J'irai dégueuler sur vos démocraties

ou

Mémoires d'un vaurien toulousain

 

 Ernest Rougé

 

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

 

Format 23x15 – De luxe – 366 pages – 5 heures de lecture 

 

Tout est faux sauf l'essentiel

 

 

Chapitre I

 

Cambriolage mouvementé !

Je m'appelle Philippe Edouard Leguenaut… Je suis un Toulousain. Les Toulousains sont d'excellentes gens qui parlent beaucoup et agissent peu. Moi, je suis plutôt le contraire. Mais j'aime bien quand même mon Toulouse et les Toulousains. J'aime bien plutôt ma Toulouse, c'est une ville féminine et riante.

Je m'appelle donc Philippe Leguenaut, Philou pour les intimes… un surnom qui me va bien, trop bien… les intimes : c'est-à-dire mes copains, mes potes, et ma famille, mes quatre sœurs et mes trois frères… Je suis… enfin je pense être un beau gosse… un beau ténébreux comme disent les femmes… cheveux bouclés bruns, belle gueule d'un jeune de vingt-trois printemps lorsque j'écris ces lignes… grande gueule… un peu voyou sur les bords : un peu, je me le demande… peut-être beaucoup… belle taille, l'œil vif, gris bleu, la mine altière, le front large, le sourire éclatant, toujours content de lui… Bref, je suis beau et con, je préfère prévenir mes lecteurs ! Ou plutôt, j'étais alors beau et conBeau et con comme dit la chanson ! Beau et con, je m'excuse auprès de mes lecteurs… je ne suis pas un écrivain, vu les études que j'ai menées ou plutôt que j'ai évitées, mais si, par hasard, je cherche un éditeur, il faudra que, avant, ma mère corrige le texte et elle aura du boulot… non, du travail, elle aura du travail… Je m'emmerdais… pardon, je vais faire un effort quand même pour les bons bourgeois et les Toulousains qui vont lire… je m'ennuyais enfermé dans une salle de classe… j'ai toujours eu envie de bouger, de remuer, de vivre libre, au grand air. L'école, c'était ma prison depuis tout gosse, et les professeurs mes ennemis intimes… maintenant, c'est les flics… pardon, ce sont les policiers… Ha ! Vivre libre ! Vivre mains dans les poches, au grand air comme je dis… encore que le grand air pollué de Toulouse… mais enfin, plutôt l'air pollué de Toulouse que l'air poussiéreux d'une prison de l'Éducation nationale.

Et puis, j'ai une copine… à vingt-trois ans c'est normal… elle s'appelle Djamila Bekaa, c'est une Berbère… je l'ai rencontrée sur les bancs du collège et ça a été le coup de foudre, rapidos… C'est elle qui m'a choisi, qui s'est donnée en larmes de regrets et de bonheur, qui m'a appris la vie en me serrant fort contre son corps de liane chaude parfumée d'Afrique. Ma Djamila, ma Djami, c'est un petit bout de femme, toute frêle, qui m'arrive à l'épaule, c'est l'ange qui veille sur le grand con que je suis, pardon : que j'étais ! Elle sourit tout le temps lorsqu'elle me voit et éclaire la pièce et le monde qui l'entoure avec l'éclat de petites dents de souris, toutes blanches, minuscules… je précise : les dents, pas la souris. Un sourire qui, avec l'ivoire d'un œil de velours sous un front un peu large et un flot de cheveux ébènes, libres au grand vent, qu'elle torsade chaque jour pour avoir une coiffure du genre rasta, éclaire une peau mate, cuivrée, une peau de fille du Sud aux senteurs de cannelle et au goût de chocolat. Son père est mort dans un accident de travail trois mois après sa naissance, une chute d'un échafaudage, et la mère, Aïcha, une mère courage, fait des ménages épuisants pour payer les études de son unique fille.

Et pourquoi j'écris ? Voilà une bonne question ! Pourquoi j'ai décidé d'écrire ma vie, ma tumultueuse entrée dans la vie au sein d'une famille folle ? Rien ne me prédisposait à écrire, même si ma mère est professeur de philosophie et de français au lycée Saint-Sernin, établissement public malgré son nom. Des notes vraiment minables en rédaction – j'aime pas, j'ai jamais aimé - et "plus que médiocres" en orthographe. Bref, un esprit plutôt matheux et un je-m'en-foutisme à toute épreuve de méchant potache. Une passion quand même : la lecture ! Pas celle que voulait m'imposer la mère… d'auteurs classiques ou à la mode, de philosophes patents et d'intellectuels incompris qu'elle vénère… mais uniquement des bouquins de science-fiction et des romans policiers… Je crois bien que c'est ce qui m'a décidé à me lancer dans l'écriture ! Ha ! Pas seulement. Non, honnêtement, c'est l'histoire qui va suivre… Non ! A bien réfléchir, c'est ma mère ! Je devrais dire : c'est pour ma mère ! Ce n'est pas pareil ! Je lui dédie le livre et le récit de mes turpitudes… pour la remercier de m'avoir supporté.

 

C'était il y a trois ou quatre ans…

Il devait être minuit largement passé, certainement une heure du matin d'un samedi de mars ou de début avril, et le rayon de ma lampe de poche trouait le silence sépulcral et l'obscurité, balayait les draperies cintrées autour de hautes fenêtres ou les courbes insolites de ce genre de sombres meubles laqués dits d'époque Régence ou Empire; globe sur pied, console tarabiscotée, guéridon, bibliothèque à vitres de cristal, contre les cloisons, entre les ouvertures et les tableaux, et, au centre, deux tables gigognes ciselées de dorures qui trônaient, posées sur un parquet de bois à la hongroise. Un parquet qui craquait malgré mes précautions, qui gémissait comme s'il condamnait les pas inconnus de l'intrus mal intentionné. Je savais où me rendre, tout au fond, à la dernière porte de la pièce principale, à gauche du vestibule – j'avais le plan dans la tête, le premier étage en entier d'une maison cossue de la rue des Couteliers, une rue proche de la Garonne, du côté du quartier de la Dalbade et qui donne sur la rue de Metz – pour arriver enfin au bureau de la vieille, repérer le secrétaire second Empire à tiroirs, prendre la clef dans le dernier tiroir de gauche, ouvrir en grand, grâce à cette dernière, les deux vantaux du minuscule portique central placé entre les colonnettes et dégager l'un des secrets : la paroi coulissante de droite, à l'intérieur. Et là, découvrir le trésor, une centaine de pièces d'or, de napoléons, de louis, en vrac, pour les placer dans mon vieux dernier sac d'écolier et prendre dare-dare la poudre d'escampette.

C'était le neveu de la vieille qui m'avait indiqué le coup, et aussi le jour d'absence de la tante partie se reposer dans une maison de campagne. Il m'avait téléphoné le matin même le message codé au cas où l'un de nous serait sur écoutes : "– Les carottes sont cuites pour douze jours… Tout va très bien, madame la Marquise…". Donc la tante, une vieille douairière serbe ou croate, vague cousine d'un roi disparu dans la tourmente de l'histoire moderne, serait absente pour douze jours et le coup était donc pour minuit. Lui devait de l'argent perdu au poker, moi je ne voyais que l'émotion du grand jeu et l'argent facile, et il était convenu entre nous de partager ensuite le filon : trois quarts pour moi et le reste pour le neveu. Il m'avait averti :

– Ne prends que les louis, laisse les meubles et les tableaux ! Les louis, je ne sais même pas si ma tante en connaît l'existence… Je les ai découverts par hasard… On ne risque rien… du velours…

Prendre les meubles et les tableaux ! Je n'y pensais pas. Un déménagement en pleine nuit ! De quoi attirer toutes les polices de la ville. En plus, il aurait fallu être à plusieurs, donc partager, garer un énorme camion dans la ruelle, pouvoir entreposer puis écouler les meubles… Bref toute une "logistique" comme on dit dans les milieux d'affaires, louches ou pas, que je n'avais pas… Seul m'intéressaient le sport et l'aventure.

A l'instant où je m'apprêtais à ouvrir le secrétaire, une espèce d'angoisse, une sorte de sixième sens, un pressentiment me saisit. J'éteignis la lumière de la lampe, me dirigeai presque à tâtons jusqu'à l'unique fenêtre livide, écartai d'un geste doux le rideau pour découvrir la rue des Couteliers, déserte, morte, faiblement éclairée par quelques lampadaires blafards, lorsque mon sang se figea et se transforma en glace, d'un seul coup. Une ombre, une voiture avançait avec lenteur, feux éteints, se rangeait de l'autre côté de la ruelle. Une voiture dont je devinais le mot "POLICE" en lettres majuscules sur le côté et deux de ses portes s'ouvraient déjà.

Cœur battant la grande chamade, je me ruai vers la sortie, me cognai contre un angle du bureau ministre, expurgeai entre les dents un "merde !" aussi incongru qu'atténué, grimaçai de douleur autant que de terreur, ouvrai la lampe pour redécouvrir les lieux et me précipitai vers la sortie. J'étais fait comme un rat selon l'expression consacrée. Je franchis dans un silence opaque la pièce centrale, le vestibule, la porte d'entrée dont j'avais forcé la serrure. J'étais cuit ! Et en plus sous le couvert d'une première condamnation pour vol d'une motocyclette, déjà condamné à six mois avec sursis et mise à l'épreuve… J'étais cuit et en nage. Une sueur glacée dégoulinait sur la barrière des sourcils, dans mes yeux, une sueur que j'enlevais d'un geste rageur, sur le palier du local. Au-dessus, un autre appartement, occupé par un militaire souvent absent d'après le neveu, en dessous, un rez-de-chaussée miniature utilisé par une vieille danseuse étoile atteinte de surdité.

Je ne sais plus qui m'avait dit, une fois, que le neveu était un indicateur de la police, une balance. Sur le moment je ne l'avais évidemment pas cru. J'étais à un âge où l'on fait confiance aux copains, même les plus récents, et à ses intuitions même si elles sont fausses.

– Le salaud ! Il m'a "donné" ! Pour une prime ! C'est lui le vrai instigateur du coup ! Je déballerai la vérité au commissariat !

Mais je savais au fond de moi que rien n'y ferait, que le juge aurait devant les yeux un voyou récidiviste, un petit malfrat, prêt à tous les mensonges pour "s'en sortir", et des policiers qui jureraient, foi d'agents assermentés, qu'ils passaient là par hasard et avaient vu la porte d'entrée ouverte, et que le magistrat prendrait la décision qui s'imposait… m'expédier au tribunal et à la prison… et donc, qu'il vaudrait mieux s'écraser, s'excuser d'être un trublion de l'ordre public, écouter sagement le juge et ses remontrances, laisser croire qu'on a enfin pris conscience de ses erreurs et s'engager à abandonner la pente sans fin de la malhonnêteté. Et ma mère ? Qu'allait dire la mère ? Elle allait hurler de colère puis jubiler de plaisir ! Je la connaissais assez pour savoir qu'elle profiterait de ma mésaventure pour en tirer une morale devant tous mes frères et sœurs, toute contente de me ravaler au rang où elle m'avait déjà placé. Je l'entendais ricaner :

– Un "macho" aussi con et prétentieux que son père ! Bien fait pour lui ! Que ça lui serve de leçon ! Qu'il aille faire un tour en prison, ce bon à rien ! Mais que vont penser mes collègues professeurs quand ils apprendront ? Quelle honte ! Mon Dieu, mais quelle honte !

Les rapports avec la mère n'étaient pas au beau fixe depuis longtemps.

J'étais cuit ! Les flics allaient me trouver, m'attraper comme on cueille une petite violette sauvage au milieu d'une prairie ! Se cacher dans l'appartement était idiot ! Monter jusqu'au second étage et m'asseoir dans un renfoncement de porte et espérer était de même. Les policiers ne sont pas stupides. Ils fouilleraient la maison de fond en comble. S'ils ne me trouvaient pas au premier étage, ils grimperaient au second ! Peut-être espérer quand même trouver sur le dernier palier une porte donnant dans un galetas, gagner peut-être le toit de l'immeuble… on ne voit ça que dans les films sur les toits de Paris toujours reliés entre eux par des kilomètres d'échelles ou d'escaliers avec marches ascendantes ou descendantes. Les toits de Toulouse sont individuels et on ne passe pas d'un toit à l'autre en suivant une rampe ou une échelle… Il m'aurait fallu des ailes pour pouvoir m'envoler et me poser tranquille, comme un petit pigeon, sur une maison du voisinage. Tous les voyous du coin le savent : Toulouse est un grand village individuel dont les maisons n'ont pas toujours la hauteur adéquate de la voisine ! Et existait-il seulement un galetas à l'étage ?

Et là, sur le palier, j'eus alors une intuition géniale ! Je descendis l'escalier quatre à quatre, cœur battant toujours la chamade, éteignis la lampe, et me figeai dans la bonne encoignure de la porte d'entrée que j'avais laissée à peine entrebâillée ! Je pris trois profondes inspirations pour maîtriser le tremblement et les halètements de ma respiration oppressée et j'entendis distinctement les pas des hommes sur le gravier du petit jardin. Une terreur folle me glaça à nouveau l'épiderme.

Puis la porte bougea imperceptiblement et deux ombres sinistres entrèrent dans la nuit du vestibule et dans mon champ de vision. Je ne voyais à peine que la silhouette noire du dos des deux hommes. Le premier tenait les mains dans les poches et le second alluma une lampe torche qui troua l'ombre du lieu et éclaira presque violemment l'escalier pour me faire sursauter, mais en pensée seulement. Les deux policiers se dirigèrent avec précaution et entreprirent en silence l'ascension en direction de l'appartement de la vieille. La lumière disparut enfin avec les deux ombres et je sortis de derrière la porte, avalai une grande goulée d'air et me précipitai à l'extérieur, traversai le petit jardin sur la pointe des pieds et ouvris le portillon qui donnait sur la rue. Je prenais alors mes jambes à mon cou, instinctivement direction la Garonne et mes pénates ! Il fallait fuir ! Et je commis une première erreur, je traversai la ruelle vide en direction de la voiture de police lorsque la porte du côté du conducteur s'ouvrit devant moi.

– Arrête, petit con ! ordonna une voix tandis que son propriétaire s'extirpait brutalement du véhicule.

Je poursuivais ma course folle sur le trottoir, frôlais l'homme qui s'arrachait encore du véhicule et redoublais d'ardeur, cœur déjà à l'agonie, tandis que retentissait un bruit de cavalcade dans mon dos. Le policier me poursuivait. Je devais posséder une dizaine de mètres d'avance, mais si le poursuivant continuait, tôt ou tard, avec l'aide des deux autres, ils me coinceraient quelque part. Je retraversais la ruelle, débouchais à l'angle de la rue, courant comme un dératé tandis que les pas dans mon dos se rapprochaient. Un sportif ! J'avais affaire à un sportif !

– Arrête ! Je te flingue, petit con ! Eh, les gars, il est là ! hurlait la voix.

J'étais pris. J'eus encore, en tournant la tête, le temps de voir les deux ombres qui giclaient en courant de la maison, mais elles étaient loin. L'autre, un vrai sprinter, courait sur mes pas et paraissait se rapprocher dans la nuit. Je tournai l'angle aigu de la rue qui donne sur la descente de la Halle-aux-Poissons et sur la rue de Metz et m'arrêtai d'un bloc contre le mur. La cavalcade approchait et le policier me tomba presque dessus. Il parut surpris dans la lumière d'un lampadaire que j'avais derrière moi et mon poing partit en direction de son menton. Je le reconnus à l'instant. C'était Mazeret, le flic qui m'avait déjà passé les menottes lors de ma première arrestation et qui m'avait escorté jusqu'au commissariat de la rue du Rempart Saint-Étienne encore en activité. Mazeret avec sa petite moustache, son air débonnaire, son début de calvitie et sa bouille grassouillette de roquet repu. Il ne vit que mon poing et instinctivement se baissa pour éviter le direct, ce qui fait que je ne le cueillis pas à la mâchoire et que le coup atterrit en direction de l'œil gauche, avec un étrange bruit mat, un splash profond, tandis que nous nous pliions en deux, tous les deux en même temps, lui en se tenant l'œil et en beuglant et moi en tenant mon poignet droit endolori !

– Le con ! hurlait Mazeret au risque d'éveiller tout le quartier… Il m'a cogné ! Venez vite les gars ! On va lui flanquer une raclée à ce petit salopard !

Et je commis une seconde erreur totalement stupide. Je me redressai comme un diablotin sortant d'une boîte pour reprendre la fuite tandis que Mazeret restait allongé sur le trottoir, une main sur son œil. Ma douleur au poignet passait vite et, au lieu de gagner les petites ruelles du coin pour pouvoir me perdre, je repris ma course folle en direction du Pont-Neuf et vers le quartier Saint-Cyprien, toujours vers mes pénates. Pour l'instant, une pensée me glaçait. Et si Mazeret m'avait reconnu ? Je devais avoir le visage dans l'ombre… enfin j'espérais… et Mazeret n'avait certainement dû voir que mon poing lui arrivant dessus. Je galopais toujours, à perdre haleine, traversais, courais inlassable, éperdu, à l'étonnement de quelques rares automobilistes et de deux amoureux enlacés, et gagnais enfin le Pont-Neuf pour comprendre en définitive mon erreur. Le Pont-Neuf : la plus ancienne passerelle de Toulouse qui franchit la Garonne au plus proche du centre de la ville. J'étais sous la lumière de tous les réverbères qui illuminaient pleins feux le pont. J'étais aussi visible qu'un gros lapin rose au milieu d'une clairière verte et ensoleillée. Je me tournais une fois tout en poursuivant la course infernale. Dans mon dos, la voiture de police tous gyrophares allumés freinait dans un crissement aigu de pneus, s'arrêtait et Mazeret grimpait déjà à l'arrière. J'étais perdu ! Je n'en pouvais plus. Même le sac pourtant vide que j'avais sur le dos paraissait peser une tonne. Et ce pont était diabolique, sans fin, aussi long que trois ponts de Paris à lui tout seul ! Je n'étais même pas arrivé au milieu ! Un pont de folie ! Je me trouvais à son sommet, environ au premier quart de toute sa longueur, car celui-ci, construit au XVIe siècle, possède la particularité d'avoir une forte pente dans son premier quart en direction du centre de la ville et une descente plus faible sur les trois autres quarts en direction des quartiers extérieurs. Je m'arrêtai vaincu pour reprendre une respiration défaillante et calmer un muscle cardiaque en transe. Je n'avais aucune chance… J'eus une dernière pensée : – Je vais certainement passer un mauvais quart d'heure !

Et ce fut ce qu'il faut bien appeler un miracle ! A deux cents mètres, je voyais la voiture, phares allumés, gyrophares déchaînés et le moteur qui essayait de repartir sans arrêt. Le conducteur qui avait freiné trop brutalement pour cueillir Mazeret avait dû caler, noyer l'engin et n'arrivait plus à relancer la mécanique ! Du coup, étonné et remerciant Dieu ou le hasard – je n'avais pas le temps de choisir – je repris mes ultimes forces pour une course plus sereine, quand même au trot, dans la descente légère et finir la traversée de la Garonne. Je croisai l'énorme masse de l'Hôtel Dieu endormi sous sa coupole et pris pied sur la rive gauche, mais un nouveau véhicule surmonté de gyrophares apparut tout au loin, en face, au bout de la rue de la République, vraisemblablement appelé par les policiers en panne.

Je traversai aussitôt la chaussée, toujours au pas de course, pour prendre la rue Viguerie qui mène à l'Hôtel Dieu, obliquai encore dans la Grande Rue Saint-Nicolas, pour gagner une sombre petite ruelle qui se perdait dans un dédale d'ombres.

Je trouvai enfin un terre-plein et me cachai derrière une ruine en démolition pour reprendre mes esprits. Je revivais tous les instants de la nuit. J'avais eu, vraiment eu de la chance ! Et je décidais illico de m'améliorer, de ne plus jouer les grands petits voyous et les gros imbéciles ! Pour moi, pour ma Djamila Bekaa dont je venais alors de faire la connaissance intime, pour toute ma famille, excepté ma mère !

– Grand con ! Que ça te serve de leçon ! que je grognais dans ma barbe naissante.

J'attendis un bon quart d'heure, allumai enfin une cigarette tremblante en cachant la flamme comme si tous les policiers de Toulouse guettaient à tous les coins de rue du quartier, cherchaient encore, à l'affût, un indice comme une flamme de briquet, un bruit incongru de respiration ou un rougeoiement de cigarette ! J'attendis encore une bonne demi-heure de plus avec l'aide de deux ou trois nouvelles cigarettes, histoire de me calmer, pour oser prendre la décision de rentrer au bercail en rasant les murs, en évitant la lumière des lampadaires et en me glissant, si possible, dans les coins les plus sombres.

Plus de gyrophares à l'horizon ! La ville dormait, paisible. Je traversai avec mille précautions la rue de la République totalement vide de vie et parvins enfin rue des Teinturiers, là où je perchais avec ma famille, à un premier étage d'une maison cossue.

Un appartement bizarre qui rejoignait un second appartement d'un autre premier étage d'une maison voisine par l'intermédiaire d'une arche, d'une espèce d'arcade creusée dans les deux murs, ce qui fait que nous avions deux marches d'escalier au milieu d'une grande salle commune toute en longueur. La petite moitié servait de cuisine, la grande de salle à manger. Comme les toits de la ville rose, les étages, planchers et plafonds des maisons adjacentes ne sont pas forcément à la même hauteur !

Il était trois heures du matin, passées. J'ouvris en silence la porte d'entrée avec la copie de la clef d'origine que j'avais eu la présence d'esprit de voler lorsque j'avais atteint l'âge de treize ans. Je m'en servais quand bon me semblait, sans évidemment l'assentiment de ma mère !

L'avantage de ce système de deux appartements pour une seule famille est que nous avions tous une chambre individuelle, sauf les deux dernières gamines qui dormaient ensemble dans la même pièce et le même lit.

Je me glissai en silence dans ma propre chambre. Un bruit insolite m'arrêta. J'allumai la lampe de poche pour éviter la lumière électrique trop crue qui aurait pu glisser sous la porte et réveiller la mère, pour découvrir Zaza ronflant dans mon lit. Zaza, c'est la dernière, une petite poupée blonde, quatre ans à l'époque

Et qu'est-ce qu'elle faisait dans mon lit ? Mais vu l'heure, et pour ne pas mettre la puce à l'oreille de la mère ou d'aucun de mes frères et sœurs, je me contentai de la soulever pour la pousser du côté du mur et je m'installai enfin tout habillé, mort de fatigue, dans le lit, sous les draps chauds, en ôtant seulement les souliers.

 

 

 

Chapitre II

 

La famille

J'ouvris brutalement les yeux et sursautai. Une petite main accrochait mon bras et le secouait. La lumière entrait à flot dans la chambre et Zaza, debout près du lit, les cheveux tout dorés sous un rai de l'astre, m'observait de son profond regard bleu étonné.

Elle releva le nez et zézaya :

– Philou, maman t'attend ! On va manger !

Je fronçai le sourcil.

– Pourquoi as-tu dormi dans mon lit, cette nuit ?

Zaza se contenta d'une pirouette et prit en courant la poudre d'escampette.

– Debout ! Fainéant ! Son Excellence est attendue ! Le beau gosse daignerait-il passer à table ! hurla assez lointaine la voix de crécelle de ma mère.

Je sortis enfin des draps, tout habillé, sautai du lit, baillai en m'étirant les muscles, jetai un coup d'œil mal réveillé dans le petit miroir et passai une main négligente sur la chevelure, histoire de me peigner et d'être présentable. J'avais une pensée coutumière à chaque réveil.

– Le beau gosse est toujours là, ma chère petite mère ! Toujours prêt à t'emmerder !

Puis une pensée amusée pour l'histoire de la nuit précédente et ma rencontre avec ce cher Mazeret. "– Bien fait pour lui ! Il n'avait qu'à rester dans sa bagnole au lieu de jouer les sportifs !"

Et je parus enfin, tel Apollon dans sa splendeur, dans la grande salle à manger. Comme chaque dimanche la famille était là, réunie, autour de la table toute en longueur, excepté la sœur aînée qui vivait maintenant avec son Ali Bachouar. Ma mère, à un bout, me fixait d'un regard qu'elle voulait épouvantable et tous mes demi-frères et demi-sœurs sagement assis à leurs places respectives, attendaient amusés.

– Assieds-toi, fainéant ! clama-t-elle de sa voix aiguë… Monsieur se lève enfin !

Et je me dirigeai d'un pas nonchalant pour la cérémonie rituelle du matin, c'est-à-dire aller embrasser la mère en premier, puis le reste de la famille, toujours dans le sens des aiguilles d'une montre, avant de m'affaler sur la seule chaise vide qui se trouvait sur le côté, juste à la droite de la génitrice. Mais, avant de m'asseoir, je fis un détour que tous attendaient vers le chef d'œuvre qui trônait, imperturbable et serein, dans un coin de la pièce. C'était une statue énorme, grotesque, d'un nu moderne, sculpture en bois, un nu tonitruant, un corps de femme énorme, sans tête – une décapitation symbolique peut-être ou une reproduction vaguement néo-africaine de la Vénus de Milo ? –, peinte d'un rose bonbon agressif, avec deux seins aussi imposants que deux ballons de football, l'un pointant un mamelon arrogant vers le ciel, l'autre vers les enfers, collés ensemble au-dessus d'un ventre maigrichon et d'une croupe de canasson de labour. Un chef d'œuvre d'art moderne et de bon goût intellectualiste parisien que mère avait acheté depuis des lustres peut-être pour dégoûter ses fils de la gent féminine et que nous devions vénérer comme une œuvre immense d'art contemporain, donc éclairé. Et, en passant, je pinçai par deux fois l'énorme mamelon bistre du sein droit qui pointait orgueilleusement vers le plafond tout en lançant un joyeux "– Pouêt, pouêt !" aussitôt repris par Coco, le perroquet.

– Philippe ! hurla aussitôt la mère… Laisse l'art tranquille ! Et vous, ne riez pas ! Votre frère est débile ! Il ne respecte rien !

– L'autre, l'autre ! indiquait mon frère Michel qui atteignait les quinze ans et devenait un peu canaille sur les bords… Il en fut quitte pour éviter brillamment la gifle de la mère…

– Philippe, arrête ! Laisse tranquille la statue ! A table ! reprenait la voix acide…

Sourd à l'injonction, j'appuyai deux fois sur le second mamelon, plus triste que le premier parce que dirigé vers la terre, et fis un sinistre "– Pouêt, pouêt !" bien plus grave ce qui mit en joie mes deux petites sœurs.

– Arrêtez de rire ! vitupéra la mère… Philippe ! Arrête de faire le pitre et viens t'asseoir, fainéant !

Je pris enfin place sous le regard complice et caché des deux petites dernières, Hilda et Zaza

 

Il convient de présenter l'ensemble de ma famille à mes lecteurs. Une famille de branques, de fadas comme on dit dans le midi ! Une famille de folie !

 

D'abord la mère : Georgette Sylvie Micheline Leguenaut, la quarantaine, née en mai 1958, ce qui lui permettait de proclamer de temps en temps un "– Je suis née juste dix ans avant les barricades et la Révolution et j'en suis fière !" de mauvais augure, comme si la Révolution, avec un grand R, était non de son fait, mais une simple conséquence de sa seule apparition sur Terre. Elle était née soixante-huitarde avant l'heure !

Une femme toute en longueur, fade, plate, commune, des yeux bleus rêveurs, délavés, sinistres, un regard de vieille biche fatiguée sous le flot d'une chevelure blondasse qui tombait raide sur des épaules étriquées de gamine à peine pubère. Vêtue à la hussarde d'un blue-jean, souvent d'un complet-jean délavé et crasseux, c'était une (surtout pas un) professeur émérite de philosophie au lycée Saint-Sernin du coin, une intellectuelle pur jus qui se voulait moderne et féministe convaincue, révolutionnaire en diable, progressiste, marxiste et trotskyste à la fois, évidemment un brin écologiste pour être à la mode, et une séductrice certainement patentée puisqu'elle avait donné la vie à huit enfants, rien que ça, tous de père différent. Une croqueuse d'hommes ! "– Pas question que je fasse ma vie avec un homme commun, un macho, qui ne voudra pas mettre la main à la pâte ! Très peu pour moi !". Bien notée en plus par la hiérarchie stupide de l'Éducation nationale.

 Car cet étrange bout de philosophe totalement asexuée, androgyne, qui avait donné vie à huit enfants bien portants, femme bien polie à l'extérieur, en particulier auprès de ses collègues de l'enseignement, militante acharnée et exemplaire pour distribuer des tracts et des idées, ne supportait aucune contradiction au sein de sa famille et pouvait alors, tout aussitôt, se muer en mégère politique, œil tendre de vieille biche changé en œil de fauve féroce. Adieu la philosophie, l'existentialisme sartrien, et vive la paranoïa ! C'était dans ses gènes : avoir toujours raison et ne supporter aucune contradiction de la part de la progéniture.

Pour cette femelle politisée jusqu'au bout des ongles, mis à part quelques trotskystes, écologistes et anarchistes, la majeure partie des hommes n'étaient alors que des brutes insipides et infréquentables, les autres femmes, de simples esclaves sans cervelle, stupides dans leur admiration de ces mêmes brutes. Quant à ses propres enfants, les filles étaient donc sans caractère par définition et les garçons déjà des petits mâles abrutis par leur sexe et leur orgueil.

Le seul élément vraiment féminin que je connaissais de notre philosophe progressiste, et encore l'était-ce de nos jours, c'était un ensemble de "piercings", de curieux anneaux ou aiguilles dorées ou argentées qui lui lardaient quelquefois le visage dans la narine et en bout de langue, et même le corps aux endroits les plus invraisemblables, en partant du nombril jusqu'à d'autres parties plus intimes qu'elle osait faire admirer à ses filles et qui devenaient une conquête du féminisme et de la vraie liberté. Des piercings qu'elle avait soin d'enlever lorsqu'elle partait à son travail de philosophe ! Bref, une connasse, une vulgaire connasse, comme je disais à mes copains depuis la classe de quatrième, tout étonnés et fiers de fréquenter, tout au fond de la classe, un chahuteur patenté, fils de professeur, en révolte contre le travail et l'ensemble du corps enseignant !… une vulgaire connasse comme je disais alors, avec une férocité triomphante, sans même l'ombre d'un regret ou d'un quelconque remords… Pardonnez le vocabulaire, braves gens qui me lisez, mais c'est celui que j'avais dans ma tête de jeune macho en opposition totale à la mère… Faut m'absoudre ! La jeunesse est impitoyable… J'étais impitoyable ! J'aurais dû au moins le respect à cette femme qui élevait, seule, tant bien que mal toute sa marmaille. Et je m'excuse auprès de certains de mes honnêtes lecteurs pour l'emploi de ce vocabulaire envers ma génitrice. Et pourtant, curieusement, elle avait aussi des gestes de mère pour toute la progéniture, même pour moi, et il lui arrivait de me serrer contre elle, très fort, pour bougonner enfin :

Saligaud ! Tu es quand même mon petit ! Et je t'aime !

Et elle me serrait la tête entre ses mains, pour poser des lèvres enfiévrées sur mes joues et mon front, puis ajouter d'un air inspiré :

Salopard de gosse ! Et dire que c'est moi qui ai fait ça ! Dire que c'est moi qui ai fabriqué ce macho !

Je laissais faire et je la serrais fort dans mes bras d'adolescents, histoire de me faire pardonner toutes les bêtises passées et à venir ! Et Dieu sait si elles étaient nombreuses ! Et alors, là, dans ces moments de paix, je l'aimais avec une simple tendresse de chiot. Je l'aimais comme pas possible. J'aimais ma mère comme elle était, simplement. Mais je continuais à la traiter de connasse devant les copains.

Passons au reste de la famille.

 

Valérie, vingt-quatre ans à l'époque, l'aînée, ce jour-là absente, bien en chair, rondelette et aussi large que la mère était filiforme, aussi souriante que la mère était sinistre, fille d'une exception chez les pères machos, d'un représentant de commerce du nom d'Arthur Lambert, qui, autrefois poursuivi par la justice française pour quelques abus de confiance patents, s'était vu contraint de s'éclipser en Argentine ou au Chili. Un héros ! Le héros ! Transformé alors, par la chère philosophe, en victime d'un système bourgeois capitaliste puis, au cours des ans, peu à peu, en authentique saint laïque et révolutionnaire, un peu à l'image d'un Che Guevara inconnu dont mère attendrait le retour tout à fait incertain avec encore une ferveur de nonne et des trémolos dans la voix. Elle avait même fini par le rebaptiser Arthuro, c'est vous dire ! Il était devenu un guérillero des causes perdues, des rêves révolutionnaires. Il était aussi devenu, pour la famille, l'exception culturelle, le révolté, l'homme totalement libre et libéré, le rare individu mâle à prendre comme exemple. La Valérie, la sœur aînée, avait, d'après la mère, forcément hérité des qualités supposées du père, mais, sottement embourgeoisée, avait fini par fuir le domicile après s'être liée d'amour avec une ficelle, un certain Ali Bachouar, tout en maigreur et longueur, Arabe pur-sang si j'ose dire, cheveux aussi corbeau que crépus, teint bistre, œil canaille, démarche nonchalante, main toujours dans la poche, la sienne ou celle d'un quidam comme je disais méchamment. Un margoulin en quête de carabistouilles avec qui je m'entendais bien, disons comme larrons en foire, et que j'avais aussi méchamment prénommé "Babar, Ali Babar, le roi des voleurs et des quatre cents coups."… En retour, il m'appelait "le beau-beauf" ou plus simplement "Bobof". J'aimais bien ma sœur aînée Valérie. Une fille simple, honnête, toute de gentillesse, militante socialiste débonnaire… mais qui n'a pas une tare ?… Depuis l'âge de quinze ans, elle avait la carte du parti, au grand dam de la mère pour qui le parti socialiste officiel était tout simplement un parti de réactionnaires… Mais Valérie avait l'intelligence de ne jamais répondre aux perfides attaques politiques de sa mère…

 

Ensuite, dans l'ordre chronologique ou du temps qui s'écoule, si vous préférez, c'était moi, vingt-et-un ans à l'époque, le second de la lignée, prénommé Philippe… comme Pétain ajoutait, quelquefois, ma sainte mère lorsque je l'ennuyais trop… fils d'un sinistre inconnu, d'un macho parmi les machos, un anonyme tout simplement fasciste, cependant réputé intelligent malgré ses lourdes tares, un homme sans nom qui, je me le demandais souvent, avait cependant réussi à séduire ou inversement à être séduit par l'androgyne qu'était ma mère… Comment avait-il fait ou comment en était-il arrivé là ? Était-il myope et sourd en plus ? Était-il normal ? Ou alors faut-il que les hommes soient tenus par leur sexe et leur orgueil de mâle comme nous enseignait chaque jour la mère ? Questions sans réponses car elle avait proclamé haut et fort, depuis toujours, qu'il était désormais interdit de parler de cet homme-là sous notre toit et même d'en prononcer le nom ! Ce qui fait que j'ignorais tout de ce père putatif et j'étais presque le seul de la lignée dans ce cas. Mon père n'avait pas de nom, il n'avait que des travers et des tares.

 

En troisième position, Farida, dix-huit ans, brunette gentillette au visage d'ange, plutôt effacée, fille d'un prénommé Mohamed, espèce d'imam de caves de banlieues qui traînait toujours ses savates et une fainéantise proverbiale sur tous les trottoirs de Toulouse, comme le proclamait la mère. Un brave homme qui venait, à intervalles irréguliers, mais de plus en plus espacés il est vrai, prendre des nouvelles de sa fille. A propos de leur fille, c'était la mère aussi qui avait d'abord exigé que Farida porte le voile islamique dès l'âge de treize ans, en vertu du saint principe que tout enfant doit hériter de son père au moins quelque chose, même contre l'avis de l'imam qui n'en demandait pas tant. Et Farida, trop gentille et obéissante, s'était exécutée, mais lorsque les temps avaient changé et que mère avait brutalement découvert que le voile islamique pouvait être une terrifiante régression politique et sociale pour l'essor futur de la gent féminine, elle avait exigé l'interdiction de ce même voile alors que ma demi-sœur, prise par l'habitude et incapable d'admettre la versatilité et la bêtise du monde qui l'entourait, avait refusé quelque temps de le retirer, même en classe, pour enfin céder aux derniers caprices de la mode et aux ordres de la mère. Elle ne portait plus le voile qu'à la maison, histoire de ne pas faire honte à la mère, à l'extérieur. Une manière douce de dernière révolte. Et elle avait définitivement clos cette histoire grotesque en élevant la voix pour la première fois de sa vie et en prononçant un cri du cœur féroce qui était resté dans les annales :

– Ce n'est pas une famille, ici, c'est une ménagerie !

 

Quatrième de la lignée, Michel, quinze ans, blondinet guilleret et malin, aux yeux sombres et vifs sous un large front têtu, fils d'un faux rabbin de passage, aussi sioniste que rapide pourrait-on dire parce qu'il n'était resté que quinze jours à la maison, juste le temps de bénir le logis au nom du Dieu d'Israël – allez savoir pourquoi –, d'essayer de convertir la mère et de procréer par inadvertance, pour disparaître en prétendant que son destin était du côté de Jérusalem. La fuite vers l'Orient ! Michel avait du caractère et était capable de tenir tête à notre mère, le plus bel exemple étant le jour où, après avoir imposé le voile à Farida, elle s'était mis en tête de le forcer à porter la kippa sur le sommet du crâne. Mère avait sa logique. Farida, le voile; Michel, la kippa ! Il avait refusé net, fait une colère aussi énorme que celle de la mère et lorsque cette dernière lui avait demandé une raison valable, car il fallait toujours argumenter nos réponses, nous apprenait régulièrement la philosophe, il avait eu un cri du cœur assez extraordinaire pour gagner la bataille.

– Non ! Je ne porterai pas la kippa parce que Ahmed, mon meilleur copain de classe, ne me parlerait plus !

Du coup, mère avait haussé ses maigres épaules et avait cessé d'insister.

Ce qui fait que, mis à part quelques disputes fraternelles, je m'entendais bien avec Michel malgré la différence d'âge. Une espèce de connivence et d'alliance stratégique nous liait contre le pouvoir maternel.

 

Cinquième, Mamoud, quatorze ans, métis bien en chair aux cheveux crépus, au nez épaté et au large sourire d'une gentillesse exceptionnelle, toujours content et heureux, fils d'un prêtre catholique sénégalais qui était demeuré chez nous plus d'un an. Un brave homme d'ébène et de foi, tout en longueur, patient, il le fallait pour rester plus d'un an avec la mère, aussi sombre de caractère que de peau, qui nous avait laissés, avant de disparaître et poursuivre ailleurs le péché, à part Mamoud, une bible reliée en peau de brebis et, surtout, une espèce d'insupportable oiseau gris, perroquet baptisé Coco, un vieux mâle aussi acariâtre que la mère, bavard comme trois pies, qui passait alors, lui aussi, son temps à réciter des prières ou des bribes de sermons avec un parfait accent africain, puis à imiter la sonnerie du téléphone ce qui faisait bondir mère hors de son fauteuil pour décrocher le combiné. Avec le temps, l'oiseau avait fini par reprendre les criailleries de la mère, les interjections de chacun et même les "discours sifflotant" de Zaza.

Décidément mère, pourtant philosophe marxiste et athée, avait alors un penchant certain pour les hommes d'église en cette période-là de sa vie ! C'est le moins qu'on puisse dire !

Puis, après "l'époque religieuse" et quelques années de calme dans une méditation zen et la recherche d'un Nirvana, ç'avait été ce qu'on pourrait nommer la "période européenne" de ma chère mère déjà tiers mondialiste avant l'heure.

Edouard, dix ans, fils d'un Anglais de passage qui s'était aventuré sur le continent en pensant que l'Europe était née et donc était devenue britannique, sans mesurer toutes les conséquences d'un voyage de découverte en pays inconnu et sauvage. Il était retourné dare-dare se cacher dans le smog londonien pour ne certainement plus oser franchir le Channel… Comment était-il tombé à Toulouse sur ma mère ? Une malchance inimaginable, je suppose, pour ce pauvre Anglais.

L'avant-dernière de la lignée, Hildegarde – transformé en Hilda –, sept ans, blondinette tout en longueur, œil bleu pâle et colérique, qui était de tous les enfants, celle qui ressemblait le plus à notre mère, était la fille d'un Allemand lutteur de foire, plus ou moins gitan ou tzigane, allez savoir, qui, le temps d'une halte de saltimbanques de passage, nous avait fait admirer ses pectoraux et ses tatouages pour, après un dernier petit déjeuner pantagruélique, disparaître un beau matin avec le cirque qui l'employait aussi comme homme à tout faire… Pour l'occasion, toute la maisonnée avait manqué partir en caravane à suivre le cirque, mais l'homme, certainement plus intelligent qu'il n'y paraissait, avait carrément refusé d'emmener la smala à sa suite, d'autant qu'il avait une autre femme et déjà six enfants qui l'attendaient dans sa caravane. Une colère terrifiante. Il avait saisi notre mère, l'avait soulevée du sol, devant toute la petite famille étonnée ou atterrée, dit "Nein !" et mère avait dû se rendre à l'évidence. Il était aussi macho que les autres, même s'il n'avait rien d'un bourgeois. Et elle avait illico décidé de le laisser tomber. C'est du moins ce qu'elle avait claironné ensuite. "– Cet homme-là, mes enfants, ne vaut pas la peine qu'on se sacrifie pour lui ! J'ai bien fait de le laisser partir, comme les autres !"

Enfin, Isabelle, quatre ans, la petite dernière, une poupée toute blonde, toute mignonne, toute en rondeurs, au grand regard bleu étonné, avec un visage tout circulaire sous un flot de chevelure dorée naturellement bouclée, dont, en ce qui concerne le géniteur, mère disait, cette fois, hésiter entre plusieurs hommes… Elle en était arrivée là certainement sous prétexte de féminisme absolu et de liberté démocratique individuelle totalement affranchie, sa dernière marotte pour changer le monde. La liberté a bon dos ! Zaza, c'était son surnom, montrait toujours un sourire enjoué et bienveillant autour de deux fossettes et d'un adorable zézaiement.

Bref, une famille de dingues, de siphonnés, de marteaux… Une famille incroyable ! Ma famille ! Si on peut appeler ça, une famille. Pas une famille recomposée, une famille décomposée ! Mais comme le dit le proverbe du sage : on ne choisit pas le ventre de sa mère ! Et on ne peut qu'accepter la tribu où le sort vous a fait naître.

 

Je m'assis donc à ma place devant la salade.

Et la voix de crécelle de ma mère explosa :

– Je ne veux plus que Zaza couche dans ton lit ! C'est indécent ! Avec le père que tu as, je me méfie de "vos" mauvais instincts ! Vous êtes capables de tout ! Vous êtes menés par votre sexe ! Capables de tout ! Je ne te fais pas confiance ! avait-elle lancé, toute contente, en avalant la première feuille de laitue… Tu m'entends ?

J'étais scandalisé ! La guerre était repartie à la première bouchée. Comme pratiquement à chaque repas ! Je détestai alors cette mère volontiers donneuse de leçons de morale, et j'éructai comme un diable :

– Et qu'est-ce que tu imagines ! Tu me prends pour un salaud ! Merde !

Je commençais depuis quelque temps à tenir tête et à menacer la mère si nécessaire.

– Je te prends pour ce que tu es ! tonna la mère… Tu tiens de ton père, donc on peut s'attendre à tout avec toi !

Je jetai un œil en direction du reste de la famille pour ne découvrir que des regards amusés. Ils devaient tous savoir, à part la mère, que je m'étais absenté durant la nuit. Seul, le regard de Zaza, la plus petite, me fixait étrangement comme pour laisser passer un message que j'étais bien incapable de décrypter. J'osai grogner :

– Mon père ! Je ne sais pas qui c'est ! Je m'en fous ! Tu refuses d'ailleurs de me dire jusqu'à son nom…

Cela faisait des années que j'essayais de temps en temps de lui tirer les vers du nez, comme on dit vulgairement, sur l'identité du fasciste qui m'avait procréé, mais rien n'y faisait.

– On ne prononcera jamais son nom ici ! Jamais ! Ne détourne pas la conversation. J'interdis que Zaza dorme avec toi, un point, c'est tout ! Vous avez tous votre chambre, à part les deux dernières qui dorment ensemble…

– C'est elle qui est venue, toute seule ! Je ne suis pas allé la chercher !

Je me défendais de l'accusation outrancière comme un innocent devant la justice du diable.

– Tu dois refuser de la prendre dans ton lit ! Zaza est assez grande pour dormir seule. Tu la renvoies ! Elle a déjà Hilda dans sa chambre qui dort à ses côtés ! Tu m'entends Zaza ? Tu dors dans ta chambre ! Et toi, Hilda, tu la surveilles ! Zaza, pourquoi as-tu choisi d'aller dormir dans le lit de Philippe ? Tu veux me le dire ?

Zaza restait muette et se contentait de plonger son nez dans l'assiette.

– Et toi, Hilda, tu ne t'es aperçue de rien ?

C'était au tour d'Hilda de contempler sa dernière laitue avec acharnement.

La mère, le temps d'avaler une feuille, repartait à l'attaque…

– Quand je l'ai interrogé, Mamoud m'a dit ce matin que le lit était vide, hier soir ! Vide à onze heures du soir !

C'était le fils du prêtre africain qui avait vendu la mèche ! Je ne lui en voulais pas. Je le connaissais bien. Je jetais un coup d'œil dans sa direction. Mamoud était déjà tout contrit et se balançait sur la chaise. Il observait la mère avec reproche, puis ses yeux se tournèrent dans ma direction. Il était désolé. Trop brave, incapable du moindre mensonge malgré ses quatorze ans, mère pouvait le manipuler comme elle l'entendait, depuis toujours, et tout obtenir de lui… Elle avait dû promettre de ne rien dire, comme à l'habitude, et lui, en se dandinant, comme à l'habitude aussi, avait avoué le secret… Nous le savions tous, même les gamines. Mamoud était le service de renseignements agréé par la mère et, ensuite, toujours désolé d'avoir donné l'information, il passait son temps à expliquer à ses frères et sœurs qu'il n'avait pas voulu et que c'était "la dernière fois que…".

– C'est Hilda qui m'a dit que Philippe n'était pas dans sa chambre !

Il en rajoutait et mère fusilla de son étrange regard la nouvelle coupable. Mère devait déjà être au courant depuis longtemps. Du haut de ses sept ans, surprise, Hilda en profita pour rougir jusqu'aux oreilles et, au bord des larmes, me jeta un bref regard courroucé. J'étais le responsable de la crise ! Et le seul.

Je lui jetai gentiment un clin d'œil complice, presque amusé, histoire de lui remonter le moral, de lui faire comprendre que ce n'était pas grave et que je me moquais, qu'il convenait de se moquer des remontrances de la mère, mais la fille du lutteur de foire persistait dans sa bouderie à mon encontre. Par contre, je découvris, tout à côté, l'extraordinaire regard admiratif de Zaza, planté droit dans mes yeux, un regard que seuls devaient pouvoir recevoir autrefois les Dieux des temps antiques. Malgré ses quatre ans, elle était de mon côté. Elle m'admirait depuis qu'elle marchait. J'avais toujours eu un rapport privilégié, extraordinaire, avec elle, je ne savais trop pourquoi, et je pensais, peut-être parce que les hommes n'ont pas la finesse d'analyse des femmes, que c'était simplement dû à l'âge de la petite, parce qu'elle était encore une jolie poupée et que les poupées manquent même à certains machos de mon espèce.

– Moi aussi, je ne connais pas mon papa ! zézaya-t-elle en guise d'explication…

Je compris alors, d'un coup, brutalement, pourquoi Zaza s'attachait si fort, avec toute son admiration, au grand frère que j'étais. Elle était comme moi, née de père inconnu. C'était un reproche à la mère, direct, et la femme le prit très mal. Elle haussa les épaules.

Zaza, tu te tais ! ordonna-t-elle avant de se tourner dans ma direction…

Et Coco, pour couronner le tout, qui reprenait de la même voix "zézayante" de la gamine :

– Moi aussi je ne connais pas mon papa ! Ave Maria !

Une pensée me fit sourire : – Il faut avoir vécu là-dedans, dans notre tribu, dans ce "genre de truc-là", chez nous, pour croire vraiment que cette famille existe ! Ça ne s'invente pas ! Une famille de vraie folie ! comme disait souvent ma sœur aînée dans son grand rire sain !

– Coco, tu la fermes ! poursuivait la mère d'un ton toujours aigre.

– Coco, tu la fermes ! reprenait l'animal en écho parfait, dans la même intonation acide et vindicative…

– C'est bien un mâle ! concluait maman en haussant les épaules dans un demi-sourire et en remplissant les assiettes de toute la maisonnée.

Coco donnait raison aux assertions politiques sur les hommes !

Not' père qui êtes aux cieux, Coco a bien déjeuné, sap'isti ! concluait l'oiseau avec les intonations africaines du prêtre.

Mère souriait davantage, levait à nouveau les frêles épaules et poursuivait en me fixant :

– Tout ça ne nous dit pas où tu es allé et ce que tu as fait en pleine nuit, mon cher Philippe… Philippe comme Pétain !

Et toujours Philippe comme Pétain ! La réponse stéréotypée toute prête au service.

– Tu me fais chier avec ton "comme Pétain" ! C'est toi qui as choisi le prénom, oui ?

– En souvenir de ton con de père !

Et allez, retour au père macho, inconnu et taré !

– Et tu l'as choisi aussi, merde ! Je ne suis pas né du Saint-Esprit !

– Arrête, Philippe ! Tu deviens grossier ! Ne détourne pas la conversation ! Où étais-tu, la nuit dernière ?

– Je suis allé me promener, tout simplement ! que j'annonçais d'une voix ferme, en prenant un air aussi niais que détaché sous l'œil déjà incrédule de la mère et les regards intéressés et amusés de toute la fratrie.

– Ça te démange, salopard ! éructait-elle aussitôt sous le regard perplexe de Coco…

Un classique de ses attaques.

– Ça te démange, salopard !… reprenait enfin l'oiseau avec l'accent féroce de la femme.

Excusez le vocabulaire de ma mère, braves gens qui me lisez ! Et elle poursuivait :

–… Tu es parti à la recherche de chair fraîche, hein ? Toujours à courir le jupon comme la plupart des hommes… Toujours les fredaines… toujours à battre le pavé après une pauvre fille ! Ça te démange !

– Ça te démange, salopard ! reprenait Coco en battant des ailes, de contentement.

Elle avait aussi du style mon intellectuelle de mère… recherche de chair fraîche… courir le jupon… les fredaines… battre le pavé… elle avait des lettres ! Ce n'était pas pour rien qu'elle était professeur à l'Éducation nationale !

– Où que tu vas chercher ça ? Je ne suis allé que me promener ! Qu'est-ce que t'imagines ?

Excusez le style, je n'étais pas encore écrivain confirmé, à l'époque !

A d'autres ! décidait la femme en vitupérant… Et comment es-tu sorti sans la clef ?… J'ai vérifié !

– La porte était ouverte !

J'étais en ce temps-là capable de mentir comme un homme normal, aussi mal que possible !

– Je te dis que j'ai vérifié ! La porte était fermée à clef comme chaque soir ! Tu mens ! Comme tous les hommes ! Si tu n'es pas capable de te retenir, tu quittes la maison ! Je ne te retiens pas ! En plus cela fait un mois que tu n'as pas fait ta chambre ! Ce n'est ni à tes sœurs, ni à moi de faire ton lit ! Un mois aussi que tu n'as pas touché à la vaisselle ou participé au moindre travail en commun de la maison !

Le crime ! Le crime du parfait petit machiste !

J'aime pas !

– Tu n'as pas honte ! C'est Farida ou même Zaza et Hilda qui "font" ton lit lorsque, excédée, je le leur réclame ! N'as-tu pas honte, fainéant ?

J'étais sur la défensive.

– Mais je ne demande rien ! Je ferai mon lit lorsque je le déciderai ! Ça ne me fait rien de dormir dans un lit pas fait ! C'est mon choix !

J'essayai de toucher le point sensible, je lançai la phrase magique qui pouvait peut-être tout excuser aux yeux de ma révolutionnaire de mère ! "C'est mon choix !" Mais rien n'y faisait !

– Et tout ce désordre, tous ces livres en vrac sur tous les meubles et jusque sous le lit !… Hilda, prends un peu plus de carottes ! Je te surveille… Un vrai capharnaüm, ta chambre ! … Farida, arrête de sourire bêtement !… Oui, tout ce désordre ! Tes cahiers, ton casque, tes chemises qui traînent sur toutes les chaises ! Si tu ne fais pas un effort, je refuse désormais de laver ton linge sale et surtout de repasser tes chemises ! Je déteste en plus !

– J'en ai rien à faire ! Je mettrai des chemises non repassées !

– N'as-tu pas honte, fainéant ? renchérissait Coco avec la voix de crécelle de la mère.

– N'as-tu pas honte, fainéant ! reprenait la mère…

A croire que Coco était du côté de la mère et qu'ils s'étaient donnés le mot avant l'algarade !

Elle avait décidé de m'ennuyer !

Ma réponse claqua énorme, menaçante, impérative.

– Non !

– D'où viennent les clefs de la maison que tu possèdes ?

– Philippe comme Pétain ! Ite missa est !… éructait Coco.

Le silence hautain de ma part en guise de réponse.

– Ne mens pas ! Mamoud m'a dit que tu avais des clefs !

Mamoud reprenait aussitôt son étrange balancement sur la chaise et se contentait de me jeter un coup d'œil angoissé.

– Je n'ai qu'une clef, celle de la porte d'entrée !

– D'où vient-elle ?

– C'est une copie de la clef de mamie !

En réalité, c'était le double de la clef de l'appartement, confiée à Mamie, que j'avais chipé. Mamie Jeanne, grand-mère, vivait dans un petit appartement de banlieue, à Balma, entourée d'une horde de chats et de photos souvenirs de toutes ses frasques de jeunesse, lorsqu'elle était "artiste chorégraphe" en tournée, traduisez danseuse de cabaret…

Bref, une lourde hérédité pour tous mes frères et sœurs comme pour moi-même… Grand-mère danseuse légère, mère professeur de philosophie et révolutionnaire patentée, grand-père fêtard inconnu et pères courants d'air !

– Rends-moi cette clef ! C'est un ordre ! hurlait mon existentialiste de mère en montant dans les trémolos et les aigus, au risque d'ameuter le voisinage, mais tout le quartier était vacciné depuis longtemps sur les hurlements de toute la famille.

La réponse fut brève.

– Non !

Un "Non !" clair et net.

D'un coup, la professeur, outrée, en laissait tomber son couteau de saisissement et se dressait devant toute la famille, la fourchette menaçante, l'œil furieux, toute droite dans son personnage de révolutionnaire insultée.

– Tu obéis ! Je suis ta mère, ne l'oublie pas ! Tu me dois le respect et l'obéissance ! La clef ! Je veux la clef ! Ta clef ! ordonna-t-elle en montant dans les aigus grinçants…

Furibond, calmement assis, je répliquai :

– J'ai vingt et un ans, l'âge de la majorité ! J'ai le droit d'avoir une clef !

La réponse fusa, cinglante, acerbe :

– Tu as le droit de prendre la porte ! Je suis chez moi, ici ! Donne-moi ta clef !

– Je vous salue, Ma'ie, pleine de g'ace… commentait l'oiseau, avec l'accent africain de son ancien propriétaire, vraisemblablement agacé par les criailleries de la mère.

– Amen ! lança Michel, le fils du rabbin, tout content, l'œil allumé, jusqu'à ce qu'un sombre regard courroucé de la mère le fige devant son assiette vide.

– Pas question ! Je la garde !

Je devenais féroce.

– Donne-moi cette clef ! reprenait la mère sur un ton de plus en plus strident.

– Non ! Jamais !

La fourchette avançait jusqu'à quelques centimètres de mon nez. Le visage de la mère de plus en plus penchée, approchait, plus menaçant, et ce qui devait arriver, arriva… Une colère froide, noire, faite de haine concentrée, rentrée depuis des années, me saisit d'un coup, m'enserra la nuque. Une de ces colères comme peuvent en avoir des hommes jeunes qui entrent dans la force de l'âge. Une colère glacée, effrayante, aveugle, non maîtrisée. Je n'avais que peu de respect pour ma mère depuis belle lurette, mais la force de l'habitude et les bribes de morale qu'elle nous avait inculquées vaille que vaille, m'avaient permis d'esquiver jusqu'à ce jour les confrontations trop directes et de rompre le combat lorsque la femme devenait menaçante dans ses invectives quelquefois stupides. Cette fois, c'était trop. Je bondis de la chaise et mon bras se détendit d'un coup, violemment, saisit fermement le poignet de la femme, le tordit d'un coup brutal pour détourner l'arme improvisée tandis que mère grimaçait. J'eus quand même le temps de croiser les regards plus étonnés qu'horrifiés de mes frères et sœurs tandis que la fourchette pirouettait pour s'écraser dans la sauce du plat principal, puis les yeux agrandis, encore étonnés de la mère. Elle s'attendait à tout, à ce que je réplique encore, que je refuse peut-être de rendre mordicus la clef, mais pas à ça ! Je la lâchai aussi brusquement, mais le geste fatal était fait. Les hurlements suivirent tout aussitôt tandis qu'elle saisissait brusquement le couteau à couper le pain, en guise de nouvelle arme.

– Sale gosse ! hurla-t-elle, partiellement reprise de son émotion… Tu ne me touches plus, tu ne lèves jamais plus ta main contre ta mère… Salaud !… Si tu oses une nouvelle fois, j'avertis les flics pour qu'ils te foutent à la porte ! Salaud !

Les voisins devaient rire… Et moi, je riais intérieurement. Ma mère allant se plaindre aux flics, aux suppôts armés de la bourgeoisie d'affaires, comme elle disait ! Cela devenait comique ! On passait de la tragédie presque cornélienne au grand guignol totalement ridicule en moins de trois secondes. Ça arrivait d'ailleurs assez souvent dans la famille, il faut le reconnaître. Je ne pus m'empêcher de commettre un léger sourire.

– Tu peux rire ! gronda-t-elle… J'irai aux associations de femmes battues et même au poste de police, s'il le faut vraiment !

La gauchiste rattrapait partiellement sa bourde.

Ma colère était retombée d'un coup et je savourais déjà ma nouvelle victoire. Je demeurais impavide, debout, je fixais l'étrange regard de haine bleue de ma mère. Je lançais, imperturbable, d'une voix calme d'homme tranquille et sûr de son fait :

– Arrête ta comédie ! Et pose le couteau… Ne sois pas ridicule, en plus !

Le "en plus" devait être en trop, car elle explosa littéralement sous l'affront et reprit ses criailleries aiguës, à casser les oreilles de tout le quartier, sur un ton jamais aussi haut. Même Coco en parut abasourdi et en demeura coi…

– Philippe, je t'avertis pour la dernière fois ! Attention ! Je suis capable de tuer…

Cette fois, c'était la menace de meurtre ! J'ordonnai avec un calme olympien :

– Lâche le couteau !

– Non !

– Lâche-le ou je vais te faire le lâcher !

– Non !

Elle levait la nouvelle arme, mais à distance respectable. Je ne fis qu'un pas brutal dans sa direction et, pour la première fois de ma vie, j'aperçus le changement dans l'œil de la mère. De l'étonnement puis à la colère, l'œil bleu était cette fois passé à la lueur hésitante d'une certaine frayeur dubitative.

J'exigeai cette fois d'une voix féroce :

– Donne-moi le couteau !

Sur mes gardes, je tendais une main calme au risque de me la faire transpercer. Le regard de la mère me fixait étrangement, comme pour chercher jusqu'où je pourrais aller. Elle jeta brusquement le couteau sur la table, histoire de ne pas obéir à l'ordre, et, changeant de stratégie comme savent si bien le faire les femmes, elle sanglota d'un coup dans un grand flot démentiel de larmes. Des flots de larmes et de récriminations. Un torrent de jérémiades. La force ne marchait plus, il ne devait rester que la ruse pour reprendre l'autorité en main ! Il fallait apitoyer tous les autres pour reprendre le pouvoir et les dresser peut-être contre le fils indigne, le mauvais exemple. Je lisais dans ma mère comme dans un livre ! Depuis toujours.

– Quand je pense que je l'ai nourri… mon propre fils… aucun respect… me faire ça à moi… mon propre fils… me brutaliser devant ses frères et ses sœurs… le bel exemple… un macho comme son père… devant ses frères et ses sœurs… il mériterait que j'aille me plaindre à la police !

Elle jeta un regard désespéré en direction de toute la fratrie et je lus la surprise dans son regard, même à travers les larmes. Je tournai la tête. Ils me regardaient tous, ils ne regardaient plus la mère, ils me fixaient d'un œil admiratif ou encore interloqué. Mamoud, hébété, se tortillait sur sa chaise, de plus en plus mal à l'aise; Michel, le fils du rabbin, me contemplait aux anges – il savait que lui aussi profiterait de la nouvelle situation ; Edouard, le fils de l'Anglais, en avait perdu son flegme proverbial malgré ses onze ans; Farida, la fille de l'imam des caves, m'examinait en silence, avec une attention aussi extraordinaire qu'amusée; les deux petites, Hilda et Zaza, m'observaient bouche bée, fourchette en l'air; et même Coco sur son perchoir me dévisageait d'un œil plus rond, il me semblait, qu'à l'habitude.

J'étudiais notre mère. L'étonnement se peignait sur son visage, si fort qu'elle arrêta sa comédie larmoyante et fronça un méchant sourcil. Je devinai toujours les pensées qui la traversaient. La meute lui échappait. Je devenais, j'étais devenu le mâle dominant de la tribu. En un mot, j'étais désormais le chef de famille. En l'absence d'autre mâle capable de protéger la mère de la horde et des jeunes loups en attente, elle était vulnérable.

– Je te laisse la clef ! finit-elle par consentir, histoire de reprendre un semblant d'autorité.

C'était bien une femelle ! Madame condescendait à me laisser ce que j'avais conquis de haute lutte. Je lui jetai un regard amusé, mais je ne fis aucun commentaire… Et le silence tomba sur la maisonnée. Le repas reprit son cours. J'observai de temps en temps Mamoud qui, sur un seul coup d'œil de ma part, se trémoussait aussitôt à sa place, sa bonne face sombre affolée plongée dans l'assiette. J'enfonçai le clou en prenant une voix d'un calme que je voulais sinistre.

Mamoud ! Désormais tu ne t'occuperas que de tes fesses, plus de celles des autres ! Compris ?

Terrorisé, il ne fit qu'un bref signe de la tête sans oser lever les yeux, uniquement pour avertir qu'il avait entendu. La mère se contenta de hausser les épaules et les autres frères et sœurs sourirent d'un air entendu.

– Tu as la vaisselle à faire ! C'est ton tour ! finit-elle par maugréer d'une voix devenue caverneuse après un long silence…

Le repas se terminait. La phrase m'était destinée. Ma réponse fusa, calme et limpide comme l'eau d'un lac suisse :

– Un macho, un homme, ne fait pas la vaisselle ! J'ai passé l'âge !

Un ton détaché, suffisant, de jeune mâle imbu de sa force. Bel exemple que je donnais à tous mes frères, à tous les jouvenceaux de la tribu. Je croisai du même coup, le regard déjà triomphant de ma mère et celui, perplexe, de toutes les sœurs, sauf celui de Zaza, toujours en admiration quasi amoureuse. Ma mère allait pouvoir diviser le clan, espérer reprendre une part non négligeable de son autorité, combattre ! Mais je rattrapai l'erreur avec un brio qui m'étonna moi-même.

Mamoud ! Tu iras ranger ma chambre et baptiser le lit après avoir fait la vaisselle ! Sois gentil, je n'ai pas le temps !

C'était un ordre clair, impérieux, et Mamoud, trop content de se faire pardonner, acquiesçait aussitôt, en silence, d'un bref signe du cap, puis jetait quand même un œil désespéré en direction de la mère qui ne put s'empêcher de sourire devant l'incongruité de la situation. Il attendait une défense, une protection, un contre-ordre. Rien ne vint ! La professeur de philosophie me jeta un long regard médusé. Pour la première fois, elle réalisait que j'allais devenir un problème effrayant sans solution évidente. L'ennemi de toujours, l'homme grossier, la brute, le goujat, le fainéant, l'exploiteur, le triste sire, le grand macho royal… bref, celui qu'elle avait su éviter pour vivre une vraie vie de femme libérée, était dans la place. Et c'était elle qui avait enfanté le mal !

Je me levais, allumais une cigarette, ce que mère interdisait dans la pièce "pour protéger les poumons des petites", me dirigeais vers l'horreur, pardon le chef d'œuvre, et appuyais deux fois sur la pointe du sein.

– Pouêt, pouêt !

– Pouêt, pouêt fit Coco en imitant ma voix à la perfection.

 

 

 

Chapitre III

 

Ali Babar dans son antre.

L'après-midi même, le soleil brillait, Toulouse rosissait de plaisir, la Garonne se reflétait de paillettes d'argent, les moineaux piaillaient, les mouettes plongeaient dans d'interminables boucles autour des piliers du Pont-Neuf et je humais un parfum de printemps en empruntant la chaussée.

J'avais averti.

– Je sors !

Un dialogue bizarre s'était installé avec ma mère. Elle était redevenue calme. Avait-elle pris son parti d'avoir un fils incontrôlable ? La connaissant comme je la connaissais, je demeurais circonspect. Il fallait que je reste sur mes gardes; ne pas croire que tout était terminé.

– Et qui fera la vaisselle ? Toujours Mamoud ? avait-elle insisté dans un demi-sourire bizarre.

– Qui voudra ! Je n'ai pas le temps…

– Je vois que tu prends ton cartable sur tes épaules. Tu vas suivre tes cours, j'espère, insistait-elle en mère prévenante.

– Mais évidemment !

Un mensonge de potache ! Elle me connaissait trop et je savais qu'elle n'était pas dupe. Peut-être hésitait-elle à enquêter davantage sur mon emploi du temps.

– Ne fais pas de bêtises, quand même !

– Mais non !

Je suivais, à l'époque, en pointillé, il faut l'avouer, un cours de l'Association pour la Formation Professionnelle qui se tenait dans un vieux collège, de l'autre côté de la ville. Un cours sur le métier d'électricien. Mais j'avais bien mieux à faire ce jour-là.

Aussitôt après le repas, j'avais téléphoné à ma "fiancée", ma douce Djamila Bekaa, ma Berbère…

– Je passe, mon chou ! Faut que je te voie !

C'était impératif !

Et j'avais couru, pas très loin, jusqu'aux allées Charles de Fitte, rien que pour la rencontrer en coup de vent. Sa mère était absente, déjà au travail, et l'œil de velours de ce bout de femme m'attendait dans le petit appartement, sous la chevelure rasta.

Nous nous étions jetés dans les bras l'un de l'autre avec la fougue amoureuse qui n'appartient qu'à la jeunesse, pour prendre un quart d’heure de plaisir à la va-vite, puis je l'avais aussitôt quittée, prétextant un travail urgent.

– Ali Babar m'attend ! J'ai rendez-vous avec lui !

– Ne fais pas de bêtises avertissait aussitôt Djamila en se recoiffant.

Les mêmes réflexions que ma mère ! J'osai penser : "– Cause toujours, tu m'intéresses, ma pouliche ! "

Je tenais la poignée de la porte et je détournais la conversation, mine de rien, pour en venir, outre la rencontre amoureuse, à l'essentiel de ma visite précipitée… Il faut savoir assurer les catastrophes, en tout cas les risques…

– Ah ! Qu'est-ce que je veux te dire ? j'allais oublier…

– Oui ! Quoi ? interrogeait la damoiselle encore toute souriante en tournant un visage de confiance…

– La nuit dernière… je veux dire la nuit de ce matin…

– Oui ?

– Nous l'avons passée ensemble… N'oublie pas, nous l'avons passée ensemble !

La frimousse se renfrogna aussitôt et un éclair noir me fusilla. L'œil n'était plus de velours !

– Qu'est-ce que tu as fait comme bêtise, cette nuit ? vitupéra-t-elle.

Je pris l'air étonné.

– Moi ? Rien ! Je me suis bagarré avec un imbécile et je lui ai balancé mon poing dans la gueule !

Ce n'était qu'une demi-vérité !

Djamila martela soudain :

– Un gamin ! Tu es encore un gamin ! J'ai beau avoir deux ans de moins que toi sur l'état civil, tu n'arrives pas à ma cheville, tu n'arrives pas à être adulte ! Le seras-tu jamais ? Tu as encore l'âge d'un gamin de dix ans !

– Mais non, tu exagères !

Je lançais la grande opération de charme qui fonctionnait toujours avec elle. Le grand sourire condescendant, la mine réjouie, l'air aussi serein qu'un homme politique français prêt à se rendre à une convocation de juge devant les caméras…

– Philippe ! Je t'avertis ! Tu deviens sérieux sinon ça ne pourra pas tenir entre nous deux ! Fais un effort !

Elle menaçait presque et je souris… Je la connaissais trop.

– Mais non ! Rien de bien grave ! Mais enfin, on ne sait jamais où…

J'arrêtais la phrase. L'explication devait suffire.

– On ne sait jamais où quoi ?

– Mais non rien ! C'est au cas où… simplement au cas où…

– Philou ! Il faut que tu deviennes sérieux, que tu trouves un travail honnête pour que nous puissions nous installer et vivre ensemble.

Elle en secouait la coiffure rasta, mais je savais que c'était déjà gagné. Elle ne reprenait que ses rengaines habituelles…

– Mais bien sûr, mon chou ! Dès que j'ai mon diplôme d'électricien, je cherche du travail ! Je m'excuse, mais il faut que j'y aille ! Ali doit déjà m'attendre !

Djamila ne répondit rien et s'avança…

– Embrasse-moi chéri et deviens sérieux ! Promets !

Elle était comme toutes les jeunes femmes, encore à s'imaginer qu'un simple baiser permet de piloter son homme.

– Promis ! Mais n'oublie pas ! Nous avons passé la nuit ensemble ! Quoi qu'il arrive ! Et tu n'en démords pas ! Je peux compter sur toi ?

– Et ma mère ?

– Et ta mère, tu lui expliqueras ! Même si elle n'a rien entendu dans sa chambre, j'étais là !

– Oui ! Si je comprends bien, ce n'est pas toi qui as flanqué ton poing dans la tête de l’imbécile puisque tu étais ici ! Qu'est-ce qu'il te voulait ?

– Il me cherchait des crosses !

– Tu ne lui avais rien fait, rien dit avant ?

– Moi ? Tu me connais ! Je ne ferai pas de mal à une mouche !

– Il avait bu ?

Elle entrait dans mon jeu.

– Certainement !

J'en devenais affirmatif…

– Un de ces ivrognes qui fréquentent les bars et qui, dès le second verre, perdent toute lucidité !

– Tu ne devrais pas fréquenter les bars, la nuit ! Je ne vois pas ce que tu y trouves et je n'aime pas ça !

– Je vais faire un effort ! Promis !

Les promesses rendent les enfants joyeux !

Je tournais la poignée de la porte… Elle s'accrochait encore.

– Embrasse-moi, chéri !

Je m'exécutais.

– Il faut que j'y aille, maintenant !

– Je te vois demain ?

– Je te téléphone si je peux me libérer !

Comme si un travail énorme m'attendait aux quatre coins de toutes les rues !

Elle s'accrochait encore à mon cou et je dus la repousser après une dernière embrassade toute fougueuse. Je m'éclipsais pour retrouver le soleil et partir tout guilleret aussi joyeux qu'un pinson. Il ne fallut que dix minutes pour traverser la Garonne par le Pont-Neuf, suivre les quais d'un pas nonchalant en direction de la Place Saint-Pierre qui borde la Garonne pour me retrouver dans le long boyau sombre et tortueux de la vieille rue Pargaminières qui mène Place du Capitole. Une rue serpentine.

Il n'était même pas deux heures de l'après-midi et ils m'attendaient tous deux devant leur porte, à même le trottoir. Valérie, l'aînée de la fratrie, la fille du révolutionnaire, le fameux Arthuro évaporé du côté de la Cordillère des Andes, toute ronde dans une jupe sombre, et son "fiancé", la ficelle, je veux parler d'Ali Bachouar, l'Arabe pur-sang.

– Salut vous deux ! Salut Valérie, salut Babar !

On s'embrassa.

– Ne l'appelle pas Babar, appelle-le Ali ! grondait déjà ma sœur dans un grand sourire.

– Salut Bobof ! répliquait le fiancé dans un grand rire cristallin.

– Ne l'appelle pas Bobof ! tempêta encore Valérie en direction de la ficelle, mais elle savait que les mauvaises habitudes ont la vie dure, surtout chez les garçons…

– Il paraît que tu t'es encore disputé avec maman ? interrogea-t-elle enfin dans un sourire encore plus large.

Les nouvelles vont vite avec les téléphones et les filles.

– Oui, mais ce n'est rien du tout… Elle voulait récupérer ma clef !

– Il paraît aussi que tu as eu le dernier mot en lui tordant la main… Tu la brutalises ? Tu oses ?

– Elle me menaçait avec sa fourchette…

Ils éclatèrent de rire…

– Bah ! confirma Ali… Comme tu y vas ! Ce n'est pas une arme bien méchante, quoi !

Puis ma sœur, brusquement, redevint sérieuse.

– J'ai une nouvelle pour toi, mais tu ne le dis pas à maman. Elle en ferait des gorges chaudes ! Mais je suis contente…

– Diable ! Et laquelle ?

– Ali a pris la carte du parti ! Je l'ai convaincu… Ali devient sérieux !

Il s'agissait du parti socialiste, évidemment, de son parti socialiste…

– Pour faire plaisir à ta sœur ! confirmait Ali, l'air vaguement ennuyé…

– Mon pauvre chou ! Je vais faire de toi un bon militant !

Elle riait à gorge déployée puis m'avertit :

– Et toi, tu ne dis rien à maman ! Je n'ai pas envie qu'elle se mêle de notre vie privée ! Tu la connais ! Elle cherchera encore pendant des heures à prouver à Ali que "mon" parti est le plus pourri de tous !

– Mais bien sûr. Motus et bouche cousue !

Valérie, toujours secouée de son large rire de fond de gorge, jeta un œil sur sa montre-bracelet.

– Bon, je vous laisse ! Je dois y aller… Je vais place Jeanne d'Arc prendre un car… Je ne prends pas la voiture…

Elle était caissière dans un supermarché à Blagnac et c'était elle qui faisait bouillir la marmite du couple comme on dit dans le vulgaire. C'était elle qui ramenait la paye ! C'était elle qui faisait tout à la maison comme à l'extérieur. Elle nous quittait… nous, le printemps et le soleil… pour courir prendre un car au lieu de sa voiture afin d'économiser quelques pièces et s'enfermer, s'asseoir ensuite tout l'après-midi pour voir défiler quelques centaines de clients et ramener quelques petits billets de banque dans son sac.

Ali Babar, lui, était "dans les affaires, uniquement dans les affaires" comme il disait d'ailleurs à tout vent avec une assurance de vieux banquier. Quelles affaires ? Personne ne le savait exactement, mais, outre ses propres "occases sensass" qu’il annonçait chaque semaine avec une régularité de métronome, c'étaient des genres de menus services à des amis souvent algériens, tunisiens, marocains, africains ou même quelquefois métropolitains, des petits travaux au noir, des reventes de bouche à oreille, des trocs de bibelots, du petit commerce de sombres ruelles, des affaires de trottoir, voire certains après-midi, suite à des tuyaux presque confirmés, jusqu'à des paris sur l’hippodrome de la Cépière. La fortune pouvait, devait être au bout, un jour ou l'autre, Ali était prêt à la saisir, mais elle se laissait attendre, s'éclipsait méchamment à chaque coin de rue. Pour l'instant, et peut-être depuis toujours, c'était une période de vaches maigres dans "les affaires".

– Cette fois, m'annonça-t-il sur un ton triomphant, j'ai une affaire sérieuse, en or… du pognon à gagner, quoi… Tu as les journaux que je t'ai demandés ?

Je me contentais de descendre le cartable de mon dos pour le poser sur le trottoir, puis de l'ouvrir pour découvrir une liasse de "Dépêche du Midi" des semaines passées, bien rangées…

– Bon, ça ira largement ! fit-il d'un œil expert.

– Qu'est-ce que c'est, ton affaire ?

– Viens, suis-moi Bobof… Je vais t'étonner ! Le gros lot ! Je me lance dans les "grosses" affaires !

Et je suivis Ali jusqu'à une ruelle toute proche, jusqu'à une arcade ouverte qui donnait sur une courette intérieure cachée de la lumière et de la rue par une rangée de thuyas d'un vert aussi sombre que triste et par trois murs d'enceinte aussi laids qu'angoissants. Une cour pavée de dalles de ciment d'un gris sale, dalles peut-être préhistoriques, où les herbes folles, les lichens, les pissenlits, quelques rares minuscules fleurettes sauvages, s'en donnaient à cœur joie en poussant dans tous les interstices possibles, entre les pavés, les brisures, sur la moindre cicatrice des crépis ou au-dessus de la mousse posée sur les vieilles tuiles romaines jaunies par le temps.

– Nous voilà à mon atelier ! Prépare-toi à une surprise ! s'exclama la ficelle.

Son atelier que je connaissais depuis longtemps n'était que le grand garage posé contre un mur de la vieille maison, une espèce de grosse boîte avec un antique et énorme portail en fer blanc, passé de peinture, aussi ondulé que rouillé. Un sombre garage, presque immense, capable de contenir une caravane de cirque.

Comment avait-il fait pour obtenir la clef de l’énorme cadenas, ce cher Babar, lui qui était aussi fauché que les blés ? Un mystère ? Pas du tout ! Il m'avait appris depuis longtemps que le garage appartenait à la propriétaire du lieu, une veuve, une certaine madame Alibert, vieille dame impotente et un peu sourde, clouée par l'âge dans la cuisine de la maisonnette attenante à la cour, qui, n'ayant plus le loisir d'avoir l'emploi d'une voiture et donc de son garage, le lui "louait pour rien", selon l'expression même d'Ali, à seule fin qu'il entretienne le local. Bref Ali rendait service et luttait donc contre la rouille du portail en se tournant les pouces ! Peut-être, mais il avait la clef du local !

– Tu vas être étonné ! avertit l'homme.

Un tour de clef et d'un coup, avec une lenteur calculée, le portail se soulevait horizontalement dans un énorme grincement de métal torturé pour découvrir la caverne d’Ali Babar. Une caverne sombre mais qu'un éclairage avec des tubes fluorescents, placés par Ali, rendrait ensuite lumineuse pour mieux découvrir le contenu.

– Voilà le trésor ! annonçait Ali, en guise de Sésame.

D'habitude je trouvais à l'intérieur, le plus souvent je dois avouer, une voiture ou une camionnette datant de l'antéchrist, déglinguée au possible, souvent aussi rouillée que le portail, achetée toujours "pour rien" à un récupérateur de carcasses, quelquefois légèrement accidentée. Un véhicule à devoir repeindre de neuf et à rafistoler tant bien que mal pour lui donner un aspect présentable et la possibilité de rouler encore quelques kilomètres, revendu avec l'aide d'une vieille carte grise aussi ébréchée que la carriole, quelquefois d’ailleurs carte d'un autre véhicule irrécupérable. Et ce petit travail de remise en forme – si j’ose m’exprimer ainsi –, afin de l'échanger "pas cher", sans facture, contre quelques billets de banque. Quelquefois aussi je trouvais tout un bric-à-brac, un meuble de cuisine – à rajeunir –, une table – à astiquer –, une imprimante – à tester –, un photocopieur –à nettoyer –, une paire de ski – à maquiller –, des paniers remplis d'objets hétéroclites – à classer –, une cuisinière à gaz "comme toute neuve" – à transporter chez l'acheteur –, une motocyclette – à désosser illico –, un ensemble de vestes – à classer –­, un lot de téléphones portables – à ranger –, et même une fois tout un assortiment de poupées nues et frigorifiées – à habiller –… C'était bien la caverne d'Ali Babar !

Je me penchais et aperçus dans l'ombre la masse imposante d'une voiture, une grosse Mercedes, relativement récente, magnifique, en état avancé de réparation, avec, posé devant, un phare cassé et une aile cabossée qui traînaient à même le sol. Cette fois, c’était bien du sérieux !

– C'est ta nouvelle voiture ?

– Non ! Quand même pas ! C'est officiellement la voiture d'un pote garagiste qui n'a pas le temps de s'en occuper et qui m'a demandé d'effectuer la réparation ! Un type débordé de travail ! Je rends service, quoi…

Le "officiellement" me fit sourire… Nous entrions et Ali allumait enfin l'électricité dans un premier temps puis abaissait le portail rouillé dans un chuintement aigu de souffrance qui nous coupait de l'extérieur…

Je m'exclamais :

Mazette ! C'est de la voiture, ça !

Babar ne releva pas l'apostrophe. Il poursuivait avec l'air sérieux d'un expert d'assurances…

– Elle s'était prise une petite gaufre à l'avant ! Elle n'a rien pour ainsi dire. Ce matin, j'ai changé le pare-choc, l'aile, l'optique et déjà mastiqué quelques petits défauts sur la carrosserie et le capot.

– Je vois…

– Il faut la repeindre et elle sera comme neuve, quoi. J'ai trouvé toutes les pièces en occasion. Une chance !

Toujours la chance pour trouver ce qu'il cherchait… Je ricanais :

– Oui, je vois qu'il faut aussi changer la plaque d'immatriculation !

Il ne releva pas la remarque et poursuivit :

– J'ai déjà un client intéressé par "l'affaire". Elle a encore quelques rayures à l'arrière que je vais mastiquer et, pendant ce temps, tu commenceras à l'habiller avec les journaux que tu as apportés. Ensuite, je t'aiderai à terminer l'habillage et tu n'auras plus qu'à la peindre au pistolet. Tu as le coup de main. On a tout l'après-midi et, ce soir, je la veux toute neuve !

Ali avait décrété depuis longtemps que j'étais l'artiste peintre de la famille.

– Dès que je la revends, je te refile deux mille francs !

De la main à la main et sans facture étaient évidemment sous-entendus.

– Rien que deux mille ?

– Ah, mon vieux, quoi ! Crois-moi, les temps sont durs ! Revendre une "caisse" avec un faux numéro… une nouvelle plaque et une nouvelle carte grise…

– Cinq mille !

– Tu plaisantes, quoi !

Je flairai la bonne affaire !

– Où l'as-tu dénichée ? Dis-moi la vraie vérité !

– Bien garée dans une impasse, en banlieue, devant une maison individuelle… Une voiture abandonnée, quoi… Un renseignement d'un copain qui aura sa part du gâteau. Qu'est-ce que tu crois ?

Je ne croyais jamais rien de ce qu'il racontait, mais l'histoire était plus plausible que celle du garagiste débordé de travail.

– Et la clef de contact ? Tu l'as trouvée comment ?

– Tu ne me croiras pas ! Elle était sur le tableau de bord ! Même pas derrière le pare-soleil ou dans la boîte à gants ! Preuve que c'est une voiture certainement "empruntée" par des jeunes, puis légèrement accidentée et laissée, là, à l'abandon depuis des mois. Le propriétaire a dû "faire marcher l'assurance qui a casqué" et s'imaginer que sa caisse était partie depuis longtemps, en Afrique ou en Russie !

Bref, Ali n'avait rien à se reprocher, comme toujours d'ailleurs… Il rendait cette fois service à la société en récupérant une automobile perdue qui, avec le temps, se serait forcément transformée en une de ces épaves qui stationnent un peu partout dans toutes les grandes villes et empêchent les braves et honnêtes gens de trouver une place pour se garer avec leur véhicule. Mais il sous-entendait aussi qu'il l'avait eue pour rien ! D'où l'espoir d'un confortable bénéfice.

– Cinq mille !

Putain, Bobof ! T'es dur, quoi ! Merde ! Cinq mille pour une peinture de bagnole ! Tu exagères ! D’habitude, c’est mille !

– Arrête ton cinéma, Ali ! Tu vas faire un gros bénéfice !

– Je la revends pour trois fois rien ! Putain, tu m'assassines !

Il mentait comme un avocat du barreau, avec des trémolos à vous fendre l'âme au fond de la gorge.

– N'aggrave pas ton cas ! Cinq mille et le travail sera parfait ! Les artistes, ça se paie ! Et tu gagnes ta journée sans rien foutre, en plus !

– Comment ? J'ai remonté ce matin le pare-choc, le phare, l'aile avant ! Il a fallu même que j'avance l'argent pour les pièces détachées !

– Ne me raconte pas d'histoire ! Tu as les pièces de rechange pour rien ! Je sais où tu te sers en catimini ! Tu parles trop !

Putain, quoi ! C'est bien la peine de s'adresser à la famille ! Quatre mille !

J'acquiesçai d'un signe de tête…

– Va pour quatre mille ! Tope-là !

Marché conclu ! Il me donna une claque amicale sur la main et j'aperçus aussitôt le sourire carnassier de Babar. Allons, je ne le ruinais pas !

Je commençais aussitôt l'habillage du véhicule tandis qu'Ali s'affairait à mastiquer les derniers défauts à l'arrière de la carrosserie…

Et le temps passa, je terminais assez rapidement l'habillage et vérifiais attentivement. Toutes les vitres et les enjoliveurs étaient recouverts de papier ou de kraft lorsque je demandais à brûle-pourpoint :

– Elle est diablement récente ! Tu as un client ?

– Ouais ! Le type qui m'a indiqué le coup. Il la rachète !

– Pour combien ?

– Ça ne te regarde pas ! Dépêche-toi au lieu de bavarder ! Il est presque seize heures ! Il passe ce soir, vers les vingt heures pour voir le travail et payer cash. Il la prendra si elle est prête et la peinture sèche ! Magne-toi !

– Mets le compresseur en marche ainsi que l'aspirateur. Arrose le sol pour éviter que la poussière vienne nous emmerder !

Il n'y avait rien à ajouter. Nous passions les masques de protection.

A seize heures, tout était terminé. Travail bien fait, vite fait. J'avais l'habitude. Il n'y avait rien à signaler, à part une mouche qui était venue se coller à la peinture, sur le toit, et qui m'obligea, après l'avoir enlevée, à repasser une légère couche. Tout paraissait parfait. J'arrêtais le compresseur et le silence tomba dans le garage. Il ne restait plus qu'à attendre, et nous attendîmes, assis sur deux gros bidons, à fumer une cigarette, dévorer un sandwich et à discuter de tout et de rien. Ali voulait "se lancer" dans les affaires qu'il disait sérieuses !

– J'arrête les vieilles bagnoles et les cochonneries ! Je vais me spécialiser dans la voiture récente. Il y a du pognon à engranger, quoi…

– Oui, mais ce n'est pas tous les jours que tu vas trouver des affaires de ce genre !

– Mais si ! Le nombre de voitures "empruntées" par des jeunes et abandonnées n'importe où est ahurissant ! Et les anciens propriétaires sont contents… Ils n'ont qu'à faire marcher les assurances, quoi… Il suffit de trouver la voiture avant eux !

Il parlait comme un professionnel sûr de son fait.

– Oui, mais il faut les "découvrir", ces bagnoles à l'abandon !

– Je vais avertir tout un lot de copains qui "zieuteront" dans les banlieues et repèreront les belles caisses à l'abandon.

– Un service de renseignements, quoi !

– Si tu veux ! On peut commencer à la déshabiller ?

– On peut mais avec précaution !

Nous nous levions d'un commun accord pour enlever le kraft et les journaux. Et la Mercedes apparut enfin sous la lumière électrique. Toute récente, toute neuve, comme juste à peine sortie de l'usine ! La bête était magnifique, rutilante, d’un gris métal sensationnel. J'avais bien travaillé ! J'étais aussi fier qu'un Artaban de fête foraine.

Ému, j'interrogeais Ali.

– Tu vas trafiquer le compteur ? On pourrait le remettre à zéro et la vendre comme neuve !

– Non, pas la peine ! Tout est électronique là-dedans et mieux vaut ne pas toucher à ces bidules… Et puis soyons honnête, quoi !

Il était aussi ému que moi devant l'affaire. Il en devenait honnête ! Et nous restâmes à tourner autour du chef d'œuvre pendant vingt bonnes minutes, à admirer le travail, à nous autocongratuler lorsque trois coups discrets retentirent sur le métal du portail toujours baissé.

J'interrogeais :

– Tu attends quelqu'un ?

Ali jeta un coup d'œil sur sa montre-bracelet.

– J'attends l'acheteur, mais il est en avance ! Il n'est même pas dix-huit heures…

– J'ouvre ?

– Bien entendu ! Il doit être pressé d'admirer le chef d'œuvre !

Je me baissais et soulevais d'un coup le lourd portail qui se lança dans un vacarme infernal pour découvrir trois silhouettes d'hommes souriants.

Et mon cœur me sauta au fond du gosier et s'emballa, à laisser sortir un hoquet de terreur que je parvins quand même à éviter. C'était Mazeret, le flic, avec toujours sa petite moustache, son air débonnaire, son début de calvitie et sa bouille grassouillette de roquet repu comme je l'ai déjà écrit, mais aussi, cette fois, avec une immense paire de lunettes de soleil qui cachaient mal un énorme coquard, j'oserais écrire, à vous couper le souffle si je n'avais pas déjà perdu la respiration. Car je n'avais plus de respiration sous l'effet de la surprise. Mazeret qui se dandinait en tirant une carte de flic barrée de tricolore.

Il m'avait retrouvé ! J'étais cuit ! Et j'allais passer un mauvais quart d'heure assez prochainement, vu la taille impressionnante du coquard et l'air goguenard de ce cher Mazeret ! Une sueur glacée m'enserra le front et un méchant frisson me gagna de la tête aux pieds. J'étais dans de beaux draps !

– Monsieur Ali Bachouar ? demandait enfin l'officier de police dans un sourire de Joconde.

Puis, avant d'attendre une réponse de ma part, alors que j'étais bien incapable de prononcer un mot, sa tête tourna imperceptiblement et je compris que ce n'était pas moi qu'il était venu chercher. Le regard du policier passait au-dessus de mon épaule et mon cœur se remit dare-dare en place normale tandis que je reprenais une respiration encore cahotante, mais qui cherchait à retrouver le calme des grands espaces.

– C'est moi ! baragouina une voix chevrotante dans mon dos… Une voix qui partait dans les aigus d'une manière incroyable…

Je me tournai pour découvrir un Ali plus vert qu'une olive de Marseille, figé dans un garde-à-vous impressionnant. Lui qui avait déjà au naturel un teint bistre était passé au vert profond en moins de cinq secondes…

– Qu'est-ce que c'est que cette voiture juste repeinte ? interrogeait un Mazeret aussi guilleret que trois pinsons en liesse printanière.

Je me retournai pour voir les deux autres policiers s'avancer, hilares, et un Mazeret tout sourire, toutes dents en avant, tous fixant mon pauvre Babar transformé en statue de sel.

– C'est un travail commandité par un ami ! ânonnait enfin une voix haut perchée au fond du garage…

– Et où l'as-tu trouvée, cette magnifique Mercedes ?

– C'est un copain garagiste qui m'a demandé de la repeindre… reprenait la voix toujours haut perchée.

Mazeret rempochait sa carte de policier et retournait d'un pied expert l'une des anciennes plaques minéralogiques qui traînait sur le sol.

– Merde ! grogna-t-il… Ma voiture ! Celle qu'un petit salopard est venu me faucher, devant chez moi, devant ma propre villa, hier après-midi ! Ma propre voiture ! Repeinte et remise à neuf gratis !

Je jetai un coup d'œil furtif en direction d'Ali. Il paraissait plus surpris qu'un chat de gouttière découvrant sur un toit toulousain un canari en équilibre sur une antenne de télévision.

– Ah, bon ! fit-il en toute simplicité…

– Voler la voiture d'un flic ! Faut le faire ! Ou être con !

– Mais, j'ignorais que la voiture de mon ami était une voiture volée… Je vous jure, quoi ! plaidait Ali.

– Je devrais peut-être te remercier ! poursuivait un Mazeret soudain pensif et sérieux… Mais comme je n'ai pas commandé le travail, tu vas nous suivre au poste…

Il se tournait vers moi et ajoutait :

– Et qui est celui-là ?

– C'est mon ouvrier ! lançait Ali dans ma direction, en même temps qu'un long regarde de détresse… Il n'est pour rien dans l'affaire et allait repartir chez sa sœur…

Un message muet. A moi d'avertir la sœur que son Ali serait absent pour quelque temps… De toute manière, il était convenu depuis longtemps qu'en cas de pépin, nous ne nous connaissions pratiquement pas ! Plus de "Bobof" ou "d'Ali Babar" ! Nous n'étions que des relations d'affaires, comme disait Ali. Pas des parents par alliance, surtout pas… On se connaissait à peine !

– Quant à ton ouvrier, il va venir aussi pour simple vérification d'identité…

Adieu mes quatre mille francs et bonjour les ennuis ! J'osai protester d'une voix blanche :

– Mais je n'y suis pour rien ! Moi, je suis venu pour une peinture, pour rendre service gratis… Je n'étais au courant de rien…

– La ferme ! Tu la fermes et tu nous suis ! Tu t'expliqueras devant le juge ! Passez les menottes à monsieur Ali…

Il consultait une feuille tandis que les deux autres policiers avançaient…

–… à monsieur Ali Bachouar… profession : agent d'affaires… de drôles d'affaires… Quant à toi, le peintre gratis, tu grimpes dans le panier à salades et tu nous suis… Passez-lui les menottes, aussi… On verra plus tard si tu as une responsabilité… C'est bizarre. Il me semble déjà t'avoir vu…

Mon cœur remontait d'un coup dans le fond du gosier tandis que Mazeret ôtait ses lunettes pour mieux m'examiner. Je pouvais voir dans toute sa splendeur le bleu qui cerclait l'œil, un bleu sombre, d'un noir d'enfer, comme on en trouvait sur les pellicules de l'époque du cinéma muet, énorme, rutilant, ventru, bien circulaire. Je dus me pincer les lèvres malgré la peur qui me fouaillait les intestins… Et si Mazeret reconnaissait l'auteur du bleu, l'auteur du méfait ? Il fallait demeurer impassible, uniquement concentré sur la banalité des réponses et des explications à fournir.

– On ne se connaîtrait pas par hasard ? grogna-t-il en plissant légèrement les paupières et en plongeant un regard de braise dans mon âme.

Mes jambes flageolaient, mais je parvins à répondre d'une voix distante et impersonnelle :

– On s'est rencontré pour le vol d'une petite motocyclette, il y a six mois… C'est vous qui m'avez arrêté… Pris sur le fait, place Saint-Sernin

– Tu as pris combien ? interrogeait Mazeret en examinant toute ma personne de la tête aux pieds.

– Six mois avec sursis, mais depuis, je me tiens peinard !

J'étais prêt à jurer sur la Bible ! J'étais même prêt à élever une prière en direction des cieux, du genre : "Plus jamais de bêtises si je passe au travers ! Promis, juré !"

– Je ne t'ai pas vu ailleurs ? Il n'y a pas si longtemps ?

Le cœur remontait…

– Non, non ! Je me tiens peinard… Vrai !

L'homme paraissait s'interroger. Il remit les lunettes noires en place et poursuivit néanmoins son examen trop attentif.

Il avait hésité un court instant… Il hésitait encore. Je demeurais de marbre. Je lisais en lui comme dans un livre ouvert. Il n'était sûr de rien, mais le bonhomme face à lui ressemblait peut-être beaucoup au voyou qui lui avait balancé le poing dans la figure, qu'il n'avait pas bien eu le temps de reconnaître, de bien photographier en mémoire. Avouez que tomber l'après-midi, tout à fait par hasard et dans une autre affaire, sur le voyou qui, la nuit précédente, vous a mis un magnifique gnon dans l'œil, cela relevait de l'improbabilité totale comme décrit par les savants dans les mathématiques statistiques et les fameuses équations des probabilités ! Bref, c'était impensable ! Plus dur que gagner le gros lot qui vous fait milliardaire ! Il n'était sûr de rien ! La moustache se redressa enfin :

– Je pourrai te relâcher, te laisser partir… mais peinard ou pas, tu vas nous suivre, toi aussi. On aura peut-être besoin de quelques éclaircissements et de ton témoignage… Vous allez accompagner mes deux amis et, pendant ce temps, je vais récupérer ma voiture toute neuve…

Il se tournait vers Ali.

– Si tu reconnais les faits, c'est-à-dire le vol de ma voiture sans faire d'histoire, on ne sera pas méchant. Je demanderai des circonstances atténuantes… Enfin, on ne te chargera pas trop… C'est le juge qui décidera, pas nous.

– Mais ce n'est pas moi ! protestait Ali d'une voix affaiblie.

– Je sais que c'est toi ! Arrête de raconter des bobards. Je sais comment tu as su pour ma bagnole ! J'ai cuisiné Nicolaïe Staniawich !

Je sursautais ! Nico Staniawich ! Celui-là même qui m'avait indiqué les pièces d'or de la tante ou peut-être soi-disant tante ! Le voyou ! Non content d'être un indicateur et de travailler main dans la main avec les policiers, il fabriquait et proposait des mauvais coups pour balancer les imbéciles qui le suivaient et se faire mousser par la flicaille ! Excusez le vocabulaire, chers lecteurs, mais c'est ce que je pensais à l'instant.

– Lui n'a rien à se reprocher, poursuivait Mazeret, puisqu'il aurait simplement repéré la voiture. Aucune charge contre lui, mais comme il a besoin d'un titre de séjour pour demeurer dans notre beau pays… Je sais que c'est toi, et toi seul, qui a piqué la Mercedes. Tu avoues et on ne sera pas méchants…

– Mais je ne savais pas que c'était la voiture d'un fli… d'un policier… votre voiture, monsieur, quoi… Si j'avais su…

S'il avait su… Ali avait déjà avoué ! Ali capitulait !

– Ça on veut bien te croire ! Trop comique ! C'est toi, oui ou non ?

La ficelle baissait sa tête anguleuse.

– Je regrette, chef ! Si j'avais su…

– Tu reconnais les faits ?

Ali opinait du chef. L'enquête policière était terminée.

– C'est Nico qui faisait le guet pendant que je piquais la bagnole ! grondait Ali qui voulait quand même impliquer l'indicateur qui l'avait "planté dans le pétrin" comme il disait…

– Ne raconte pas d'histoire ! Ton Nico est sous surveillance depuis longtemps… On sait toujours où il se trouve ! Tu reconnais les faits ?

Ali reconnaissait.

– On vous amène directement devant la juge des flagrants délits ! C'est elle qui décidera ! Allez, suivez les deux inspecteurs… On va essayer d'arranger l'affaire ! Tu me replaces les plaques d'immatriculation de ma voiture, avant !

– Merci, patron ! Je remets les plaques ! répliquait Ali qui retrouvait quelques couleurs.

Moi aussi, je respirais un peu mieux…

Nous restâmes cinq minutes à observer les gestes précis d'Ali pour dériveter les fausses plaques neuves et reriveter les anciennes…

– Elle est comme neuve, patron ! Admirez la besogne, quoi !

– Tu me donnes du "patron" ? ricana Mazeret… Merci quand même pour le travail. Mes félicitations à toi et à ton copain ! Une voiture repeinte à neuf, avec nouveau phare et nouveaux pare-chocs ! Merci ! Et la prochaine fois, soyez moins cons ! A bon entendeur, salut !

 

 

 

Chapitre IV

 

Crimes et châtiments.

Direction le Palais de Justice, place du Salin. Le palais de Justice de Toulouse : une grande bâtisse crasseuse, sombre, poussiéreuse, sans âme, qui somnolait là depuis que la Justice existe. Ali et moi nous retrouvions dans un obscur bureau aux murs d'un gris anthracite presque joyeux par opposition à tout le reste.

– Vos noms et prénoms, s'il vous plait, monsieur ?

La juge s'adressait à Ali. Une voix douce, calme, mâtine. C'était une jolie femme brune d'une trentaine d'années, enfermée dans un tailleur carotte, cheveux blonds bouclés court, bien peignée, bien soignée, bon chic bon genre comme on dit, un peu grassouillette à mon goût, avec une paire de lunettes posée en équilibre sur un nez mutin, certainement pour lui donner un aspect de rigueur propre à la profession. Une jeune femme qui paraissait bien gentille au premier abord, mais chacun sait qu'il faut se méfier des apparences et des jolies femmes, surtout quand elles ont une bribe de pouvoir et qu'elles sont juges.

Pour l'instant, nous nous trouvions, Ali et moi, installés sur deux chaises, devant le bureau derrière lequel trônait la madame aux lunettes et nous n'en menions pas large. Profil bas !

Dans cette espèce de salle sans âme, aussi sobre qu'une salle d'attente d'hospice pour vieillards du siècle dernier, se tenait, outre la juge et en l'absence de nos trois policiers certainement repartis à la chasse aux délinquants de tout poil qui traînent dans les rues de Toulouse, une secrétaire renfrognée – nous amenions du travail – qui nous avait fusillés d'un seul regard à notre arrivée. Un genre de pimbêche outrée, aussi sinistre qu'une corneille en hiver, et qui, depuis notre arrivée, plantée raide devant son ordinateur, ne nous montrait que le dos indifférent d'un chemisier d'albâtre surmonté d'un collier de nacre. Affalé sur un banc de bois, dans notre dos, une espèce de gendarme gradé, ventru, près de la retraite, qui nous avait amenés, ôté les menottes et devait certainement être censé surveiller les prévenus. Un adjudant dont le remarquable était un vieux képi, aussi poussiéreux que le Palais, posé de travers, en équilibre sur des cheveux gris et ras de grand-père et une bonne tête de vieil alcoolique désabusé. A ses côtés, un jeunot, aussi sec qu'un légionnaire, lui aussi en uniforme sombre, emberlificoté dans une tenue militaire trop récente, nous observait avec insistance sinon curiosité, prêt à bondir au cas où nous chercherions l'évasion.

Et tout ce monde attendait la réponse d'Ali.

– Ali Bachouar

– Votre nationalité ?

– Français ! J'ai ma carte d'identité…

– Vos date et lieu de naissance ?

Ali donnait la date et la ville : Oran.

– Votre domicile ?

– Je n'ai pas de domicile !

Ali Babar n'allait surtout pas avouer qu'il vivait chez ma sœur aînée. Il m'avait expliqué depuis que nous avions lié connaissance : "– Je laisse l'appartement au seul nom de ta sœur, ça lui permet de "toucher les subventions", et cela m'évite aussi d'avoir affaire avec les impôts et la police "pour qu'ils me retrouvent" !

– Vous dormez sous les ponts ? interrogeait la juge, aussi étonnée et sérieuse qu'une midinette en extase devant un chanteur d'opérette.

– Moi ? Non ! Jamais ! affirmait Ali avec une bonne foi d'enfant de chœur niant avoir trempé les lèvres dans le vin de messe devant le carafon vide… Je dors chez des amis !

La réponse passe-partout. La ficelle dormait chez quantité d'amis dont il ne connaissait évidemment même pas le nom.

– Vraiment ? Toujours ? interrogeait la juge, avec un léger sourire en coin.

– Toujours !

– Marquez "sans domicile fixe" ! intimait la dame à la greffière.

Venaient ensuite les faits reprochés et Ali reconnaissait tout avec une bonne foi évidente, en s'excusant presque de donner du tracas à la police et à la justice.

– Vous reconnaissez avoir volé la voiture de monsieur Guillaume Mazeret, officier de police, devant le domicile de ce monsieur.

– Effectivement, j'ai "emprunté sans le savoir" la voiture de monsieur Mazeret ! concédait Ali Babar avec un grand air si désolé que la juge ne put s'empêcher à nouveau de sourire.

A croire que la Mercedes, lassée d'être seule, lui avait tendu le volant alors qu'il déambulait sur le trottoir.

– Vous l'avez empruntée pour la repeindre et changer les plaques d'immatriculation… de fausses plaques d'ailleurs avec le numéro d'une carte grise de voiture déclarée détruite à la Préfecture… prévenait la juge en inclinant les lunettes et en feuilletant une liasse de papiers…

– Enfin non, je l'ai empruntée en croyant que c'était une voiture à l'abandon. Une de ces voitures qui sont empruntées par des jeunes et laissées "comme ça n'importe où" !

Il n'y avait que des emprunts avec Ali, jamais de vol !

– Vous ne niez pas les faits, c'est bien ! Monsieur Mazeret, accompagné de deux autres inspecteurs de la police judiciaire, avait laissé la voiture en stationnement… c'est ce qui est écrit dans sa déposition… pour prendre des papiers chez lui… et ce sont trois officiers assermentés qui, de la fenêtre de la villa, vous ont reconnu et vu grimper dare-dare dans la voiture pour partir avec… Monsieur Mazeret porte plainte pour vol, mais demande l'indulgence pour cet acte qu'il qualifie de stupide dans la déposition. C'est écrit en toutes lettres. Vous n'avez rien à ajouter à votre propre déposition ?

– Rien ! Je reconnais les faits ! prononçait Ali d'une voix blanche.

A qui appartient le garage dans lequel on a retrouvé le véhicule ?

A madame Alibert. C'est une vieille dame impotente, très gentille, que j'aide souvent parce qu'elle ne peut pas se déplacer…

– Exact ! Nous avons un rapport… ici… Madame Alibert dit le plus grand bien de vous… Elle vous apprécie beaucoup et il paraît que vous êtes très serviable… Vous avez été déjà condamné, pour un vol précédent… vol de matériaux divers sur des chantiers avec l'aide d'un camion-benne de ramassage d'ordures volé à la ville… qu'est-ce que vous vouliez faire avec ce genre de camion ?

– Emprunté… emprunté… Je l'avais emprunté et je l'aurais restitué plus tard ! Il servait simplement à transporter des trucs qui traînaient dans des terrains vagues…

– Des trucs… vous voulez dire des matériels et matériaux qui traînaient sur des chantiers fermés au public ! Bien ! Vous aviez auparavant été condamné à un an de prison avec sursis ! C'était une première condamnation ! Cette fois vous allez les faire !

– Mais, je ne recommencerais plus ! geignait Ali, main sur le cœur. C'est promis, madame…

– Vous aviez déjà promis à notre dernière rencontre, il y a juste trois mois…

– Non, mais j'ignorais que les matériaux appartenaient à la mairie… Je les croyais à l'abandon, quoi ! Ma parole, madame…

– Nous parlons aujourd'hui du vol d'une voiture et de falsification de carte grise ! Le tribunal appréciera !… Passons à votre ami, à vous, monsieur… Votre nom ?

Je sursautais. A mon tour !

– Vos nom et prénom, monsieur ?

La juge me dévisageait…

– Philippe Edouard Leguenaut, madame.

J'avais une curieuse voix rocailleuse, une voix d'étranger, métamorphosée, que même Coco n'aurait pu imiter.

– Vous avez, vous aussi, un casier judiciaire…

La greffière tendait une feuille en direction de la juge, sans même se retourner.

– Oui, madame…

– Condamné l'an dernier pour vol d'une motocyclette… condamné à six mois avec sursis et mise à l'épreuve… Qu'avez-vous à dire puisque vous vous trouviez sur les lieux de l'arrestation en compagnie de monsieur Ali Bachouar… dans votre déposition devant les inspecteurs, vous précisez : je suis passé par hasard et j'ai rencontré monsieur Ali Bachouar que je connaissais de vue, il m'a proposé de peindre la voiture qu'il disait lui appartenir et j'ai accepté de la repeindre pour rien… Monsieur Ali Bachouar corrobore vos dires… Vous ne vous connaissiez pratiquement pas… vous passiez par hasard…

Absolument vrai, madame !

– Vous passiez par hasard… toujours par hasard…

Il était clair que la juge doutait…

– Oui, madame… je connais à peine monsieur Ali…

– Il vous demande de peindre une voiture gratis et vous acceptez ?

– J'aime rendre service, madame…

– Oui, je vois. Une bonne âme ! On vous retrouvera un jour à l'armée du salut ou chez l'abbé Pierre ! Vous n'aviez d'ailleurs pas d'argent sur vous… On pourrait presque vous garder pour vagabondage, mais, par contre, vous, vous êtes domicilié.

Elle avait le sens de l'humour ce qui est plutôt rare chez les femmes et les juges !

– Saviez-vous que la voiture était volée ? poursuivait-elle.

– Absolument pas, je croyais que la voiture lui appartenait…

–… appartenait à monsieur Bachouar ?

– C'est ça, madame.

La juge me jetait un regard dubitatif…

– Vous maintenez donc vos dires ?

– Absolument, madame.

– Votre domicile ? Vous avez signalé lors du procès-verbal d'interrogatoire que vous vivez chez votre mère… madame Georgette Sylvie Micheline Leguenaut

–… professeur de philosophie…

Je précisais. Cela servait toujours, je le devinais, je le savais par intuition, d'indiquer avoir une mère dans l'enseignement et encore mieux, professeur d'un savoir magique : la philosophie. La philosophie dont le commun des mortels, s'il s'en moque comme d'une guigne, la respecte avec ferveur comme science morte quasi ésotérique ! Un enfant de professeur bénéficie toujours d'excuses pour l'éducation qu'il a reçue et un fils de philosophe, en plus, de compassion pour ce qu'il a dû endurer comme discours abscons pendant toute l'enfance ! On plaint la mère professeur d'avoir un rejeton incapable de discernement ! On plaint le fils d'avoir des parents philosophes donc perdus dans les nuages et incapables de comprendre les choses terre à terre les plus simples de la vie ! Le nombre de fils de professeurs et de philosophes qui se retrouvent devant la justice est proprement incroyable.

– Oui, c'est marqué sur votre déposition… J'ai téléphoné tout à l'heure au domicile de vos parents…

– Ma mère vit seule ! Je vis avec elle et mes sept frères et sœurs…

Je précisais. Cela pouvait servir encore. Enfant de mère seule, donc courageuse, qui "ne méritait pas ça !", qui élevait huit enfants en charge, bien seule, vraisemblablement trahie et abandonnée par un père indigne et sans remords, qui, après l'avoir engrossée à répétition, avait suivi une jeunette stupide pour mieux intéresser et réchauffer ses vieux jours. Et je prenais un air désolé d'enfant repentant.

Tout est bon lorsqu'il faut essayer d'échapper à la Justice, d'apitoyer la machine à broyer les innocents que nous sommes !

– Effectivement… J'ai téléphoné et expliqué pourquoi vous vous trouviez ici… Elle m'a dit qu'elle en avait assez d'aller vous chercher régulièrement dans un commissariat et elle m'a aussi appris que vous la brutalisiez !…

Je sursautais. Je m'attendais à tout, mais pas à ça ! La saleté ! Mère me trahissait, trahissait la famille, la meute, la horde qui doit toujours faire face d'un seul bloc à tout l'extérieur du groupe. Elle trahissait l'esprit de clan.

–… Que vous l'aviez brutalisée aujourd'hui même… poursuivait la juge en posant un nouveau regard dubitatif sur ma personne… elle m'a même dit que vous lui aviez tordu le bras, à la fin du repas de midi, aujourd'hui… que vous aviez mauvais esprit… que vous refusiez de prendre votre part aux travaux ménagers… que c'étaient vos frères et vos sœurs qui faisaient même votre lit…

Aïe ! La malchance ! Je tombais sur une femme-juge et ma mère avait immédiatement compris tout l'avantage qu'elle pouvait tirer de la situation. Et les bonnes femmes, ça parle au téléphone ! Ça se comprend, ça s'entraide… Un homme aurait été plus compréhensif à mon endroit ! Un homme-juge n'aurait pas téléphoné à la mère ! Ou s'il avait téléphoné, c'eût été bref, simplement pour avertir la mère que le fils était en face de lui. Un point, c'est tout !

Un homme aussi, fut-il juge ou pas, peut arriver à comprendre facilement que, de temps en temps, on ait envie de cogner ou de brutaliser ces êtres bizarres, les bonnes femmes qui nous entourent, crispantes comme le sont certaines ! Que les lectrices me pardonnent, mais c'était bien ce que je pensais à l'époque !

– Vous n'avez pas honte ? interrogeait la juge tandis que la greffière se retournait enfin pour voir la tête du sinistre individu qui osait lever la main sur sa pauvre mère, une femme fragile qui élève avec courage toute une marmaille et, qui plus est professeur de philosophie.

J'étais presque atterré, parti pour prendre autant sinon plus de prison ferme qu'Ali ! Le fait même que je sois beau gosse pouvait désormais se retourner contre moi. J'en étais conscient. "– Mais qu'est-ce qu'il croît, ce bellâtre, allaient-elles toutes penser… Ce n'est pas parce qu'il joue les beaux ténébreux que tout lui est permis ! Il "nous" brutalise ! On ne va pas le rater !"

Je balbutiai :

– Elle me menaçait avec sa fourchette !

J'entendis aussitôt les gloussements des pandores dans mon dos et même le petit rire cristallin d'Ali. D'un seul coup, sans le vouloir vraiment, j'avais détendu l'atmosphère. La juge ne put s'empêcher d'avoir un bref sourire, j'étais peut-être sauvé ! Seule la secrétaire, la greffière, toujours aussi sinistre, regardait alternativement la juge puis mon visage d'ange, avec l'air de penser : "– Mais elle ne va pas gober ça ! Une professeur de philosophie qui menace son fils avec une fourchette ! C'est ridicule !"

– Bien ! poursuivait la juge… C'est tout ce qu'on peut vous reprocher en fin de compte, mais comme votre mère ne porte pas plainte, je vais vous faire relâcher ! Vous pourrez aller peindre toutes les voitures des gens qui vous le demandent, pour rendre service…

Elle jetait un coup d'œil au-dessus de mon épaule et ajoutait :

– Vous le raccompagnez à la sortie. Seul, monsieur Ali Bachouar, reste dans le bureau pour la suite à donner…

Ouf ! Je respirais… Le vieux pandore se soulevait avec difficulté…

– Tu me suis ! ordonnait-il d'une voix éraillée…

Je jetai un dernier coup d'œil de compassion en direction d'Ali. Il eut un pâle sourire, la lèvre inférieure tremblait. Si j'avais osé, je lui aurai donné une tape amicale sur l'épaule. Mais j'étais censé ne pas le connaître. Je ne pouvais pas. Je prolongeai mon regard d'un imperceptible clin d'œil amical. Il restait enfermé dans le piège, dans la nasse, je l'abandonnais à son sort, contraint et forcé, et je regagnais la sainte liberté sous son nez.

Et je me retrouvai seul, rue du Languedoc, à regagner le domicile familial dare-dare. J'avais une colère énorme contre la mère. Une colère glacée. Non seulement, je me sentais capable de lui tordre à nouveau le bras, mais même le cou ! Enfin, presque ! Je rêvais lui flanquer une gifle, histoire de lui montrer que je n'avais pas apprécié son intervention téléphonique. Enfin, j'en rêvais… Je rêvais, je rêvais, tout en arpentant les trottoirs de la vieille Toulouse échaudée pour regagner mes pénates. Mes pensées voletaient, lourdes et légères à l'intérieur du crâne.

– Je te fous mon poing dans la gueule, salope ! que je rêvais lui lancer, la prochaine fois que la mère me chercherait noise. Donc, dès ce soir !

J'allais la mater, la mère ! J'allais la mater, la "mater familias" ! La mater ! Elle s'écraserait ! J'avais vingt ans passés ! Il était aussi sept heures passées, l'heure du repas du soir, et j'avais le ventre vide et l'appétit déjà gaillard ! Les émotions, ça creuse ! J'arrivais pour la soupe, l'estomac dans les talons et sans l'ombre d'un remords…

Une porte d'entrée qui claque sec, un escalier grimpé dare-dare, un violent coup de pied dans la porte de l'appartement, et je me retrouvai coi dans la grande salle. Le perroquet et le chef d'œuvre d'art contemporain étaient en place habituelle, et, vu l'heure, la table était mise, mais avec une rallonge, éloignant d'autant Hilda et Zaza, les deux mignonnes, tout en bout. Toute la maisonnée sagement assise autour, avec, en plus, des invités de dernière heure, tous à me fixer, et ma mère, la seule debout, tournée dans ma direction, qui me faisait front et intimait :

– Viens t'asseoir, abruti ! Nous t'attendions !

Une déclaration de guerre.

Outre la fratrie habituelle, dans son entier, il y avait Valérie, la sœur aînée en larmes, l'œil gonflé, qui avait repris sa place ancienne. Nul doute, elle était au courant pour son Ali !

Mais il y avait aussi, entre elle et la mère, la Brigitte et sa dernière amie, devrais-je écrire sa dernière conquête, appelées en renfort, je le devinais. J'allais devoir faire face à une attaque en règle et batailler seul contre toute une armée de femelles déchaînées. Avec brio, il faut le reconnaître, mère était allée chercher de précieux renforts, les alliées naturelles, si j'ose m'exprimer ainsi, d'autres partisanes du féminisme convaincu, pur et dur. La grosse artillerie pour niveler le terrain d'approche et écraser le révolté sous la rhétorique politique.

La Brigitte ! Brigitte Sayez habitait au rez-de-chaussée de l'immeuble. Nous la connaissions depuis toujours comme une espèce de lieutenant de la mère dans tous les combats "féministiques" ! Une tête de boniche, écrasée, de pilier de rugby nourri au cassoulet de Castelnaoudary, nez aplati, œil en étincelle, oreille en grand pavois, voix de rocaille, cheveu court, dru et blond délavé, verrue sur la joue, menton fuyant, front fuyant, le tout posé sur un cou de taureau andalou surmontant des épaules de catcheuse américaine dopée aux hormones. Le tout agrémenté aussi, plus bas, d'un derrière de pachyderme heureux, à vous couper le souffle. Gouine affichée à tout vent et fière de l'être ! Gouine ? Pardon, mot interdit par le politiquement correct de la bourgeoisie journalistique bien pensante de notre sainte République ! Mais c'est bien le mot qu'il faut. Si mignonnette et gentillette, je ne me serais point permis et j'eusse employé le terme pharmaceutique d'homosexuelle, vocabulaire adéquat de notre civilisation et de cette lâcheté de bourgeoisie parisienne, elle aussi bien pensante, qui, sous prétexte de tolérance à tout va, monte au pinacle tout ce qui peut choquer les braves gens trop honnêtes et normaux, nécessité télévisuelle et rendement capitalistique obligent ! On peut être scabreux dans le sujet, surtout s'il dope les ventes, mais on se doit d'être poli dans le propos !

Et cette tordue de la cervelle, militante avec la mère de toutes les causes à la dernière mode de la connerie médiatique et de la civilisation orwellienne dans laquelle nous vivons, fière héritière de mai 68 et de la désinformation moderne, rêvant de transformer les femmes en hommes, c'est-à-dire de les abaisser à notre niveau, de les rendre aussi cons que les mâles, me fixait d'un regard de braise. L'ennemi était là et c'était moi ! Le paria ! L'homme poilu ! L'ennemi héréditaire ! Le machiste fasciste ! La bête velue immonde ! Le mâle, pénis en avant toute, prêt à l'abordage en force ! Bref, tout ce qu'elles exécraient, tout ce qu'il fallait castrer de toute urgence pour le bien de l'humanité bien pensante des intellectuelles mâles et femelles qui se prétendent encore de gauche alors que celle-ci n'existe plus depuis belle lurette !

Elle était là avec sa dernière conquête, une femme, jeune mariée qu'elle avait chipé au mari comme elle disait avec fierté, mais uniquement pour quelque temps. L'autre, un joli brin de femme en réduction, une blondinette fade, aussi plate qu'un décimètre en bois, mais qu'on devinait toute gentillette derrière un œil de velours bleuté et aussi tout effarée de ce qui pouvait se passer dans les traquenards où l'autre l'amenait de force. L'autre ! La Brigitte Sayez ! Comment diable ce pachyderme pouvait-il séduire chaque trois mois une consœur esseulée ? Alors que, pour un homme normal, normalement intimidé par l'étrangeté des Martiennes que sont les jolies femmes, c'est la croix et la bannière en plus, pour en séduire une. Heureusement que ce sont elles qui choisissent !

De saisissement, j'en oubliais le pouêt-pouêt amical à l'œuvre d'art, et je m'assis, sur mes gardes, à ma place, tandis que la mère me remplissait l'assiette, avec une soupe que je détestais et un mauvais rictus au coin de la lèvre. Je venais peut-être de quitter une juge, mais le véritable procès allait commencer.

Je n'eus même pas le temps de plonger la cuillère dans le potage que les hostilités débutaient.

– Tu n'as rien à me dire ? Tu pourrais t'excuser au moins pour ce que tu m'as fait à midi !

Je levai à peine la tête.

– Tu me menaçais avec la fourchette !

Sale brute ! Ne dis pas d'âneries !

Et la Brigitte intervint à son tour :

– La prochaine fois que tu touches ta mère, on vient à plusieurs et on te flanque une raclée !

Je ricanai, l'œil mauvais sur la femme et sûr de moi :

– Faudrait voir !

La voix de crécelle de la mère fusa, aérienne :

– Aucun remords, sale brute ! Je le nourris, je l'élève depuis la naissance, toute seule, et le remerciement que j'en ai ! Un bel exemple pour ses frères et sœurs !

– Tu me menaçais avec la fourchette !

Une défense à plat, basée sur la répétition. En parlant militaire : un point avancé d'observation du front des féministes qui n'allait pas tarder à se déployer dans toutes les directions.

– Arrête avec ta fourchette ! explosa la mère… Je te demandais gentiment de participer aux travaux du ménage ! Et encore, qu'est-ce que je dis… de faire simplement sa chambre, son lit, de mettre un peu d'ordre… de faire la vaisselle de temps en temps au lieu de la laisser à sa mère et à ses frères et sœurs… de participer, simplement de participer…

La participation ! Un dada socialiste !

La première attaque frontale ! J'essayais aussitôt de la dévier vers un terrain plus favorable. Surtout ne pas répondre sur le sujet qui était un point faible. Je poussai un hurlement de sauvage.

– Tu voulais prendre ma clef !

– On parlera plus tard de ta clef ! Tu as une attitude irresponsable ! reprit la mère qui poursuivait la progression en direction du point faible.

– Et monsieur brutalise sa mère, se sert de ses muscles ! explosa la voix de basse de la Brigitte… Aucun respect pour sa propre mère ! Voyou ! Moi, si j'étais ta mère, je te foutrais à la porte ! Saligaud !

Gouailleur, je ricanai méchamment :

– Je m'en fous ! J'ai la clef et je reviendrai quand je voudrais !

A la rue ! Je te foutrais à la rue ! Ta mère est trop brave ! Voilà ce que tu mérites ! poursuivit la gouine sur un ton crescendo… Aucun remords ! Sa mère doit tout lui faire, y compris lui acheter ses slips avec l'argent qu'elle gagne ! Être en plus sa boniche, servir Monsieur qui ne foutrait que les pieds sous la table !

Je répliquai d'une voix de stentor de foire gersoise :

– Tu la fermes, toi ! Tu n'es pas ici chez toi !

– Arrête ! hurlait alors la mère… Toi non plus, tu n'es pas ici chez toi ! Et si je te mets à la porte, je ferai changer la serrure !

– Tu veux mon poing dans la gueule ? menaçait la gouine en soulevant son derrière de pachyderme et, d'une poigne de fer, sa petite amie terrorisée qui me jetait un regard effaré.

Les voisins de toute la rue des Teinturiers devaient rire, comme à l'habitude. La famille entrait dans une grande scène de la Commedia dell'Arte !

Je bondissais presque, tant pis pour la soupe à avaler, menaçant. Si trois femmes s'imaginaient me faire peur ! Et je lançais la menace, œil furieux et cuillère à la main.

– Approche ! Je te fous une raclée…

– Arrête tes conneries ! Tu iras en prison pour de bon, pour ça ! La juge est au courant ! Assieds-toi ! aboyait la mère… Calme-toi, Brigitte ! Il est fou ! C'est un fou ! Assieds-toi toi aussi ! Il est capable de tout casser !

La Brigitte se rasseyait… Moi aussi…

Macho ! grogna le pachyderme pour avoir le dernier mot.

Je haussai les épaules et je jetai un coup d'œil autour de la table.

Farida demeurait silencieuse sous son voile, un vague sourire sur la lèvre, comme étrangère, détachée, à la folie qui régnait. Michel, le fils du rabbin, me contemplait en riant, admirait le grand frère qui montrait la voie de l'émancipation masculine. A ses côtés, Mamoud demeurait plongé nez épaté dans la soupe, à s'interroger peut-être sur les futures servitudes qui l'attendaient. Edouard, du haut de ses onze ans, le fils de l'Anglais de passage, sous un calme apparent très british, presque détaché, qui n'était qu'une joie intérieure bien masquée, devait jubiler et polir son humour futur à cultiver l'extraordinaire chance de vivre dans une famille de fous furieux typiquement français et totalement déjantés. Les deux dernières, Hilda et Zaza, poupées posées en bout de table, œil brillant de plaisir, ne perdaient pas une miette du spectacle donné par des adultes qui se croient sensés. La sœur aînée, en face de moi, toujours la larme à l'œil à la pensée que son cher Ali allait l'abandonner pour tâter de la prison, lapait la soupe en silence, comme si de rien n'était. Elle était vaccinée, elle aussi, depuis longtemps sur les colères qui explosaient régulièrement dans la maisonnée. Elle croisa mon regard et en profita quand même pour lâcher d'une voix blanche :

– C'est ta faute si Ali va en prison ! Tu n'as jamais été qu'un mauvais conseil pour lui ! Un mauvais exemple !

C'était tellement absurde que je ne répondis pas. J'étais le responsable de tout, le bouc émissaire chargé de tous les péchés d'Israël.

– S'il le faut, ajouta la mère toujours perverse, c'est lui qui l'a incité à voler la voiture du policier ! Parce qu'il faut être quand même con pour voler la voiture d'un policier pour la repeindre ! Faut-il qu'ils soient cons tous les deux ! Et malin comme il l'est, lui, il a réussi à passer à travers les mailles du filet et à laisser toute la responsabilité de l'affaire sur les épaules de ton pauvre Ali. Remercie ton frère, ma chérie !

Ali en victime ! Elles le connaissaient bien mal ! C'était d'une stupidité du genre que seules les bonnes femmes peuvent assumer avec la mauvaise foi qui les caractérise ! Je ricanai en repoussant l'assiette de soupe au risque de noyer la nappe.

– J'en ai marre de cette soupe dégueulasse !

Contre-attaque sur un point sensible de la mère. Elle détestait qu'on ose critiquer son art qu'elle croyait et proclamait culinaire.

– Tu manges ta soupe ! ordonna-t-elle sans réfléchir, par simple réflexe de type maternel.

– Manger de la merde, jamais !

La mère en demeurait coite, sidérée. J'osais, devant les frères et sœurs, la placer au rang de mère indigne en mettant en doute le plat religieusement préparé avec tout son amour pour nourrir les poussins, la progéniture affamée, encore dans le nid. J'aggravais sciemment mon cas, de manière irrémédiable et impardonnable. Le gros oisillon exagérait.

Salaud ! murmura-t-elle à peine, les yeux exorbités par l'outrance du jugement.

– Le macho crache dans la soupe ! beugla aussitôt la Brigitte… Va manger à la soupe populaire, connard ! Tu verras ce que c'est !

La guerre repartait après une courte accalmie sur le front des hostilités ! L'artillerie lourde au secours des troupes de choc en pleine débandade devant la brillante contre-attaque inopinée du fils indigne sur un terrain où personne ne l'attendait : la soupe. J'enfonçai le clou.

– C'est de la merde, cette soupe ! Personne n'en voudrait !

J'eus le temps de lever l'œil pour apercevoir en bout de tables les deux petites sœurs, les poupées, qui considéraient avec perplexité les assiettes vides sous leur nez. Qu'avaient-elles ingurgité sans se douter de quoi que ce fût ?

– Dehors ! Fous le camp ! ordonna la mère dressée sur ses ergots. Je ne veux plus te voir ! Décampe ! Tu reviendras lorsque tu seras calmé !

Je ne me fis pas prier. J'attrapai un énorme morceau de pain et un saucisson entier au passage et je pris la sortie sous les regards ahuris des frères et des sœurs. Je lançai à la cantonade :

– Tu peux fermer à clef, je reviendrai quand je le déciderai !

– Tu t'excuseras d'abord ! répliqua la mère.

Je ne répondis rien, fier de ce que je considérais comme une victoire. J'avais affirmé mes positions.

Je me retrouvai dans la rue, sous un réverbère, à croquer le saucisson, puis je partis, mains dans les poches, en sifflotant. La vie était belle, j'étais enfin libre. Libre comme le vent de la nuit, libre comme les papillons qui tournent autour des flammes.

Je passai une bonne partie de la soirée dans une arrière-salle de bistrot du centre de la ville à siroter quelques bières et à admirer, en spectateur, une partie de poker où trois petits malfrats essayaient adroitement de plumer un pigeon, de piéger un riche commerçant noctambule qui vendait des semences et des poisons chimiques aux paysans… Un monde de voyous. Et je décidai alors que ce monde-là était mon monde, que je réussirai dans cette société pourrie. Parce qu'il le fallait, parce que l'argent permet tout !

Il devait être deux heures du matin lorsque je regagnai enfin la maison, content de ma soirée. Toute la famille devait ronfler et je m'apprêtais à retrouver ma chambre. C'était la première nuit que je mettais le nez dehors au su de ma mère et sans son autorisation. J'étais libre, libre ! J'étais heureux ! C'était une victoire !

A mon étonnement, la porte n'était pas fermée à clef. Je franchis le seuil, passai le chambranle pour traverser la grande salle. Le plafonnier éclairait la pièce. Coco dormait sous une toile. J'eus un choc en apercevant la mince silhouette dressée de la mère. Elle attendait mon retour depuis des heures.

– Voilà enfin monsieur ! gronda-t-elle à voix basse, imperceptible.

J'étais étonné. Elle avait cours le lendemain et devait se lever à sept heures. Elle m'aurait attendu jusqu'à l'aube, si nécessaire. C'était une mère qui attendait le retour du fils.

– Où étais-tu ?

Je ne répondis rien et elle s'avança telle une ombre, avec une lenteur calculée.

– Excuse-toi pour tout ce que tu as fait, pour ce que tu as dit ! ordonna-t-elle à mi-voix.

Je demeurai de marbre. Pas question de renier ma victoire ! Elle avait la tête sous mon menton et elle me fixait d'un regard brûlant.

– Excuse-toi ! ordonna-t-elle à nouveau.

Rien ! Pas un mot ! Je demeurai silencieux, attendant la suite, avec un sourire stupide en guise de réponse.

La gifle brutale me surprit. Sous sa violence, ma tête était partie sur le côté et je la redressai lentement. Stupéfait, je restai de marbre et je fixai ma mère jusqu'au plus profond de l'âme. Allais-je la frapper en retour ?

La mère dut voir la méchante lueur qui traversait mon regard.

– Vas-y ! Frappe-moi si tu l'oses !

Elle demeurait à portée. La lèvre inférieure tremblait de peur et de rage, mais elle demeurait face à son destin. Je pouvais l'assommer d'un coup de poing, l'expédier jusqu'au fin fond de la salle, sous son chef-d'œuvre en bois, juste sous la pointe du sein tournée vers le plancher. Une haine féroce me tenait, mais je devais me dominer pour ne pas commettre l'irréparable.

– Qu'est-ce que tu attends ! Vas-y ! Frappe ! reprit-elle d'une voix mielleuse, toute en douceur, mais déjà triomphante.

Elle reprenait l'avantage contesté. Elle restait le chef de la famille, du clan. Elle me remettait à ma place, mais, je le savais, elle se préparait de mauvais jours pour le futur.

Pour l'instant, je n'avais rien à répondre, conscient de la défaite qui se profilait. Mais rirait bien qui rirait le dernier. Je serais infernal !

– Par principe, je n'ai jamais levé la main sur un de mes enfants ! J'ai peut-être eu tort ! finit-elle par admettre… Va dans ta chambre !

La professeur avait des principes progressistes et pédagogiques avancés ! La mère était passée outre.

Je me contentai de hausser les épaules, puis je fis demi-tour.

 

 

Chapitre V

 

Chapitre de la mère.

 

Lorsque j'ai trouvé dans sa chambre et lu, horrifiée, les premiers chapitres du manuscrit de mon fils Philippe, tout content d'exhiber sa prose sous mon nez et sa bêtise au monde entier, mon sang n'a fait qu'un tour. Totalement révoltée par toutes les horreurs qu'il colportait sur mon compte, j'ai décidé d'intervenir, d'insérer un chapitre. De l'insérer de force, qu'il soit content ou non ! Pas question de laisser mon fils raconter la vie de famille à sa façon ! Je l'ai exigé. Il ne voulait évidemment pas, au début, mais j'ai tenu bon.

– Pas question ! m'a-t-il répondu, a-t-il osé me répondre. De toute manière, l'éditeur sera contre !

– Jamais personne ne t'éditera ! Qu'est-ce que tu crois ?

Je suis têtue ! Que mon fils raconte n'importe quoi sur sa mère, peu m'importe à la limite ! Même s'il ne me rate pas ! Les mères me comprendront. Nous pardonnons tout à nos petits ! Ils sont sortis de nos entrailles dans la douleur, même si eux oublient cette évidence… Et, par principe politique, si je suis contre toute censure, contre tout interdit, contre toute intervention, je suis aussi pour le droit de réponse. Ça lui fera les pieds !

Et d'avoir aussi la confirmation que mon fils est un voyou, qu'il terminera mal, en prison ! J'en ai pleuré. Ça m'a fait mal ! Le choc que j'ai eu en lisant ses exploits de petit malfrat, moi qui ai élevé tous mes enfants dans le respect et la morale des lois républicaines et laïques… Et on devine qu'il en est fier ! Aller cambrioler une maison ! Et cogner sur un inspecteur de police ! Mon fils ! A son âge ! Lui qui était si mignon quand il était tout enfant ! Un enfant modèle ! Jusqu'à l'âge de dix ans ! Mon Dieu qu'il était beau ! Et qu'il a changé !

Et la manière dont il me décrit ? Vous avez vu ? Il exagère ! Il me ferait passer pour une folle ! Et le terme de "connasse" qu'il emploie dès le départ à mon encontre, en parlant de moi, sa mère, de sa propre mère ! Il n'y va pas de main morte ! C'est le moins qu'on puisse dire. Je l'ai menacé :

– Enlève cette description que tu fais de moi !

– Non !

– Ou au moins arrange-la !

– Non !

Aussi têtu qu'un bourriquot ! Il a tous mes défauts en plus de ceux de son père !

– Aucun éditeur ne laissera passer ton texte. Il refusera de publier ce torchon bourré d'insanités…

– Petite bourgeoise ! Réactionnaire !

Il cherche à me blesser…

– J'irai voir ton éditeur, Philippe ! Si, un jour, tu en trouves un !

Il a répondu :

– Il n'en aura rien à foutre ! … J'écris ce que je ressens à l'instant…

Mais quel culot ! Monsieur se prend pour un grand écrivain !

– Philou, je t'avertis ! Si tu oses publier tel quel ton roman autobiographique, je te renie ! Tu m'insultes ! Libre à toi de me décrire comme une chèvre sans âme – passe encore – mais je veux un droit de réponse pour mettre les choses au point ! Tiens, je reprends ma description dans ton livre. Je lis : "Une femme tout en longueur, fade, plate, commune, des yeux bleus rêveurs, délavés, sinistres…" … merci beaucoup… fade, plate, commune, passe encore même si c'est vraiment exagéré, mais où as-tu vu que j'avais des yeux sinistres ?… "un regard de vieille biche fatiguée "… où es-tu allé chercher ça pour décrire ta mère… "sous le flot d'une chevelure blondasse"… tu aurais pu écrire blonde, je suis blonde naturelle… "qui tombait raide sur des épaules étriquées de gamine à peine pubère"… de gamine à peine pubère avec huit enfants à la clef, imbécile, et qui les a tous nourris au sein maternel, sauf les deux dernières, alors que ce n'était pas la mode à l'époque de ta naissance !… "Vêtue à la hussarde d'un blue-jean, souvent d'un complet-jean délavé et crasseux…" où as-tu trouvé que je mettais des habits crasseux, moi, une professeur de philosophie estimée ?… mais que vont penser mes collègues s'ils lisent un jour toutes ces âneries !… "c'était une professeur émérite de philosophie au lycée Saint-Sernin, une intellectuelle pur jus qui se voulait moderne et féministe convaincue, révolutionnaire en diable…" que vient faire le diable dans la révolution ?… Oui, je suis révolutionnaire et progressiste et j'en suis fière, crétin ! Et en plus, c'est bien écrit ! Tu tiens de moi ! Quand je pense que tu n'avais jamais la moyenne dans une seule rédaction, que tu étais ma honte auprès des autres professeurs !… "socialiste, marxiste et trotskyste à la fois…" Et alors, c'est interdit ?… "évidemment un brin écologiste pour être à la mode", oui ! je suis écologiste, crétin ! Pas pour être à la mode, mais parce que c'est le futur, l'avenir, imbécile !… Ton avenir !… et il poursuit dans sa description… "une séductrice certainement patentée… pourquoi patentée ?… puisqu'elle avait donné la vie à huit enfants, rien que ça, tous de pères différents…" une séductrice patentée !… mais regarde-moi, abruti !… "Une croqueuse d'hommes !…" La meilleure ! Une croqueuse d'hommes qui les laisse tous décamper en ne laissant que de mauvais souvenirs et des dettes ! Et monsieur me laisse parler… "– Pas question que je fasse ma vie avec un homme commun, un macho, qui ne voudra pas mettre la main à la pâte ! Très peu pour moi !". Je n'ai jamais dit ça, en tout cas pas comme ça ! Mais qu'est-ce que tu inventes ?

Et monsieur a osé me répondre lorsque je lui ai lu mon début de prose à insérer…

– Tu ne l'as pas dit en ces termes, mais tu le penses ! Laisse l'artiste poursuivre son chef d'œuvre ! De toute manière, je vais arranger ton texte !

Quel culot, mon fils ! Il va oser corriger le texte de sa mère, professeur de philosophie, licenciée de français moderne ! Lui, ce fainéant qui n'a jamais eu la moyenne en rédaction ou en orthographe ! Mais dans quel monde vivons-nous ?

– Philippe ! Je veux que tu réécrives la description que tu fais de moi ! Reprends le paragraphe, au moins ! Reprends le chapitre !

– Non ! Jamais de la vie ! Tu peux écrire, toi, n'importe quoi si ça te fait plaisir, mais pas question de me censurer ! J'insérerai ton chapitre dans mon manuscrit, d'accord, après l'avoir corrigé, mais je n'enlève rien dans mon texte précédent !

Quel culot ! Il oserait me censurer !

– Tu te donnes le beau rôle dans ton bouquin ! Voyou ! Mais je dois rétablir la vérité ! Monsieur se présente comme le pauvre souffre-douleur de la mère indigne qui voudrait le forcer, une fois de temps en temps, à participer aux travaux de la maison et à corriger le désordre qui règne dans sa chambre, je devrais dire le capharnaüm qui envahit son antre… Alors que je me tue au travail pour élever dignement tous mes enfants ! Et Monsieur ose se présenter comme un esclave de sa mère ! Voyou ! Je vais le marquer dans mon chapitre !

Il ose gronder, replié dans la zone cuisine…

– Ne marque pas ça !

– Je marquerai ce que je jugerai nécessaire ! Qu'est-ce que tu fabriques dans la cuisine ?

– J'ouvre une bière !

– Et qu'est-ce que je lis ? "Le seul élément vraiment féminin que je connaissais de notre philosophe progressiste, et encore l'était-ce de nos jours, c'était un ensemble de "piercings, de curieux anneaux ou aiguilles dorées ou argentées qui lui lardaient quelquefois le visage dans la narine et en bout de langue, et même le corps aux endroits les plus invraisemblables, en partant du nombril jusqu'à d'autres parties plus intimes qu'elle osait faire admirer à ses filles et qui devenaient une conquête du féminisme et de la vraie liberté…" Mais tu arrêtes d'écrire des bêtises… J'ai mis une fois trois piercings devant tes petites sœurs, pour les amuser ! Le troisième sur le nombril, pas plus bas, crétin ! Mais que vont penser mes collègues, s'ils lisent ces âneries ! Ce sont des mensonges !

– C'est pour les lecteurs, pour rendre le texte intéressant…

– Mais personne ne lira ça ! Je m'oppose à ce que ce soit publié !

– Tu es contre la liberté d'expression ! Tu censures ! Pour une trotskyste, c'est une honte !

– Arrête de me faire la morale politique ! Surtout venant de toi, d'un vaurien ! Je vais flanquer ton manuscrit dans le feu de la cheminée, si tu continues !

– Allons-y pour les autodafés ! Nous ne vivons pas dans un régime trotskyste, heureusement !

– Arrête de parler de trotskysme à tout bout de champ, de quelque chose que tu ne connais même pas ! Et qu'est-ce que je lis ensuite ! "Bref, une connasse, une vulgaire connasse …" Tu vas m'enlever ça ! Un peu de respect quand même ! Mais quelle grossièreté ! Philippe, je ne te parle plus ! Oser traiter sa mère de connasse ! Monsieur s'imagine qu'il suffit d'être grossier pour devenir écrivain ! Philippe, je ne te parle plus si tu ne corriges pas ton texte !

– Je m'en moque !

– Écoute les conseils de ta mère ! Je suis professeur de philosophie !

– Ça donne des droits ?

– Mais quel vocabulaire pour parler de sa mère ! Tu n'auras plus ton assiette sur la table ! Tu iras manger chez Alfred ou chez Prosper !

– Tu affamerais la culture ? … les masses populaires ? …

Je ne relève pas les idioties qu'il débite ! Mais je suis scandalisée ! Un petit voyou qui juge les autres ! "… un chahuteur patenté, fils de professeur, en révolte contre le travail et l'ensemble du corps enseignant !…" Un chahuteur patenté ! Fier de sa fainéantise ! Un petit voyou cambrioleur, voilà ce que tu es ! Et qu'en plus, il avance sur les autres des mensonges et des bêtises, non ! Je ne peux pas tolérer, même au nom de la liberté d'expression ! Je ne l'aurais pas cru en tant que progressiste, mais il y a des limites à toute liberté quand on voit ce qu'un imbécile de fils peut ensuite écrire sur sa mère !

Et j'ai poursuivi la lecture…

– C'est comme la description que tu oses faire, plus loin, de notre voisine, cette pauvre Brigitte Sayez, une brave fille que nous connaissons depuis toujours, qui ramasse les chiens, les chats et les femmes brutalisées par leurs imbéciles de maris ! Une sainte laïque ! Et tu oses écrire :… "une espèce de lieutenant de la mère dans tous les combats féministiques !…" Philippe ! C'est à revoir ! C'est une honte, ce que tu écris !

– Non !

–… et, en plus, "féministiques" n'est pas français !…

– C'est un mot qui me plaît !

– Ce n'est pas français !

– Je m'en fous ! Je ne fais pas partie de l'Éducation nationale !

– Il est totalement idiot… une tête de boniche, écrasée,… le mépris pour les femmes employées de maison… de pilier de rugby nourri au cassoulet de Castelnaoudary…de Castelnaudary, tu as encore fait une faute d'orthographe !

–… Non, laisse ! Ne corrige pas ! qu'il crie de la cuisine… Castelnaoudary fleure bon le cassaoulet ! C'est de la langue d'Oc.

– Il est totalement idiot !… "nez aplati… elle n'a pas le nez si aplati que ça !… œil en étincelle, oreille en grand pavois, voix de rocaille, cheveu court, dru et blond délavé, verrue sur la joue, menton fuyant, front fuyant, le tout posé sur un cou de taureau andalou surmontant des épaules de catcheuse américaine dopée aux hormones…"

Il écrit bien cet abruti de gosse, il tient de moi… j'ai toujours eu d'excellentes notes en rédaction, je suis une littéraire dans l'âme… Mais quelle méchanceté de mâle arrogant !

– Tu vas corriger ton texte ! Tu m'entends, Philippe ?

– Je ne change rien !

et je poursuis la lecture :

–…" le tout agrémenté aussi, plus bas, d'un derrière de pachyderme heureux à vous couper le souffle…" pourquoi heureux ?… Gouine affichée à tout vent et fière de l'être !… Je t'interdis d'écrire ça ! Philippe, tu m'entends ? Un mot insultant ! Tu vas l'enlever ! Le remplacer ! Tu vas réécrire ce chapitre et reprendre la description de cette pauvre Brigitte !

– Non !

– Philippe, viens ici ! Écoute-moi ! Je suis une pédagogue ! Écoute ta mère ! C'est bien que tu écrives un livre, mais il y a des règles et des convenances à suivre ! Philippe, réponds quand je te parle !

Il est toujours dans la cuisine pendant que je lis ! Ça doit l'énerver que je lise sa prose !

Il répond avec sa voix toujours excédée…

– Oui ! Quoi ?

– Viens ici !

– Je bois un café ! avertit une voix sourde.

– N'oublie pas de nettoyer la tasse ! Je t'interdis d'employer le mot "gouine" ! Tu m'entends ?

– J'en ai rien à foutre de tes interdits ! C'est un mot qui me plait !

– D'abord, Brigitte n'est pas une gouine ! Tu inventes !

– Je n'invente rien ! Tout le monde dans la rue sait que c'est une belle gouine ! J'aurais dû écrire une "gouinasse" !

– Mais est-ce que tu penses à ce qu'elle va dire quand elle lira ton livre si par malheur on le publie ? Et la description que tu en fais ?

– Je m'en fous !

– En supposant que ça soit vrai, c'est sa vie et tu n'as pas à porter de jugement ! Philippe, tu vas réécrire ce chapitre ! Sois tolérant !

– Non !

– Je te le demande gentiment !

– Niet !

– C'est un ordre ! Brigitte serait en droit de faire saisir ton livre pour insultes, provocation à la haine sexiste et te traîner en justice pour diffamation ! Il y a des lois ! Et je lui donnerai raison !

– Je m'en fous ! Ça me ferait de la publicité ! Ça serait super !

– Et ton éditeur ? Crois-tu qu'il acceptera ?

– Mais bien sûr ! Trop content !

Fasciste ! Mon propre fils ! Un fasciste comme son père ! Peur de rien, toujours triomphant, prêt à écraser le monde qui l'entoure et surtout les femmes !

– Enlève le mot gouine au moins ! Homosexuelle, elle accepterait peut-être !

– Lis la suite ! J'explique plus loin mon choix !

– Ensuite, je lis… tu t'en prends à " la bourgeoisie journalistique bien pensante ", imbécile ! Ce sont tes propres termes ! Laisse les journalistes tranquilles ! Ils ne t'ont rien fait !

– Et tu te prends pour une révolutionnaire ! Bourgeoise !

– Philippe, tu arrêtes de dire des bêtises et de m'insulter ! Tu te fermes les portes de l'édition ! Va savoir, nous vivons dans un tel monde, qu'un éditeur serait capable de publier ce torchon ! Mais reprends ton texte ! Aucun éditeur sérieux n'acceptera une critique des journalistes et tout ce charabia !

– Je m'en fous !

– Viens ici pour m'aider à terminer le chapitre à insérer. Je veux que tu sois d'accord avec ce que j'écris !

– Reprends notre dialogue ! Ça amusera les lecteurs !

– Philippe, si tu continues, je refuse de corriger toutes tes fautes d'orthographe comme tu me l'as demandé tout à l'heure !

Et le voilà qui sort enfin de la zone cuisine. Il jette un coup d'œil sur mon écrit et s'esclaffe :

– Tu n'as pas de style !… Pour une professeur de philosophie et de français, c'est faible ! Ajoute au moins : tel un prince de ses appartements…

– Où ça ?

– Et le voilà qui sort de la zone cuisine tel un prince de ses appartements. Un texte doit avoir de la gueule !

C'est lui qui m'a fait ajouter "tel un prince de ses appartements" ! Il ne doute de rien ! Et ça l'amuse ! Ma prose aussi l'amuse.

– C'est fade ! Pas de style ! C'est plat ! Il faudra que je reprenne ton texte !

– Philippe, je te l'interdis ! Tu m'insultes ! Tu insultes la professeur que je suis ! Tu laisses mon texte explicatif critique tel que je l'ai écrit !

– N'aie pas peur ! Je ne dénaturerai rien !

– Je t'interdis de le retoucher !

– J'ajouterai les dialogues ! J'adore les dialogues !

– Non ! Je te l'interdis !

– C'est moi le patron du livre ! On ne m'interdit rien ! Et pour une soixante-huitarde, tu la fous mal d'interdire !

Il ose critiquer mon style alors que je suis professeur de philosophie, que j'ai un diplôme de lettres modernes supérieures et que lui n'a même pas un certificat d'études ! Mais qu'ai-je fait au Bon Dieu pour avoir un fils pareil ?

– Enlève "gouine" au moins ! Pour Brigitte ! Fais-moi plaisir !

– Lis la suite !

– … Gouine ? Pardon, mot interdit par le politiquement correct de la bourgeoisie journalistique bien pensante de notre sainte République ! Mais c'est bien le mot qu'il faut. Si mignonnette et gentillette, je ne me serais point permis et j'eusse employé…" monsieur se permet d'employer le conditionnel plus-que-parfait sous les deux formes, monsieur joue l'écrivain confirmé"… le terme pharmaceutique d'homosexuelle …" pourquoi pharmaceutique, je vous le demande ? …" vocabulaire adéquat de notre civilisation et de cette lâcheté de bourgeoisie parisienne…" pourquoi parisienne ? …" elle aussi bien pensante, qui, sous prétexte de tolérance à tout va, monte au pinacle tout ce qui peut choquer les braves gens trop honnêtes et normaux, nécessité télévisuelle et rendement capitalistique obligent ! On peut être scabreux dans le sujet, mais on se doit d'être poli dans le propos…" Tu vas reprendre tout le paragraphe ! Tu vas trop loin ! Tu vas te mettre tous les journalistes, tous les bourgeois et tous les Parisiens à dos !

– Non !

– Philippe, on a le droit de penser ce que l'on veut, mais on doit porter des jugements sains ! Tu dois corriger ton texte…

– Non !

– Philippe, je ne corrigerai pas tes fautes d'orthographe si tu refuses de m'obéir !

– Du chantage ? Pour une intellectuelle de gauche, féministe libérée et fière de l'être, tu la fous mal ! Lis encore la suite !

Il ose me juger ! Mon propre fils ! Monsieur se prend pour un écrivain et ça lui monte à la tête !

– Non ! Tu reprends tout ce chapitre ! Et tu arrêtes d'écrire des bêtises !

– Non !

– Je ne reprendrai la lecture que lorsque tu m'auras écoutée ! Obéis à ta mère !

– Je le laisse tel quel ! Par contre, je vais ajouter un chapitre à propos de mon adolescence ! A la suite du tien ! Il va te rappeler de mauvais souvenirs !

­– Je t'interdis !

– Tu ne m'interdiras rien, maman chérie !

Et le voilà qui se penche, pour entourer mes épaules de ses bras, et poser ses lèvres sur mon front ! Je me méfie de mon Philou et je le regarde jusqu'au fond des prunelles. Elles brillent d'une joie féroce qui n'augure rien de bon ! Il se paie ma tête.

– Que vas-tu encore écrire sur mon compte ?

– Mais rien, maman que j'adore ! Et tu seras contente !

J'ai dû froncer le sourcil avant de lui rendre le manuscrit. Mon Philou est aussi méchant et féroce que son con de père. Et c'est moi qui ai fait ce sale gamin ! Je ne méritais pas ça !

 

 

 

 

© E.Rougé & Éditions du Paradis

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