle revit sa vie… des souvenirs flous… sa première communion avec son frère… mort à la grande guerre quelques années après… l'enterrement de sa mère… le mariage de sa pauvre sœur emportée quelques mois plus tard par la tuberculose… le sanatorium dans les Alpes… la seule fois où elle avait vu la vraie montagne… et le retour au pays… et Jean, le visage de Jean… si flou, si lointain… le seul homme qu'elle avait aimé… le visage si doux et si vaporeux de Jean contre le sien, contre son corps laiteux, jeune, ardent, nu… le départ sous l'uniforme laid… et le télégramme anonyme, de papier gris… le sale papier qui annonçait plus que sa propre mort… Jean était tombé les premiers jours du grand massacre… et puis d'autres souvenirs plus proches et plus lointains à la fois… des souvenirs qui la ramenaient à la petite église… et puis tous ces visages de prêtres qui avaient défilé au cours des ans… l'abbé Bouvin, un abbé roux… c'est si rare… l'abbé Grangel, si beau et si timide… et qui chantait si bien… l'abbé Zuidenzeek qui riait toujours et qui chantait si faux… l'archiprêtre Asach toujours le nez dans quelque livre poussiéreux… et enfin l'abbé Holbach cette espèce de colosse, sa pioche à la main en train de retourner un carré du jardin du presbytère… et puis elle revécut sa chute d'il y avait quelques années… profitant de l'absence de l'abbé qui le lui interdisait, elle avait voulu nettoyer les statues de l'église. Elle avait "emprunté" l'échelle double, puis, avec un chiffon, en équilibre instable, elle avait dépoussiéré tous les saints… mais, au dernier, saint Joseph pour ne pas le nommer, elle avait glissé et patatras, l'échelle et mademoiselle Anna étaient parties à la renverse dans un grand cri d'effroi. La vieille demoiselle…elle entrait dans sa quatre-vingt-deuxième année à l'époque… était tombée sur le dos contre un banc qui n'avait pas résisté sous le choc. Elle s'était relevée à peine surprise de n'avoir rien de cassé, avait pensé au miracle et remercié Saint Joseph puis, après avoir rangé les débris du banc, elle était partie se coucher. Personne n'avait jamais rien su de l'accident, mais elle avait gardé un bleu énorme plus d'une année entière dans le bas du dos. Et aussi une petite gêne quand elle se baissait encore pour travailler la terre…

Elle approchait de Hameln lorsqu'elle entendit le bruit strident d'une bicyclette rouillée. C'était Hans Falder qui passait par là. Elle se retourna et le nain ralentit en la croisant…

– Oukt'va?… grogna le nabot assez distinctement pour qu'elle parvienne à comprendre.

C'était bien la première fois que Hans lui adressait la parole…

– A Hameln. Je rentre chez moi…

– Pr'quoi qu'rest'pas?

– Monseigneur l'archiprêtre, le nouveau, ne veut plus que je m'occupe de l'église…

– Pr'quoi?… L'est fou!

– Je n'en sais bien fichtre rien!

C'était bien aussi la première fois que ce chenapan de Falder, sa bête noire comme elle disait autrefois après tous les mauvais tours qu'il lui avait joués, lui paraissait sympathique…

– Pr'quoi? insistait le nabot…

– Je crois que je suis trop vieille… Et puis Monseigneur l'archiprêtre veut s'occuper lui-même de tout!…

– L'con'art!… l'con'arttt!

Mademoiselle Anna se signa.

– Ne dis pas de gros mots!

– L'con'arttt! l'con'arttt!… continua à nasiller le chenapan en s'éloignant au milieu des cris de souffrance de la bicyclette rouillée.

Mademoiselle Anna se signa une nouvelle fois puis sourit. Mais sa bonne humeur fut de courte durée. Elle sentait maintenant sur ses épaules tout le poids de ses quarante-trois ans de services, d'abnégation et de foi. Rien de tout cela ne comptait plus. Les administrations n'ont pas d'âmes pour les administrés! Elle était devenue inutile, sa vie n'avait plus de but, et elle devinait confusément le sort qui l'attendait… Moins de trois semaines plus tard, une grippe devait l'emporter et rejoindre dans l'oubli son Jean, le seul homme qu'elle avait connu dans sa vie, au sens biblique du terme. Et elle quitta notre pauvre monde de larmes dans un sourire radieux…

Le mardi, Monseigneur Jalibert nettoya le presbytère et enleva toutes les bouteilles et les barriques que l'abbé Holbach, après ses prédécesseurs, avait entassées dans l'immense cave.

Le mercredi, il ôta toutes les statues des saints de l'église, saint Joseph, saint Christophe, saint Jean, saint Étienne, saint René patron du village, les deux statues de la Vierge, sainte Jeanne d'Arc flamboyante dans son armure drapée du drapeau à fleurs de lys, sainte Blandine et même sainte Eulalie, patronne des administrations autant religieuses que laïques. Il n'osa quand même pas enlever le Christ… Le soir, madame Schprontzer, une vieille bigote de passage à l'église, s'en retourna affolée au village et aussitôt une procession des dames de Hameln sous la conduite des quatre sœurs Schprontzer et de mademoiselle Schneider, la cousine germaine du bourgmestre, se rendit sur les lieux du crime.

Après constatation sur place, la délégation interpella le criminel qui vaquait sagement à ses occupations… il venait d'enlever les cierges qui ornaient les chapelles latérales et se préparait un œuf à la coque dans la cuisine du presbytère…

– Monsieur l'abbé, attaqua mademoiselle Schneider courageusement, nous venons au sujet de "nos" saints!… Nous voulons qu'ils restent à l'église!…

– Et pourquoi donc? ironisa l'archiprêtre d'une voix cassante.

– Parce qu'ils y ont toujours été! osa prononcer l'une des sœurs Schprontzer.

Alors Monseigneur Jalibert eut une de ses saintes colères comme il n'en avait jamais eue, pas même contre l'évêque de Strasbourg.

– C'est stupide comme raison! hurla-t-il en levant un doigt en direction de la coupable… L'église ne doit appartenir qu'à Dieu! Vous devez enfin apprendre à ne voir dans votre église que la maison de Dieu et non une espèce d'hôtel où s'entasseraient au fur et à mesure des années des statues d'imagerie d'Épinal qui ne représentent rien… Vous m'entendez? Rien!…

L'assistance recula d'un pas…

– Résultat!… Un tas de gens… poursuivit le saint homme péremptoire… un tas de gens ne savent plus que s'adresser à saint Basile ou saint Antoine et oublient Dieu! Nous devons être avec notre temps et vivre la révolution qui va transformer notre Église!

– Mais Dieu est si loin!… Tous ces saints nous aidaient à nous en approcher! osa murmurer madame Grubner la postière… une petite dame rougissante et pas sotte du tout…

Mal lui en prit. Le saint homme la foudroya du regard…

– Justement! hurla l'archiprêtre Jalibert en se levant et en pointant un index menaçant sur le petit groupe… C'est vous qui éloignez Dieu avec vos fausses prières… Comme ceux qui adoraient le veau d'or tandis que Moïse ramenait les tables de la Loi!… C'est vous qui l'éloignez et non pas lui qui s'éloigne!

Les Tables de la Loi, les lois bien numérotées, ça vous avait déjà quelque chose d'administratif… Ce n'était pas pour déplaire au prélat. Une seule petite critique. Pas assez de lois! Rien que dix, pas suffisant! Il manquait au moins les alinéas et les décrets d'application… Ah! S'il avait été à la place de Dieu!

Le petit homme se leva et l'assistance recula d'un nouveau pas. Le teint bilieux de l'archiprêtre avait viré au mauve. Il voulait les convaincre de la justesse profonde de sa pensée, mais il eut le malheur d'esquisser un pas en direction des paroissiennes. Le troupeau des fidèles reflua en désordre vers la sortie. Un début de panique gagna même l'assistance du premier rang et l'armée des paroissiennes s'éparpilla à travers champ sans demander son reste. Seule mademoiselle Schneider, très digne, eut le courage de faire encore face et d'adresser un salut courtois avant de se replier.

– Ah! Qu'il aille aux enfers, cet imbécile!… murmura-t-elle quand même… Elle se morigéna et récita un chapelet entier avant d'arriver à Hameln.

Le village était déjà sens dessus dessous et le pauvre monsieur Vogel, bourgmestre du lieu, soutenait un siège en règle contre les cris, les récriminations et les condamnations qui pleuvaient dru sur son incompétence à garder la tranquillité de ses administrés.

Quant à l'archiprêtre, revenu de sa sainte colère, il trempait une miche de pain dans le jaune d'œuf glacé en marmonnant…

– Ces vieilles bigotes!… Elles ont dénaturé l'Église. Si nous voulons une Église forte, il nous faut une administration compétente pour diriger le grand vaisseau qu'est l'Église Romaine! Mais j'espère bien que ces folles ont compris et qu'elles me laisseront désormais en paix! Si elles ne sont pas contentes, qu'elles aillent dans une autre paroisse! L'Église du Christ n'a que faire de ces mystiques à moitié folles qui se confesseraient chaque demi-heure si c'était possible!… pour le plaisir et parce qu'elles n'ont pas autre chose à entreprendre!… J'ai été dur, mais il le fallait!… Tant pis si elles ne reviennent pas! Ce ne sont pas les bigotes qui manquent dans nos églises, mais les ouvriers, les travailleurs manuels, tout le prolétariat!…

Le jeudi, il enleva tous les tableaux dont certains étaient de maîtres hollandais tandis que Maestre Vogel cherchait désespérément à avoir l'évêque de Strasbourg au téléphone… Peine perdue, l'évêque était introuvable… Même l'ordinateur de l'administration diocésaine ignorait où il se trouvait… et, en désespoir de cause, le pauvre bourgmestre, sous la pression populaire, se décida à expédier un télégramme incendiaire à l'évêché.

Le vendredi, Monseigneur l'archiprêtre badigeonna de plâtre les vieilles peintures murales à peine visibles de la chapelle rayonnante, derrière l'abside, après quoi il enleva un triptyque qui trônait là, afin de le remplacer par un secrétaire et une machine à écrire… Un minuscule triptyque peint par un certain Raphaël et un de ses élèves, représentant en miniature Saint Michel terrassant le Démon et dont la naïveté des paroissiens prétendait évidemment que l'archange avait le visage du brave René, duc de Lorraine, et que le dragon était tout le portrait craché du méprisable Charles dit le Téméraire et bâtard de Bourgogne.

Dans la soirée enfin, Maestre Vogel reçut un coup de téléphone de l'évêque de Strasbourg.

– Comment? Vous n'êtes pas content de lui?… Il n'y a pourtant même pas une semaine qu'il est arrivé! Soyez patient!…

– C'est-à-dire, Votre Excellence…

– Éminence, Éminence! rectifiait l'épouse du bourgmestre…

– Votre Éminence…

– Monseigneur! Monseigneur! rectifiait à son tour l'évêque…

– Oui, Monseigneur!… J'ai une délégation de paroissiennes sur le dos!… Vous me comprenez?

– Prêchez la patience!… La modération, mon fils!… susurrait l'évêque tout miel…

– Mais, elles ne veulent rien entendre, mon père… Pardon, votre Excellence… Votre Éminence…

– Allons, allons!… Il n'est chez vous que depuis trois jours!…

– Mais, il enlève les statues!…

– C'est son droit, mon fils! C'est lui le prêtre du diocèse… Pas moi! Le nouveau règlement administratif est formel là-dessus!

– Mais, vous êtes son supérieur!… Je suis garant de l'ordre public, de par ma fonction…

– Je comprends… Mais enfin, vous ne trouvez pas que vos paroissiennes exagèrent un peu?… De la patience!…

– De la patience!… Que diable!… De la patience!… Vous en avez de bonne, mon Éminence…

– Monseigneur… Monseigneur…

– Qu'il le déplace!… soufflait l'épouse du maire dans les oreilles du mari…

– Que vous le déplaciez, Monseigneur!…

– Vous en avez de bonnes, mon fils… Je ne peux pas… coupa l'évêque qui ne tenait pas à revoir Monseigneur Jalibert à l'évêché de Strasbourg… Monseigneur Jalibert relève du diocèse de Paris et m'a été "imposé" par la nonciature apostolique. Si vous tenez à le voir déplacé, adressez-vous au nonce ou au cardinal de Paris!… ajouta le prélat pas mécontent.

Sur ce, après un salut au pauvre bourgmestre, il reposa le combiné et s'occupa d'autre chose.

Le jour même, le secrétaire de mairie écrivit, sous la dictée de l'épouse de Maestre Vogel, une lettre au diocèse de Paris. Mais le diocèse était grand, l'administration diocésaine égara peut-être la lettre. Ils n'eurent la réponse que deux ans après et c'était un refus. De toute façon, apprirent-ils, ils auraient dû écrire à l'administration vaticane par l'intermédiaire de l'évêché de Strasbourg, mais le Vatican… c'est encore plus grand que le diocèse de Paris!…

Le samedi, Monseigneur enlevait les livres et les ornements superflus de l'autel dont un ciboire en or offert par le duc René après la mort de Charles le Téméraire, et que les Lorrains avaient trouvé dans le trésor amassé par les coquins du duc de Bourgogne.

Et le dimanche suivant, notre nouvel archiprêtre attendait ses ouailles, un peu anxieux quand même. Tout le village était présent, sans exception, derrière Maestre Vogel. Même le vieux Holden dont tout le monde savait qu'il était libre penseur… ou plutôt qui disait à tout le monde qu'il était libre penseur… La petite église était pleine à craquer…

Un peu avant la cérémonie, arriva, sorti on ne sait d'où, ce diable de Hans Falder qui, tout naturellement, grimpa tel un chat jusqu'aux pupitres des orgues, sans dire un mot. Comme à son habitude, il adressa une grimace à la foule de Hameln et tira la langue aux bigotes du premier rang lorsqu'une voix terrible l'arrêta.

– Descends! ordonnait le nouveau prêtre, car pour Monseigneur Jalibert, non seulement la musique d'orgue dénaturait le sens profond de la messe, mais il fallait une autorisation administrative pour pouvoir jouer d'orgues de cet acabit. D'ailleurs, Dieu avait-il besoin des orgues? Que pouvait apporter cette musique à des petites gens et à la jeunesse qui, elle, fuyait les sermons?… On aurait pu tolérer la guitare ou l'accordéon qui n'avaient pas encore d'interdits administratifs sur leur musique, pas les orgues! Parce que les orgues sont un instrument typiquement bourgeois!… Ainsi en avait décidé Monseigneur Jalibert et ni l'administration de l'Église ni même Dieu n'y pouvaient rien changer!

Hans lui adressa une magnifique grimace et commença à jouer comme si de rien n'était! L'autre en bas eut beau faire des signes, hurler à pleins poumons, tendre un doigt courroucé en direction des tuyaux, ce diable de Hans jouait sur les claviers à en perdre haleine et les notes graves couvraient la voix aiguë de Monseigneur.

Le prélat dut se résoudre, au milieu de l'hilarité générale, à servir une messe chantée. Ils étaient si contents les paroissiens de Hameln qu'ils auraient presque embrassé le monstre!… Ce chenapan de Falder!… Vous rendez-vous compte? Quand même!… Il était du village lui, au moins!

Ce fut une messe inoubliable et je peux vous certifier qu'on en parle encore dans les chaumières du coin!… dans les chaumières du petit village de Hameln…

Monseigneur l'archiprêtre Jalibert ne dit mot, mais rirait bien qui rirait le dernier. Il laissa aller toutes ses ouailles et, un sourire patibulaire aux lèvres, se retira dans le presbytère pour surveiller le départ des paroissiens. Lorsqu'il aperçut enfin Hans Falder sortir le dernier de l'église, il alla fermer le grand portail. Il aurait le dernier mot!

La semaine s'écoula dans un calme relatif et Maestre Vogel nota même que la tension avait bien baissé entre les paroissiennes et le prélat. Le dimanche suivant, l'archiprêtre attendait ses paroissiens à la porte même de la petite cathédrale avec un sourire aux lèvres que beaucoup prirent pour un rictus d'énervement. L'archiprêtre attendait peut-être ses paroissiens mais surtout ce diable de Falder! Tout le village était là! Même mademoiselle Anna, malgré toute sa fatigue, pour la dernière fois.

Hans arriva le dernier, en catimini comme à son habitude, grimpa comme la semaine précédente en imitant les balancements des singes, fit une grimace à l'assemblée, tira la langue à mademoiselle Anna qui pouvait à peine se retourner et jeta un coup d'œil moqueur au prélat qui approchait, sans dire mot. Ce démon de Falder devina que quelque chose se préparait… Mais quoi?… Il ne s'en faisait guère! Personne ne pourrait l'attraper! Si nécessaire, il grimperait le long des tuyaux jusqu'au faîte des grandes orgues! Et il attendrait, tranquille, le temps qu'il faudrait!…

Il frappa la première touche… Il n'y eut qu'un bruit mat, sec, froid dans le silence religieux du lieu, puis un murmure étonné courut sur les bancs.

Monseigneur Jalibert avait bloqué tout le système de la soufflerie mécanique. Pas de vent, pas de notes!

– Descends! ordonna le prêtre.

Hans lui fit une énorme grimace. Le prêtre s'avança encore. Alors, crime de lèse-majesté, ce diable de Hans Falder cracha sur le prélat dans l'exercice de ses fonctions. Puis, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, le nabot glissa le long d'une colonnade du buffet d'orgue, sauta sur le parvis et prit la poudre d'escampette par le grand portail entrebâillé pendant que l'homme d'église, outragé, s'essuyait la figure.

Le dimanche suivant, Hans Falder n'apparut pas… L'autre qui suivit, non plus… Ce diable de Falder avait oublié la petite église et ses grandes orgues!

Noël arriva. Avec la neige… Puis le printemps. Avec les fleurs… Et les gens de Hameln commencèrent à oublier l'abbé Holbach, mademoiselle Anna et même ce diable de nabot qui avait disparu comme par enchantement.

Pendant ce temps, l'archiprêtre Jalibert ne demeurait pas inactif. Tout le village venait par habitude assister aux messes sauf le vieux Holden, le libre-penseur. Et la petite cathédrale était toujours pleine à craquer, mais de-ci de-là, avec le temps, des absences apparaissaient, de plus en plus nombreuses… Pourtant des jeunes gens ne pouvaient pas encore s'asseoir et devaient demeurer debout derrière les piliers. Cette situation ne pouvait s'éterniser! Alors une décision s'imposa dans l'esprit de l'archiprêtre d'autant qu'en parlant avec le bourgmestre, il avait incidemment appris qu'une petite usine de confection de vêtements d'enfants devait se construire près du village, et peut-être un grand magasin, un de ces hypermarchés qui fleurissent un peu partout en France et qui sont les vrais cathédrales du XX° siècle, les cathédrales de la consommation évidemment.

L'église était déjà trop petite et comme la population allait augmenter… Vous devinez?

Monseigneur l'archiprêtre avait tout simplement pris la décision de construire une nouvelle église, plus large, plus grande, plus fonctionnelle aussi. Une église ultramoderne répondant à toutes les nouvelles normes lithurgico-administratives.

Une nef du XXI° siècle dans le style des supermarchés! Il décida de téléphoner au cardinal, à son cardinal. Celui de Paris.

– Allô! Jalibert à l'appareil! Pouvez-vous me passer son Éminence…

On connaissait Jalibert. Il avait travaillé au secrétariat pendant plus de deux ans et était toujours la figure de proue de "La Croix et la Bannière". Il était aussi le protégé du cardinal. Il n'eut aucun mal à trouver Son Éminence au bout du fil.

Son Éminence fut heureuse de parler à son ancien secrétaire en qui il voyait son fils spirituel. Monseigneur Jalibert exposa le problème, fit remarquer que la paroisse était riche, propriétaire d'un certain nombre de terrains autour du village, que celui-ci allait s'agrandir avec une Z.I.C administrative contenant déjà une usine et un hypermarché… pourquoi pas une église?… que ce n'était plus possible, que des paroissiens ne pouvaient s'asseoir dans la minuscule église du moment, que ci, que ça, et, dix minutes après, l'affaire était dans le sac. La cause était entendue. Qui a dit que l'Église est pauvre?

Mais Hameln relevait de la juridiction administrative vaticane. Qu'à cela ne tienne. Le cardinal entretenait d'excellentes relations avec le nonce apostolique et trois jours après, on s'entend toujours entre administratifs, les dossiers de demande d'autorisation de construction d'une église socioculturelle en pleine Z.I.C, en soixante-quatre exemplaires… pas l'église, les dossiers… étaient prêts à partir… Deux pour Rome, quatre pour l'évêché de Strasbourg, deux pour la nonciature, dix pour le ministère des Ponts et Chaussées, douze pour la préfecture et le reste pour le ministère de la Culture de France. Il ne restait qu'à dresser les plans répondant autant aux normes administratives de l'Église catholique qu'à celles de l'administration civile française. Il fallait aussi demander l'autorisation de permis de construire à la préfecture du Bas-Rhin, faire approuver le plan par les Services d'Hygiène afin que le bâtiment réponde aux derniers critères antipollution au même titre qu'une usine chimique, et faire établir un devis. L'affaire était en cours un mois après. L'église se trouvait au centre géographique de la Z.I.C, sur plan, entre un hypermarché et un parking immense d'un côté et une usine de chaussures de l'autre. Profitant des travaux de voirie nécessaire aux grands magasins et payés avec l'argent des particuliers, elle pouvait disposer d'une partie de la bretelle d'accès pour l'arrivée des véhicules juste devant la porte de l'édifice. D'autre part, le dimanche matin, les paroissiens pourraient profiter en entier du parking de l'hypermarché et même… la direction s'était engagée à ouvrir le magasin dès la sortie de la grand-messe pour une période de deux heures et pas avant. L'avantage de la formule. D'une pierre, deux coups. On allait à la messe et aux commissions, en même temps. C'est ça le vingtième siècle!

Pendant que s'élaboraient ces mirifiques projets, Hans Falder était toujours absent, mais, à quelque temps de là, une nouvelle stupéfiante mit en émoi le petit village. Le bossu, ce diable de Hans Falder, avait été arrêté par la maréchaussée de Wissembourg, surpris en flagrant délit de vol. Les journaux locaux donnaient des précisions. Cela faisait plusieurs jours que les bouteilles de vin fin et les pâtés de foie gras entreposés dans les sous-sols de la sous-préfecture disparaissaient régulièrement. Le sous-préfet s'était lui-même aperçu des disparitions. Le voleur passait par un soupirail et une lucarne si étroite que les services de police pensèrent avoir affaire à un enfant. Une discrète surveillance des lieux permit ainsi d'appréhender un nain, un certain Hans Falder à la mine patibulaire, originaire de Hameln… L'enquête établit que le vaurien avait revendu une partie du butin et consommé le reste.

Hans fut amené devant le juge d'instruction… Les renseignements sur le prévenu recueillis par les gendarmes à Hameln furent, on s'en doute, déplorables. Comme le nain ne répondait à aucune question, ne cessait de grimacer à l'encontre du magistrat, le dénommé Hans Falder écopa de quatre ans de prison ferme pour vol de matériel administratif. On ne badine pas avec l'argent du peuple quand on n'a pas de mandat électif ou qu'on n'appartient pas à la Haute Administration!

Mais bien vite le village oublia à nouveau l'ancien protégé de l'abbé Holbach pour s'intéresser à la construction de la nouvelle église sise en pleine Z.I.C, zone industrielle et commerciale… Car l'affaire prenait de l'importance, amplifiée par les articles dithyrambiques de "La Croix et la Bannière", reprise par les médias, pour cette première expérience d'église intégrée dans une zone administrative de constructions nouvelles, une Z.I.C … Le cardinal de Paris parla en chaire de conquête religieuse…

Puis le ministère de la Culture reprit le flambeau. Par un coup de génie administratif dû à l'archiprêtre Jalibert, le cardinal avait convaincu le ministre de la Culture de faire de la nouvelle église un "Centre Culturel Régional" en dehors des heures des offices.

Les plus grands artistes de l'époque étaient attendus avec chacun un projet, une maquette, une idée géniale… L'architecte canadien Étienne Dulon manqua emporter le concours administratif architectural avec les plans d'une église fonctionnelle structuraliste de concept monocubique à déphasage cyclique positif par tuyauteries externes et qui rappelait par l'audace de style le centre Beaubourg, mais le président de la République lui préféra le génie de Yan-Tsu-Dong, le grand architecte chinois qui présentait une église fonctionnelle en forme de cube entrelacé de tuyaux. Car en France pour ce qui est de la bâtisse publique, c'est le président qui choisit en fin de compte! Puis on s'attacha les services de deux grands décorateurs-sculpteurs… John Sweiltz, l'américain, fondateur et grand maître de l'informisme, et surtout l'italien Nino Gallizati, le chef de file de l'école difformiste européenne. Un nouveau chef-d'œuvre à l'actif du génie français du XX° siècle! Les trois hommes se mirent d'accord avec l'archiprêtre Jalibert aux anges.

Le devis s'éleva à trois cent douze millions de francs, fut approuvé par le nonce apostolique et payé à soixante pour cent par le ministère de la Culture Française pour la seule raison que l'église pouvait aussi exceptionnellement servir de centre culturel d'avant-garde. D'une pierre, on faisait deux coups. Il fallut l'accord des Églises protestantes, juives, musulmanes. L'œcuménisme et surtout la promesse d'aides culturelles permirent tout, mieux que des miracles. Il y eut évidemment quelques grincheux laïques et libres penseurs pour grogner, mais comme le président et le ministre de la Culture se proclamaient socialistes, ils avalèrent la couleuvre comme le reste d'ailleurs. Les travaux purent commencer.

Il fallut près d'un an pour terminer le chef-d'œuvre, mais quelle merveille! Le monde entier enviait le génie de la France généreuse et lumière du Monde. Après le centre Beaubourg, les colonnes de Buren, la grande pyramide de verre et l'usine marémotrice de la Rance, la France d'avant-garde inventait le concept d'église fonctionnelle intégrée de Hameln. L'archiprêtre Jalibert pouvait être fier! Il reçut, à la nonciature apostolique, des mains même du ministre rayonnant de la Culture, le ruban de chevalier des Arts et Lettres.

La consécration quoi…

Et, enfin, ce fut le grand jour tellement attendu, le jour de la consécration du bâtiment cette fois. Nous étions en automne. Le matin, de bonne heure, la télévision avec ses journalistes, ses techniciens, ses fils électriques, ses lampes et ses désordres, arriva de Strasbourg, de Düsseldorf, de Paris, de Rome, de Londres, de Tokyo, de Berlin, de New York, de Los Angeles, de Madrid et même de Moscou… Oui, parfaitement, de Moscou… avec l'archimandrite Koutousov pour les commentaires…

Le matin du grand jour, sous les yeux éberlués des gens de Hameln, le cortège des personnalités partit de la place de la mairie, avec la demi-heure de retard habituel dans notre beau pays… même si la frontière est toute proche, on était en France, pas en Allemagne…

En tête, rayonnant de toutes ses dents et serrant toutes les mains à portée, le ministre de la Culture de la République… le seul ministre qui, par tradition, est toujours rayonnant… avec, à ses côtés, Monseigneur Jalibert dans toute sa gloire, moins voûté que d'habitude, œil étincelant et mine superbe, écoutant les artistes maîtres d'œuvre expliquant leurs génies, suivis de près par toute une kyrielle de hauts fonctionnaires administratifs comme seul sait en produire la République Française… tous haut placés, tous sortis de l'École Nationale d'Administration, tous engoncés dans le même uniforme… complet veston gris sombre avec barrette légion d'honneur… et tous l'air aussi absent que distingué… Suivaient à quelque distance, dans leurs toges rouges et sous leurs mitres d'or, les administrateurs de l'Église: le cardinal Nonce Apostolique, le cardinal Primat des Gaules qui devait officier la cérémonie d'ouverture, le cardinal archevêque de Paris, le cardinal membre de la Congrégation du Saint-Office qui représentait personnellement le Saint-Père, suivis d'une kyrielle d'évêques aussi sérieux que disciplinés. Tous aussi pieusement recueillis devant la solennité de l'instant et tous aussi agacés d'apercevoir Monseigneur Jalibert en tête du cortège.

Enfin, loin derrière la toute puissance des personnalités administratives, arrivaient les personnalités civiles, les ambassadeurs d'Allemagne, d'Italie, de Pologne, d'Irlande, du Danemark, de Luxembourg, en premier lieu, tous très dignes et conscients de leur importance, puis les sénateurs, députés et conseillers généraux précédant les quelques derniers anciens combattants voûtés sous le poids de leurs médailles, eux-mêmes devant miss Alsace et le régiment des majorettes de Wissembourg, puis, pour fermer le défilé, les forces de gendarmerie, et, enfin, notre brave bourgmestre Vogel vexé qu'on l'ait oublié.

Quant au préfet et aux sous-préfets, à leurs habitudes, ils avaient profité de leur présence pour kidnapper le ministre de la Culture au premier rang. Tous gants blancs à la main et tous en uniforme de grand amiral puisque la France est le seul pays où les préfets civils ont un uniforme d'officier supérieur de la flotte. Preuve s'il en est besoin que c'est bien Napoléon qui a créé la société française…

Et tout ce monde qui sautillait pour éviter les flaques de boue parce qu'on n'avait pas encore goudronné le parcours qui menait au chef-d'œuvre, la France étant, avec l'Albanie et l'Italie, un de ces pays où toute inauguration a lieu avant que les services administratifs des Ponts et Chaussées aient eu le temps de programmer la fin des travaux de voirie.

Enfin ils arrivèrent devant le chef-d'œuvre qui se dressait, immense, au milieu d'un ancien champ de betteraves transformé en champ de grues. En pataugeant dans l'argile, tous purent admirer la sereine beauté de la nouvelle nef. Un gigantesque cube de béton et de vitres de toutes formes, entrelacé de tuyaux peinturlurés et de tôles écrasées à la presse à vapeur. Posé sur le sol de glaise, le chef-d'œuvre du XX° siècle attendait son inauguration comme un potiron attend le soleil après la pluie.

Seuls, les habitants de Hameln et l'ambassadeur de Belgique, trop ignares, n'appréciaient pas le bâtiment qui d'après leurs déclarations stupides à la presse, défigurait le paysage et ressemblait plus à une usine d'incinération qu'à un lieu du culte. Il y aura toujours des imbéciles pour ne pas admirer les réalisations administratives et la Culture avec un grand C.

La cérémonie retransmise sur les cinq continents fut un succès. Tout fonctionna à merveille, sauf le chauffage commandé par informatique, les ordinateurs refusant obstinément de participer à la fête. Le monde entier, éberlué, put admirer le nouvel édifice et la hardiesse des conceptions sous des flots de discours dithyrambiques. Avec le ministre de la Culture et monseigneur le Primat des Gaules, ils purent s'ébahir devant l'énorme croix de travers, toute en fer blanc, œuvre de l'américain John Sweiltz, puis devant une énorme représentation en plâtre de la Création du Monde et que les gens peu éduqués de Hameln, avec l'ambassadeur de Belgique évidemment, prirent pour un nuage posé sur une console… mais la palme du succès revint à l'architecte Étienne Dulon pour son autel… un immense cube de béton percé de trous et fixé à même le sol de l'église. On admira aussi les vitraux de verre dépoli, puis les sculptures de métal représentant la résurrection de Lazare et que l'ambassadeur de Belgique, toujours lui, et le maire de Hameln prirent de concert pour un portemanteau tordu.

La messe de Consécration achevée, une troupe de jeunes catholiques barbus et échevelés, descendus d'on ne sait quelle montagne perdue, monta sur un podium en se trémoussant pendant cinq minutes, tandis que des amplificateurs et des colonnes acoustiques reproduisaient leurs chants sacrés et leurs grognements à travers toute l'église. Monseigneur Jalibert était aux anges.

Une centaine de caméras suivirent le discours tout sourire du ministre de la Culture qui revint une nouvelle fois sur l'audace des conceptions, la hardiesse des formes et la spontanéité artistique de l'ensemble pour finir par l'éloge de l'action courageuse qu'il menait, avec l'administration, en faveur d'un rapprochement culturel de son ministère avec toutes les églises quelles qu'elles soient. Il parla dans un discours pompeux de ministre de Culture, avec force gestes et emphase "d'œcuménisme culturel au pays même de Voltaire et de Saint François d'Assise", de "rencontre de l'Art irréel et de Dieu réel", "de monument-symbiose du divin et de la libre-pensée" et termina par un vibrant "Alsace, voie de passage et carrefour de l'Europe et de l'ensemble des philosophies et des religions". C'en était trop. Toute l'assemblée cardinalesque et la gent politique applaudirent à tout rompre. Un triomphe et je ne vous dis que ça!…

Enfin la cérémonie s'acheva. Il ne restait plus qu'à féliciter les artistes. Le ministre en profita pour rappeler une nouvelle fois l'audace des conceptions, la hardiesse des formes et la spontanéité artistique de tout l'édifice, avant de décorer et d'embrasser les récipiendaires émus jusqu'aux larmes. On oublia Monseigneur Jalibert. Les télévisions cessèrent d'émettre. C'était fini. On oubliait déjà tout: l'édifice comme la cérémonie d'ailleurs, parce que le monde moderne avec ses kyrielles d'images ne fixe plus aucun événement dans les âmes des gens. La cérémonie terminée serait remplacée par une autre tout aussi importante et toute aussi vite oubliée…

Et le temps passa… La nouvelle église était le domaine de Monseigneur l'archiprêtre Jalibert. Il ne s'était complètement jamais remis de la cérémonie de la Consécration… Pensez!… Les journalistes devaient l'interroger, lui, le véritable créateur de l'église. Mais, pressés par le temps, ils lui avaient à peine posé une question sur le prix du chef-d'œuvre et étaient repartis aussitôt, avant qu'il ait même parlé de Dieu. Pire, le quart de finale Marseille-Liverpool et l'élection de Miss France avaient fait disparaître du journal télévisé les quelques mots qu'il avait prononcés. On n'avait vu qu'une image rapide de ministre de la Culture prononçant une bribe de miette du discours, un gros plan sur les cardinaux pataugeant dans la boue devant la nouvelle église et puis on était parti dare-dare vers un champ de luzerne où une foule hurlante et bigarrée attendait des artistes du ballon rond.

Une nouvelle déception vint s'ajouter à l'aigreur compréhensible de l'archiprêtre. La petite usine de confection de vêtements d'enfants et l'usine de chaussures s'étaient, en définitive, érigées à Wissembourg dans une Z.A.C. prioritaire qui non seulement cédait pour rien le terrain aménagé, mais fournissait une subvention à toute usine s'installant là-bas. Conséquence fatale, le grand magasin hypermarché s'était transformé en supérette, l'école communale obligatoire dans toute Z.I.C, Z.A.C., Z.U.P. était restée sur le plan, mais ça, tout le monde le savait puisque c'est l'habitude en France: la jeunesse ne compte pas. En plus, le grand garage moderne à quatre étages était remplacé par un champ de voitures accidentées acheté par un revendeur de pièces automobiles d'occasion. Pour parfaire le tout, le chantier avait abandonné un peu partout des restes tordus de ferrailles, d'énormes buses plus ou moins bien rangées et des excavations aux quatre coins de ce qui devait être le grand parking. Seuls les lapins et les enfants du village y trouvaient leur contentement pour les jeux. Ce qui devait être un paradis de consommation s'était transformé en enfer écologique. Un énorme gâchis.

D'autre part, chaque dimanche matin, les fidèles se faisaient de plus en plus rares, les uns parce que la nouvelle église ne leur plaisait pas, les autres parce que le nouveau curé ne leur disait rien, certains attendant peut-être l'ouverture de l'hypermarché. Chaque semaine, le pauvre Révérend Jalibert officiait dans une église de plus en plus vide et de plus en plus grande…

Les années s'égrenèrent comme les grains d'un chapelet… Sans qu'on s'en aperçoive vraiment…

Et pour couronner le tout, l'église vieillissait mal. Malgré les quarante-huit certificats administratifs de conformité, le bâtiment prenait l'eau et le vent. Des gouttières apparaissaient tout le long du chemin de croix, comme des larmes de Christ. Les peintures, pourtant synthétiques, pâlissaient à vue d'œil, les sculptures en tube métalliques rouillaient à qui mieux mieux, les vitraux transparents ternissaient au point que l'archiprêtre regrettait de ne pas avoir mis dans les ouvertures de simples carreaux de cuisine. C'était la catastrophe!

Un dimanche matin d'hiver où une bise froide fouettait quelques rares flocons de neige, un curieux nain, tout laid, tout claudicant, avec un grand nez, de grandes oreilles, de grands pieds, un dos bossu et un œil torve, salué par les seuls croassements des corbeaux, entra dans la bonne ville de Hameln par la route enneigée de Wissembourg… Hans Falder était de retour…

Les habitants le reconnurent et l'évitèrent tout aussitôt. Mais ce diable de Falder n'en avait cure. Son attention était tout entière distraite par une curieuse bâtisse grise et jaune, posée là, au milieu d'un champ de ruines, au bord du village. Une espèce de gigantesque motte de margarine soutenue par des tuyaux, des échafaudages et des câbles, perdue entre un champ de cadavres de voitures et un chantier abandonné. Il se dirigea vers le bâtiment, par simple curiosité, et fut tout étonné de trouver une porte ouverte.

Il s'engouffra dans l'ouverture et se trouva à l'intérieur d'un imposant cube aussi gris que triste et traversé de courants d'air glacés car le chauffage central commandé électroniquement était toujours en panne… En apercevant, en plein centre, l'autel, l'énorme cube percé de trous, œuvre d'Étienne Dulon, il le prit pour un gigantesque gruyère et se crut un instant entré dans un immense réfrigérateur…

Ce diable de Falder allait se retirer, mais le Diable, le vrai, fait toujours bien les choses pour que les catastrophes arrivent… Ce diable de Falder allait donc se retirer lorsque l'archiprêtre Jalibert arriva par la sacristie…

L'homme d'église et le nabot s'arrêtèrent et s'observèrent dans un silence de sépulcre. Hans reconnut le prêtre et une vieille haine lui remonta à la figure. Il grimaça en direction de l'ecclésiastique… Le prêtre s'éloigna vaguement inquiet après avoir simplement haussé les épaules… Le nain demeura seul, examina les lieux plus attentivement, découvrit tout étonné une énorme croix rouillée toute de travers et comprit enfin qu'il était dans l'église de Monseigneur Jalibert. Un rictus affreux lui déchira la joue… Décidément cette église ne lui plaisait pas. Elle était laide, et lui, il savait depuis toujours ce qu'était la laideur. Mais il devina aussi que le curé devait être fortement attaché à ce lieu pour une raison inconnue, et, dès lors, il sut qu'il tenait sa vengeance. Hans Falder avait une mémoire d'éléphant. Il se souvint d'une petite caisse…

Un petit quart d'heure avant le début de la messe, les rares paroissiennes présentes le virent sortir de l'édifice. Quelques vieux, restés à épier derrière leurs volets à moitié clos, le virent prendre la route qui l'avait amené le matin même.

La nuit suivante, une patrouille de gendarmes le trouva en train de rôder autour de la sous-préfecture de Wissembourg. On l'interrogea, mais aucun homme de la maréchaussée ne comprit ses réponses. On le laissa aller. La nuit tombée, personne ne le vit pénétrer dans les sous-sols de la sous-préfecture et ressortir quelques instants plus tard avec une caisse sur laquelle était marqué en noir "Danger - Explosifs"… Alors Hans reprit la route de Hameln malgré le froid et la neige qui l'enveloppaient.

Personne ne l'aperçut. Un froid sibérien couvrait la campagne, le même froid qui avait vu la mort de l'abbé Holbach. Un froid dur, tendu… La neige étouffait ses pas et la nuit noire sans étoile le cachait sur cette route qui longeait la frontière de France et de Rhénanie… Une nuit aussi noire que son âme!

Le lendemain matin, il y eut bien un enfant de Hameln pour raconter avoir vu un nain rôder autour de la nouvelle église et un bûcheron prétendre entre deux verres avoir entendu des bruits dans l'ancienne petite cathédrale, mais personne n'écouta.

Il faisait trop froid pour écouter les sornettes…

Le samedi suivant, la veille du dimanche précédant la Noël, en pleine nuit, une énorme explosion réveilla tout le village en sursaut… Même le vieux grand-père centenaire Urbain Hammer, complètement sourd, crut qu'une nouvelle fois les Prussiens étaient de retour sans crier gare et réclama son fusil de chasse avant que ses petits-enfants ne le persuadent de prendre une tisane et de se recoucher en attendant le communiqué de l'état-major…

Le bourgmestre tout tremblant se décidait à se lever lorsque des coups redoublés furent frappés à la porte d'entrée. Il descendit en pyjama et se trouva nez à nez avec le pauvre archiprêtre Jalibert ému jusqu'aux larmes. Le curé expliqua d'une voix brève, saccadée… Alors le bourgmestre, prenant un pardessus et son courage à deux mains, suivit le prêtre dans le silence de la nuit glacée…

Le lendemain matin, tout le village de Hameln se trouvait à la nouvelle église pour contempler les dégâts. Les gendarmes de Wissembourg menaient déjà leur enquête. La charge avait été placée dans un des trous du fromage de gruyère, je veux dire dans un des alvéoles de l'autel. Le merveilleux chef-d'œuvre s'était volatilisé et les morceaux s'étaient éparpillés dans tous les coins en causant des dégâts irrémédiables…

– C'était le meilleur endroit!… précisa même l'expert artificier délégué par la préfecture…

Deux des grands murs lézardés, tous les vitraux de verre blanc pulvérisés, même les cadres d'aluminium s'étaient envolés comme une compagnie de perdreaux un jour de grand vent. La grande croix tordue, toute en fer blanc, fauchée par un bloc énorme s'était redressée puis écrasée sur la Création du Monde en plâtre dont il ne restait que le piédestal tordu et un nuage de poussière impalpable qui flottait encore et se déposait doucement sur le sol… Les amplificateurs et les colonnes acoustiques qui valaient une fortune, tout le système de climatisation qui n'avait jamais fonctionné, l'ascenseur qui permettait de monter jusqu'aux cloches électroniques, réduits à l'état de miettes. L'enquête permit de retrouver des morceaux de transistors de ces mêmes cloches à plus de deux cents mètres du bâtiment!

– C'est une catastrophe écologique! hurlait le vieux pépé Hammer qui confondait économie et écologie…

L'après-midi, la télévision avec la cohue des journalistes friands de sensationnel, était sur les lieux. Le lendemain, les journaux s'emparèrent de l'affaire avec des titres sensationnels… Attentat anarchiste… gauchiste… de séparatistes alsaciens… Acte de provocation… Sabotage… La machine infernale était réglée pour exploser le soir de Noël… Vengeance personnelle d'un prêtre défroqué… mais le plus courant fut… Attentat vraisemblable des milieux intégristes catholiques… repris par le journal "Le Monde" et par l'ensemble de la presse mondiale sérieuse. On commença même à entendre des journalistes parler de menaces de guerre de religion…

La semaine suivante, alors que l'affaire avait totalement disparu des journaux écrits et télévisés, déjà remplacée par le drame qu'était la disparition en pleine tempête du navigateur solitaire Jean Larhinec… le fameux Larhinec… souvenez-vous… qui tentait de traverser l'Atlantique dans une baignoire aménagée en trimaran et sponsorisée par la Banque de France… donc, la semaine suivante, des ouvriers, en soulevant la porte d'entrée restée sous les gravats, découvrirent une inscription. Une main malhabile avait signé le crime avec un morceau de charbon, en lettres majuscules… HANS FALDER… avant même l'explosion! Le diable avait réussi à écrire son nom de manière lisible! C'étaient les deux seuls mots que le pauvre abbé Holbach avait pu lui apprendre à écrire en dix ans de pédagogie musclée.

Les enquêteurs lancèrent un mandat d'arrêt contre le nain. Son signalement fut donné à toutes les polices de France puis d'Europe, en particulier d'Allemagne. Son portrait diffusé par les journaux télévisés fit sursauter la planète entière. Le criminel avait bien le portrait de l'emploi! Enfin un intégriste catholique à visage découvert!

Évidemment, on le signala partout. Et tous les nains du continent et tous les êtres difformes se retrouvèrent dans les commissariats pour vérification d'identité…

Mais Hans Falder demeurait introuvable…

Hans était heureux. Entré par un passage secret que lui seul connaissait dans la petite cathédrale abandonnée déjà encerclée par les mauvaises herbes et les ronces, il avait réussi à débloquer le système de la soufflerie mécanique… Il était heureux. Heureux comme seuls peuvent l'être les braves gens qui croient échapper aux impôts et à la Puissance Administrative en allant à la pêche au goujon.

Il ne se faisait aucun mauvais sang… avant de réaliser son mauvais coup, il avait pris soin d'entasser à côté du pupitre d'orgue des provisions volées dans tous les magasins de Wissembourg… Dans quelques jours, il pensait quitter le pays définitivement. Le pauvre nain ne se doutait pas de la publicité fâcheuse qui l'entourait… Et cette nuit qui venait, il jouerait des orgues, de ses orgues qu'il aimait tant, une dernière fois. Pour la mémoire de l'abbé Holbach. Et puis il irait son chemin, ailleurs. Oui, il jouerait aussi des orgues comme d'un dernier hommage à la beauté du lieu. La petite cathédrale était loin de toute habitation et personne ne l'entendrait.

La nuit de Noël, la nouvelle église réparée tant bien que mal pour l'occasion s'apprêtait sous la férule du révérend Jalibert, pour la première des trois messes basses… L'archiprêtre s'avança enfin devant l'autel bancal et un parterre frigorifié malgré les flashs lumineux des 4 luminaires métalliques qui surmontaient une colossale couronne de laiton anodisé des 4 dimanches de l'Avent, accrochée à l'aide d'une grue sous le porche d'entrée du réfrigérateur. Une concession du révérend aux coutumes locales. Une concession de plus de quatre tonnes.

C'est à ce moment-là, juste à l'entrée sur scène du Révérend, qu'un paysan et sa famille arrivèrent, tout excités, dans les courants d'air de la nouvelle église. Ils avaient entendu les orgues de la petite cathédrale… Le bruit se répandit dans l'assistance et Monseigneur Jalibert fut averti par la rumeur. Le révérend dut calmer le paysan, la famille, puis les fidèles avant d'officier. Jamais ces trois messes basses ne parurent aussi longues aux braves gens de Hameln et, pour d'autres raisons, au Révérend Jalibert…

– Ite missa est! grogna-t-il enfin après une attente que le diable avait allongée avec volupté…

L'archiprêtre sortit enfin presque en courant, mais devancé par tous les fidèles… Et là, dans le silence glacé de la nuit de la Nativité, les ouailles entendirent au loin, très très loin, comme encore porté par quelque souffle imperceptible qui aurait traversé le temps de leurs souvenirs, les fugues, les toccate et les cantates de Jean Sébastien Bach. Ils demeurèrent là durant une heure, deux heures, sous la neige de plus en plus drue, claquant des dents mais heureux, sans oser bouger de peur que le sortilège disparaisse. Monseigneur Jalibert fut le seul à avoir le courage de partir sur la petite route en entraînant le bourgmestre à sa suite.

– Les clefs de l'ancienne église?… aboya-t-il.

– Elles ont été envoyées par vos soins à l'évêché de Strasbourg, si mes souvenirs sont exacts…

– Il faut avertir la gendarmerie…

– Demain matin… demain matin…

– Il a dû forcer le portail ou une porte latérale! gronda le révérend.

Tremblant de froid et de sainte colère, ses pas le menèrent vers la petite église désaffectée. Au fur et à mesure qu'il avançait dans un brouillard d'encre, les notes se firent plus distinctes. Jusqu'au moment où il faillit buter contre une silhouette engoncée dans un lourd pardessus devant le porche même de l'église…

– Qui êtes-vous? demanda-t-il de sa voix enrouée presque couverte par les orgues…

– Le vieux Holden… grogna le pardessus sans même sortir une main des poches…

– Que faites-vous là?

– Et vous? rétorqua le libre-penseur.

L'archiprêtre n'insista pas et se tourna vers le bourgmestre.

– Suivez-moi. Il faut trouver la porte qu'il a forcée…

Ils eurent beau effectuer quinze tours de la petite cathédrale sous l'œil goguenard du vieux Holden, ils trouvèrent toutes les portes fermées.

– Il faut forcer une porte!…

– Avec quoi? murmura le bourgmestre harassé.

Les trois hommes demeurèrent à écouter et les fugues et les cantates et les toccate. L'aube pointait, le brouillard s'étendait sur le pays de Hameln, Hans jouait toujours comme possédé par quelque diable…

– Allez téléphoner à la gendarmerie de Wissembourg! ordonna l'archiprêtre Jalibert au bourgmestre. Qu'ils aillent chercher les clefs à l'évêché et qu'ils viennent…

Le maire, trop content de pouvoir faire un somme, s'exécuta aussitôt.

La matinée était avancée et le brouillard toujours là lorsque les gendarmes arrivèrent jusqu'à la petite cathédrale du bon duc René, noyée dans la brume et la neige. Le vieux Holden s'en était allé lorsque les orgues s'étaient tues. Hans s'était endormi sur les pupitres et le révérend Jalibert, aussi pâle qu'un mort, les dents serrées et le regard dur, était demeuré seul dans le silence brisé de temps en temps par quelque croassement de vieux corbeau sinistre. Ce fut le révérend qui s'avança en direction des forces de l'ordre…

– Les clefs? ordonna-t-il.

Un jeune lieutenant lui tendit une énorme clef unique de fer forgé et le prêtre s'avança vers le grand portail. La compagnie de gendarmerie le suivait l'arme au poing.

Le grand portail tourna en hurlant sur ses gonds rouillés. Un courant d'air glacé entra sous la petite nef et souleva un nuage de poussière et de débris… Hans se réveilla en sursaut et vit en bas le prêtre flanqué des hommes de l'ordre. Il comprit qu'il n'échapperait pas et il entreprit de jouer, toujours elle, la fameuse toccata en ré-mineur de Jean-Sébastien Bach, celle que préférait l'abbé Holbach…

Le révérend Jalibert lui fit signe de descendre, mais le nabot n'en eut cure… Les gendarmes s'apprêtaient à grimper, mais le prélat les arrêta d'un geste. Bras croisé, il attendit patiemment.

Hans sut alors qu'il jouait pour la dernière fois.

Ses doigts agiles caressaient les rangées de touches, bondissaient sur les claviers, couraient sur les pupitres… ses pieds sautaient sur les pédales d'accompagnement… Les notes éclataient tout contre lui, les vibrations éthérées des flûtes d'aigus, les grondements sourds des tuyaux de basses. Il était le cœur vivant de l'orgue, de son orgue. Il frémissait avec lui et les trépidations sépulcrales qui secouaient le divin instrument le pénétrèrent, l'emportèrent une dernière fois, comme jamais. Et puis ce fut tout l'orgue, toute la petite cathédrale, toute la légende du duc René qui entrèrent dans Hans. Et peut-être aussi toute une foi perdue… celle du Passé, celle des bâtisseurs de cathédrales, celle des bâtisseurs des sept merveilles du monde… celle des hommes civilisés d'autrefois… qui s'élançaient jusqu'à ce démon qui s'agitait là-haut, jusqu'à ce nain difforme et laid… qui parvenaient jusqu'à lui, même à travers le XX° siècle, le grand siècle noir de l'Histoire des Hommes…

Alors Hans Falder pleura pour la seconde et dernière fois de sa vie…

Lorsqu'il eut terminé la toccata, il leva lentement la tête difforme et laide, puis il fixa de son œil toujours torve l'homme de religion…

– Descends! lui intima ce dernier.

Un silence de mort envahit l'église glacée.

Le nain difforme frissonna de froid puis secoua la tête. Le prêtre n'eut qu'à se tourner et les forces de la Loi grimpèrent par l'escalier vermoulu vers le pupitre, les tuyaux et les mécanismes compliqués des registres. Hans attendait toujours, mais lorsque les gendarmes approchèrent, d'un bond il sauta sur le rebord du garde-fou et resta là, en équilibre au-dessus du vide.

Les gendarmes s'arrêtèrent net. Hans hésita une petite seconde. Il jeta un dernier regard d'angoisse, d'amour peut-être vers les longs tuyaux élancés…

– Non! Pas ça!… hurla le prêtre terrifié.

Et le nain s'écrasa à ses pieds sur les dalles… Le corps grotesque eut un terrible soubresaut, se disloqua dans un réflexe, puis, lentement, se détendit comme pour s'agrandir dans une dernière crispation tandis qu'un flot de sang noir s'élargissait déjà autour. Monseigneur Jalibert suffoqua, se signa, se baissa et souleva doucement le visage hideux du nabot de Hameln tout contre sa poitrine. Le sang coulait toujours par les oreilles et les narines, mais le prélat n'en avait cure. Le malheureux vivait encore et Monseigneur Jalibert, le visage dévoré par la terreur et les larmes, eut la force de murmurer l'extrême-onction. Les gendarmes avaient reflué vers le bas de l'escalier et demeuraient immobiles…

– Allez chercher du secours… murmura l'archiprêtre d'une voix blanche.

Il demeura seul avec le blessé dans la petite cathédrale silencieuse.

Une crispation tendit le visage ensanglanté et le nabot ouvrit les yeux, conscient peut-être un bref instant que l'enfer le regardait déjà. Il usa ses dernières forces à tourner un regard déjà vitreux vers l'homme d'église pour le plonger, telle une lame d'acier, dans l'œil ruisselant de larmes du prêtre. Puis un long tremblement sans fin le secoua et il entra dans l'agonie à l'instant même de l'arrivée des services de secours.

On emporta Hans Falder à l'hôpital de Wissembourg. Entouré de tuyaux et de machines pour le maintenir en vie.

Il mit cinq jours pour mourir… Dehors, c'était la saint Sylvestre. Toute la ville était joyeuse. Seul le révérend archiprêtre Jalibert, le teint encore plus bilieux qu'à l'habitude, la touffe de poils gris en berne au-dessus du crâne, la sombre redingote de clergyman plus fripée que jamais, ne partageait pas l'allégresse générale dans la vieille chambre de l'hôpital où reposait le corps brisé du protégé de l'abbé Holbach… Il prit des décisions.

Il revint au village de Hameln avec le corps du pauvre Falder et annonça aux paroissiens surpris que l'enterrement serait pour la matinée du jour de l'an et à l'ancienne église. A une vieille bigote qui lui demandait pourquoi il osait porter en terre, avec les sacrements de l'Église, un suicidé, il déclara imperturbable.

– Ce n'était qu'un accident!… J'étais présent. Il a seulement glissé… J'étais très bien placé pour le voir…

Monseigneur Jalibert venait de mentir pour la première et dernière fois de sa vie… Puis il eut une longue conversation téléphonique avec des Allemands de Salzbourg.

Le lendemain matin, à l'aube de la nouvelle année, le Révérend archiprêtre Jalibert, curé de la paroisse, entra dans la petite église de Hameln pour officier la messe d'enterrement de Hans Falder. Lorsqu'il se retourna, il fut à peine surpris de voir la petite cathédrale comble… Tout le village était là, même le vieux Holden, le libre-penseur, même les statues de tous les saints qui lui avaient demandé trois nuits de labeur à remettre en place… Mais ce furent les habitants du village qui furent étonnés lorsque éclata aux grandes orgues, encore et toujours, la fameuse toccata de Jean-Sébastien Bach. C'était l'organiste de la cathédrale de Salzbourg qui était au pupitre, et personne ne sut qui l'avait fait venir…

La "célèbre" toccata, la messe en latin selon les anciens rites… c'était Monseigneur Jalibert et lui seul qui avait décidé contre l'autorité ecclésiastique, contre l'administration, contre lui-même, peut-être conscient pour la première fois de sa vie que la religion, c'est d'abord un mystère et non une dissertation philosophique ou une administration d'église… et au grand étonnement des gens de Hameln, il officia les larmes aux yeux la messe d'enterrement de ce diable d'Hans Falder.

La cérémonie terminée, Monseigneur revint seul, seul, immensément seul devant la petite cathédrale en miniature. Le saint homme s'appuya sur les sculptures d'angelots du porche d'entrée. Le corps tout imprégné d'une solitude amère presque physique, il ne s'était jamais senti aussi loin de Dieu, des hommes et de son monde. Un monde de vitesse, de cris, de lumières, de paillettes où l'oubli et le Diable brûlaient tout ce que les hommes encensaient. Un monde où tout partait en poussière comme sa cathédrale à lui… comme son chef-d'œuvre …

– Il le faut!… Il le faut, pourtant! murmura-t-il tout bas en sanglotant comme un enfant.

Enfin l'archiprêtre parvint à s'arracher aux vieilles pierres. Il entra une dernière fois dans la petite église toute pimpante et tout heureuse d'avoir été visitée, regarda une dernière fois la nef, la rosace, les vitraux, les statues, les bas-reliefs et plus longuement les petites "grandes" orgues…

Peut-être devina-t-il alors toute la somme de courage, d'art, de travail bénévole et d'amour qu'il avait fallu pour construire les cathédrales et les civilisations qui avaient passé les siècles.

Mais où sont les hommes d'autrefois?

Il ressortit enfin dans la brume grise et froide du premier jour du III° millénaire. La nuit d'hiver tombait déjà. Une nuit longue et sans fin… Une nuit terrifiante que cette nuit du III° millénaire… terrifiante… une nuit comme celle qui annoncerait l'apocalypse…

Alors, et alors seulement, le Révérend ferma pour toujours les portes de la petite cathédrale du duc René…

 

Interlude

Il est peut-être temps d'aller dormir. Mais je n'ai pas sommeil. Dehors, la plainte du vent rode autour de la maison. Me voilà seul! Seul, perdu, au milieu d'une grande forêt, sur une terre inconnue. Un volet grince. Une araignée m'observe en silence, me contemple peut-être avec une férocité carnassière. Je me secoue tel un caneton qui s'ébroue. Hier, l'envie m'est venue d'écrire!… Écrire!… La belle affaire!… Je vais m'abîmer les yeux! Et puis la plume a couru, couru sans que je réfléchisse vraiment. J'ai écrit à la dernière lueur d'un soleil couchant qu'agitaient quelques branches folles, puis j'ai allumé la lampe à pétrole. La réserve est basse. Diable! Il faudra penser à rapporter du pétrole, avec quelques outils et surtout des carreaux…

J'ai écrit, écrit. Toute la nuit, pendant que j'écrivais, des coups sourds ont ébranlé les murs, les chambranles et les huis. Huit heures d'écriture sans un seul arrêt. Faut le faire! J'ai mal dans le dos! De toute façon, je n'aurais pas pu fermer l'œil!… Et j'ai écrit des idioties… Moi qui voulais écrire un roman policier… Il faut que je réfléchisse avant d'écrire n'importe quoi!… Ou d'écrire la première bêtise qui me trempe l'esprit.

Je pousse un contrevent. Dehors, la première lueur rose découpe la cime des grands épicéas. Vénus brille comme un énorme diamant de feu posé sur une couverture saphir de satin. Très loin, quelques cirrus de rêve rosissent. La forêt s'éveille déjà quelque part avec ses frôlements furtifs de vies. Les bois des grands arbres renaissent et des craquements sourds avertissent de l'imminence de la fête. Brusquement, de retour de quelque crime, un busard de nuit passe silencieux comme une ombre de mort.

Vite un café pour chauffer les boyaux!

Déjà Vénus s'éteint, dernier joyau des perles du manteau de nuit. Un moustique perdu passe, un papillon couleur pastis le suit.

– A ma santé!

J'en profite pour éternuer. Je somnole dans la béatitude des petits matins qui suivent les grandes veilles. C'est le moustique qui me réveille d'un claque sur la joue.

L'aube s'est levée majestueuse… Un rayon de soleil a accroché la cime des arbres, la vieille maison a cessé de craquer de toute part, et la lampe s'est éteinte en laissant une longue colonne de fumée noire et malodorante s'élever lentement vers une poutre du plafond.

Il faudra que j'achète du pétrole…

J'ai entrepris les premiers travaux, les travaux les plus urgents. J'ai récupéré trois volets égarés dans la nature et j'ai accroché tout ça tant bien que mal. Puis je me suis escrimé toute la matinée à débloquer le mécanisme rouillé qui permet de remonter l'eau d'un puits. Pas possible! Je dois aller à la rivière chercher mon eau dans un vieux broc troué, un de ces brocs du siècle dernier. Il faut me préparer une chambre à peu près convenable, un lit de ferraille antique m'attend à l'étage avec un matelas en lambeaux. C'est mieux que rien!

J'ai pris l'après-midi pour les achats de première urgence et je me suis rendu au village.

J'ai persuadé, après une heure de discussion, le garde champêtre qui est vitrier à ses heures perdues de venir poser des carreaux à ma petite maison… Il a fini par consentir parce qu'il y a l'armée en manœuvre dans le coin. Il a promis pour plus tard mais ce sera le prix cher. Dans la dernière quinzaine du mois! Pas avant! Mes dernières économies se sont déjà envolées. Tant pis, j'ai accepté, ce n'est pas quelques billets de plus ou de moins qui pourront arranger une situation financière précaire… Au fait, vous avais-je dit que j'avais plus de dettes que de crédit?… Non…. Bah! Plaie d'argent n'est pas mortelle!…

Heureusement que la maison n'était pas chère… Une affaire!… Vraiment pas chère… même s'il y a quelques réparations urgentes… Quand même une maison un peu trop à l'abri de la civilisation!

J'ai acheté le pétrole et deux boîtes d'allumettes en même temps que des provisions. Lorsque je suis arrivé au village, en début d'heure de sieste, quelques indigènes se sont approchés pour m'examiner. Oui, j'étais encore vivant et ils marquèrent leur surprise quand j'annonçai à la ronde mon intention de continuer ma vie dans la petite maison, là-bas…

– Pardon, madame… il me faudrait deux boîtes d'allumettes, du pétrole et… tenez, j'ai la liste là!

– Je vous y prépare tout ça, mon bon monsieur… Attendez-moi ici… Tiens, Albertine et Roseline, quel bon vent qui vous amène?

– Eh, on passe!

– Mesdames…

– Bonjour, monsieur!

– Bonjour, monsieur!

– Eh, dites! C'est-y vrai que le maire a attrapé la rubéole?

– On te dira après. Sers le monsieur qui attend!… C'est vous, le monsieur de la ville qu'a acheté la maison hantée à la clairière des démons dans la forêt, là-bas?

– Oui, madame…

– Tu vois Albertine, j'avais raison! C'est lui, le monsieur de la ville, qu'a acheté la maison hantée à la clairière des démons dans la forêt, du côté du col!

– Qu'est-ce que tu dis? criait la voisine dure d'oreille…

– Je dis que c'est lui, le monsieur de la ville, qu'a acheté la maison hantée à la clairière des démons dans la forêt, du côté du col! Tu m'entends maintenant? hurlait la mégère à réveiller tous les chiens de la place…

– Eh oui, je t'entends quand tu parles distinctement! Les jours de vent marin, j'entends moins bien!

– Oui! Je te disais que c'était lui!

– Tu me disais quoi?

– Que c'était lui!

– Et il y reste là-haut?

– Et vous y restez là-haut? hurlait la dame patronnesse dans mes oreilles.

– Pour l'instant, oui!

– Il a répondu oui!

– Dis-lui qu'il est fou!

– Il t'a entendu!

– Demande-lui ce qu'il pense des lumières qui volent la nuit tout autour?

– Et qu'est-ce que vous en pensez, mon bon monsieur?

– Je ne les ai pas vues, madame! Désolé!

– Vous ne les avez vraiment pas vues?

– Mais non, je vous assure!…

– Il ne les a pas vues! hurlait la femme en direction de la voisine.

– Ba créma aquel drôlé!

– Qu'est-ce qu'elle dit?

– Que vous allez brûler!

– Es fat!… Les gens de la ville sont fous!… Ne crésen à ré… Ils ne croient en rien et doutent de tout… Et menteurs avec ça!… Baptistine, en quarante-sept, a vu des lumières… et je préfère la croire, elle!

– Baptistine? Elle n'a jamais mis les pieds dans le coin! Tu confonds avec Léontine, sa belle-sœur!

– Sa belle nièce, tu veux dire?… Non, c'est Baptistine qui les a vues!

– Belle-sœur ou belle nièce, l'une des deux a vu des lumières bizarres autour de la maison! Moi, je serais l'étranger, je ne serais pas fière…

– Voilà vos affaires, mon bon monsieur… Ça fait deux cent vingt-six anciens francs tout ronds… Merci. Au revoir mon bon monsieur, et bon courage avec tout ça!…

A la sortie du magasin, je m'asseyais sur un banc pour dévorer un sandwich et reposer mes pieds avant le retour. Toute la population m'observait à la dérobée. Des hommes approchaient enfin pour engager la conversation avec l' "estranger"…

J'avais beau, j'eus beau déclarer à qui voulait l'entendre que rien d'extraordinaire ne s'était passé, personne… mais vraiment personne… ne voulait, ne voulut me croire.

Les plus intelligents me prirent d'abord pour un excentrique, les plus indulgents me crurent sourd, d'autres optèrent pour ne voir qu'un cas d'école de ce genre de crétinisme avancé qu'on ne trouve que chez les gens des villes. Quant aux attablés du bistrot, ils me prirent évidemment pour un ivrogne. Quelques rares commencèrent à dire haut ce qu'ils pensaient et, la calomnie aidant, ils finirent tous par m'examiner d'un œil soupçonneux. Comme disait à l'autre bout de la place le maréchal-ferrant à la retraite, un sage écouté par toute la population…

– C'est un homme des villes! On ne peut donc pas lui faire confiance… C'est même peut-être un Parisien malgré son accent…

Une vieille dame toute ridée, toute minuscule, œil vif et pied alerte, murmura assez fort pour que j'entende un …" Vade Retro Satanas…" du plus mauvaise augure. Et comme la vieille était suivie par une troupe complète d'arrière petits-enfants, de petits-enfants et d'enfants dans la force de l'âge, tous hommes mûrs aux carrures impressionnantes, qui semblaient lui obéir au doigt et à l'œil, j'en conclus qu'une retraite stratégique s'imposait dans les plus brefs délais…

Voilà comment j'ai oublié l'achat de bougies de remplacement…

– Que le diable m'emporte! m'écriais-je tout à fait inintelligemment sur le chemin du retour en pensant à cette stupide négligence…

J'ajoutai à l'adresse des fayards qui ombraient le chemin…

– C'est évidemment une façon de parler…

Je m'égarai dans des fougères et des chemins sans fin à la recherche de ma maisonnette en ruine qui ne paraissait plus exister, qui n'avait jamais existé, me perdis quinze fois devant les ruines de la petite chapelle gothique, croisai une section de six soldats d'infanterie de marine qui me firent de joyeux signes de main, s'immobilisèrent pour bavarder, histoire d'arrêter la guerre un court instant, m'offrirent une cigarette, me racontèrent le but des manœuvres… ils étaient des bleus à la recherche des rouges… des parachutistes de l'armée rouge étaient tombés des nuages se perdre dans la forêt… mais qu'est-ce que des parachutistes soviétiques viendraient chercher dans ce coin perdu?…

– Non, c'est un exercice! Les rouges c'est des Belges! Et où vous allez comme ça, monsieur? interrogea le caporal.

– Chez moi, mais je me suis perdu! Sans la carte, je ne trouve plus mon chemin…

Réponse pas banale et j'ajoutai…

– Je viens d'acheter une maison et c'est la deuxième fois que j'y retourne…

– Ici, une maison ici? interrogea l'un des hommes étonné…

– Mais parfaitement!

– Dans les bois?

– Dans une clairière!

– Et si loin de la civilisation?

– Oui!

– Sans un hypermarché à moins d'un kilomètre?

– Oui!

– Non!

– Oui! Dites! Vous pourriez me renseigner peut-être sur ma maison?

– Et comment?

– Avec une carte d'état-major!

On la chercha une heure, deux heures. Ma petite maison ne figurait pas sur la carte! Une maison si ancienne! Mais de quand datent les cartes d'état-major?

– Je ne sais pas! avait répondu le caporal… Je sais que, sur la nôtre, on n'a pas encore les autoroutes dessus…

– Tu es sûr qu'on a récupéré l'Alsace sur nos cartes? interrogea un appelé indiscret.

– Allons! N'exagère pas Schmidt! répliqua le caporal en pliant le précieux document.

Je quittai les hommes dans un grand éclat de rire et je repris mon chemin d'aveugle.

Un quart d'heure après, je m'empalais presque sur un engin blindé dont l'équipage sommeillait sous un cerisier sauvage. Ils me regardèrent étonnés et le sergent furieux d'être surpris en état de somnolence par un civil, déclara:

– Qu'est-ce que c'est, ce bougre?… Qu'est-ce qu'il vient faire ici? Regardez-moi ce paysan. Accoutré tel qu'il est, on voit bien qu'il ne sort pas de l'E.N.A! Vous ne seriez pas un espion russe, par hasard?

– Qu'est-ce que c'est chef que l'E.N.A?… une école militaire? demanda une voix endormie.

Je fis demi-tour promptement, sans réfléchir, ce qui me ramena enfin sur le droit chemin.

Elle était toujours là, au milieu de sa clairière et de ses corbeaux. Quelle était belle avec ses vieux murs de pierres, son toit de tuiles ocre-rose, seule, perdue, comme abandonnée dans cette verdure, sous la plainte monocorde des vents inclinant les cèdres et les sapins, cette plainte encore vivante des anciens Dieux morts de Gaule et de Germanie.

Le soleil baisse à l'horizon. Je suis revenu vers les sept heures du soir. Outre le pétrole, j'ai ramené un marteau et des clous. Demain, je me mettrai au travail…

Le crépuscule tombe. J'ai fermé la fenêtre principale avec un fil de fer et j'ai cloué l'unique volet au cadre. J'en ai profité pour casser le dernier carreau qui n'était pas fendu. Je l'ai remplacé par un carton, en attendant… Il faudra entreprendre quelques réparations urgentes quand même…

J'ai allumé la lampe. La nuit est tombée d'un seul coup. Je suis installé dans la chaise claudicante et m'apprête à lire un vieux journal trouvé au fond de la vieille armoire lorsqu'à nouveau des coups retentissent contre la porte d'entrée. Je me précipite, prends en passant la lampe électrique dans la poche de la veste, et me retrouve dans la nuit étoilée. Le faisceau de lumière que je promenais, n'éclairait que des tas de ronces agitées par le vent. Je reviens sur mes pas.

Le courant d'air avait encore bleui puis éteint la flamme de la lampe. Je cherchais les allumettes; elles avaient disparu… Je cherchai désespérément sous la table… rien!…

Alors les escaliers crissèrent. Je me relevai d'un bond et m'assommai à moitié contre l'angle de la table. Un tas d'étoiles et d'étincelles défilèrent sous mes yeux. Je me dressai tant bien que mal, me dirigeai à la lueur de la torche vers le couloir lorsque mon pied heurta quelques gravats. Je partis en avant, en déséquilibre parfait, lâchai la lampe qui explosa dans un grand bruit de verre brisé et s'éteignit net. Je demeurai à quatre pattes pour avancer. L'escalier s'était tu, comme par enchantement, mais un souffle froid me glaça… J'attendais, cœur battant. Ma main agrippa au sol un morceau de plâtre ou une pierre. J'étouffai un juron en me relevant à tâtons dans le couloir et soudain, une flamme bleutée, vacillante, tomba du plafond de la grande pièce sur la lampe à pétrole, éclairant la table, mes papiers et la chaise bancale!… Je revins lentement sur mes pas. Il n'y avait personne dans la pièce et tout paraissait normal. Même le vent s'était calmé au dehors… Je pris soin de bien refermer la porte pour éviter un nouveau courant d'air, ramassai la lampe électrique hors d'usage et m'installai le plus confortablement du monde pour lire enfin le vieux journal à la pâle lueur de l'huile. Je me plongeai dans la lecture lorsqu'un nouveau courant d'air glacé agita la nouvelle flamme et éparpilla les pages du journal sur le plancher. Je poussai un nouveau juron.

 

Alors l'envie me prit d'écrire un nouveau conte.

  

 

 

 

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