Le Silence des Pauvres

roman

Évanno François

 

Commande : EVANNO François - 7, place de Paris à 54500 VANDOEUVRE-LES-NANCY

 

Avertissement

 

 

 

J’ai préféré composer ce roman comme une symphonie, avec des mouvements qui siéent si bien aux pauvres, plutôt que des chapitres auxquels ils n’ont jamais droit.

 

E.F.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Premier Mouvement

Quartier de Plantières

Deuxième Mouvement

Le temps des Allemands

Troisième Mouvement

Journal d’une ombre

(Récit du Struthof)

2 mai 1944 - 2 septembre 1944

Quatrième Mouvement

La vengeance

 

 

 

 

 

 

Premier Mouvement

Quartier de Plantières

 

Ce jeudi matin, Paul marchait seul dans l’avenue de Strasbourg. Les trottoirs étaient presque vides, mais, sur la chaussée pavée, des centaines de voitures et de camions se croisaient, se gênaient, se doublaient en gémissant à coups de klaxon.

Paul se rendait chez Bernard, le fils du marbrier Keller, son copain de classe qui possédait la plus belle collection de voitures miniatures ; pas moins de 487, des 4 CV, des tractions, des Mercedes, des Frégates et aussi un parc de camions militaires avec tout leur équipement. Paul n’avait que douze voitures, pas une de plus, pas une de moins ; pour compléter sa collection, il lui faudrait attendre Noël. Bernard, on lui en achetait à la pelle. Pour un 9 sur 10, c’était trois berlines qui se posaient sur le buffet ; un dix sur dix et un camion articulé venait se garer sur sa table de nuit et l’enfant était brillant.

Paul, quant à lui, peinait. Il lui fallait lire et relire inlassablement les leçons pour rester un élève honorable. Comme si le talent ne suffisait pas, Bernard recevait les plus belles et les plus chères voitures que l’on trouvait sur le marché : des Dinky toys en fer, peintes comme des vraies avec les capots, les coffres et les portes qui s’ouvraient, les roues chaussées de vrais pneus qui tournaient avec le volant.

Comme chaque jeudi, Paul emportait dans son cartable un cahier de catéchisme, quelques stylos et trois ou quatre petites voitures, car lorsque l’on va jouer chez un copain, il faut toujours emmener quelque chose, rien que pour le geste.

Paul évitait de penser au cours de " caté " de 9h30 que dispensait le sévère abbé Lemonier dans une salle sans fenêtre, sous l’église Saint-Euchaire ; il préférait imaginer deux ou trois cents voitures alignées sous la véranda pavée qui avait la fonction de salle de jeu durant l’été. La trappe d’accès de la cave, qui se trouvait dans un coin de la pièce, servait de parking.

Novembre était déjà froid et humide, mais on pouvait encore tenir deux ou trois jeudis dans la véranda, après il faudrait occuper la grande salle à manger et réduire le parc automobile de ses deux tiers, car Madame Keller voulait bien que l’on occupât la belle pièce, mais elle interdisait qu’on l’envahît.

Alors qu’il pensait au jeu qui allait bientôt commencer, espérant déjà créer un ou deux embouteillages dans la forêt de capots blancs, rouges et jaunes, Paul eut un pincement au cœur qui le paralysa sur place comme un cheval devant un papier blanc, car il était là, debout près de lui, " l’homme des camps " dont on lui avait parlé mais qu’il n’avait jamais vu de si près. C’était un homme sans âge aux cheveux tout blancs, le dos voûté tel une canne, le regard vide pour ainsi dire perdu dans le vague. Il était vêtu d’un bleu de chauffe recouvert par un tablier de jardinier. Blotti sous une haute porte cochère, il semblait reprendre sa respiration comme si un effort extraordinaire l’avait anéanti.

Paul ne pouvait ni reculer ni traverser l’avenue surchargée ; il ne lui restait que la possibilité d’avancer et de croiser cet homme qui lui causait tant de frayeur. Il était incapable de comprendre la raison de cette peur qui le glaçait, c’était comme une frousse animale venue du fond des âges …

Avant qu’il ait pu reprendre sa marche, " l’homme des camps " bondit de sa cachette et, à petits pas rapides et saccadés, croisa l’enfant pour aller se retrancher sous un autre porche quelques mètres plus loin. C’est ainsi que, de cachette en cachette, l’homme avançait ignorant le monde qui l’entourait.

*

* *

Une fois parvenu sous la véranda, Paul reprit sa respiration. Tout était prêt pour jouer. Le ronronnement des moteurs qui venait de l’avenue lui donnait l’impression que les jouets vivaient, vrombissaient et que Bernard et lui allaient bientôt les conduire en suivant les espacements qui découpaient les dalles.

Madame Keller apparut au travers de la vitre embuée. Elle revenait de l’entrepôt où des ouvriers portant casquette et gants manipulaient, à l’aide d’un palan à chaînes, de lourdes pièces de marbre :

– T’as pris ton petit déjeuner, Paul ? fit-elle en entrant.

– Oui Madame, et Bernard ?

– Il finit son chocolat… Je vais le chercher.

Paul, ouvrant son cartable, plongea sa main dedans lorsque Bernard jaillit. Il portait un pantalon de velours vert à bretelles.

– Mais, t’as mis tes bretelles aujourd’hui ?

– Oui, parce que celui-là il tombe, dit-il en le remontant d’un geste machinal.

– Tu sais ton acte de contrition ? demanda Madame Keller, restée dans le fond du salon.

– Oui, par cœur. Puis il sourit à son ami en demandant : Qu’est-ce que t’as apporté ?

Paul brandit une belle voiture noire :

– Une 203 et aussi la Mercedes et même la Simca.

– Tiens, regarde ! fit Bernard en plongeant à quatre pattes.

Il exhibait un jouet en faisant :

– Ma nouvelle : celle que mon oncle m’a apportée hier soir.

– Oh, la Dyna Panhard ! Elle est chouette, hein ?

– Tu veux que l’on mette un policier tout de suite, ou qu’on commence sans lui ?

– Oui, sans lui. On va déjà rouler un peu et après on verra.

 

Après quelques tours d’échauffement autour des dalles, Paul qui ne parvenait pas à trouver son engouement habituel, lança :

– Tu l’as déjà vu " l’homme des camps " ?

– Ben oui. Il passe tous les matins dans la rue, sous nos fenêtres. Les jours d’école, il sort plus tôt à cause des gosses qui se moquent de lui. Mais le jeudi, il se méfie moins.

– Et pourquoi, il a peur de qui ?

Bernard haussa les épaules.

– Moi je l’avais jamais vu de si près … Qu’est ce qu’il a fait pour être comme ça, tout tordu ?

– C’est pendant la guerre, je crois…

– Ah !…

– Alors tu prends la 202 ?

 

Le jeu commença. Quelques minutes passèrent et la silhouette de " l’homme des camps " se dissipa un peu avec la circulation de plus en plus dense pour former une énorme cohue qui faisait le charme du jeu.

Après une heure de cours dans la salle borgne, Paul et Bernard se retrouvèrent avenue de Strasbourg. Il était onze heures et l’on avait juste le temps de fermer la route et de ranger les véhicules dans leur boîte.

 

Il restait quelques minutes de libre pendant lesquelles Bernard montra le dernier album de Tintin, tout frais sorti de chez le libraire.

– Dès que je l’aurai fini, je te le prêterai.

Puis ce fut :

– Salut Paul, à demain !

Le petit garçon quitta la cour de la marbrerie, remonta la rue du Pont Rouge pour emprunter la rue Edgar Reyle, afin d’éviter une éventuelle rencontre qui l’aurait effrayé.

*

* *

L’après-midi, l’image de l’homme des camps s’estompa peu à peu dans l’esprit de Paul. Sa mère, qui confectionnait des chapeaux à façon pour une boutique du centre-ville, lui confia un travail qui l’occuperait pendant qu’elle irait livrer ses ouvrages. Il y avait trente kilos de pommes à monter dans le petit grenier, dont il devait recouvrir le plancher avec de vieux journaux.

Cette activité plaisait à l’enfant. Il aimait l’odeur des fruits et l’ambiance du grenier mansardé. Là-haut, il retrouvait le calme et cette étrange solitude qu’il recherchait souvent, car il la savait passagère.

Sa mère quitta la petite maison en faisant au revoir de la main à son fils, d’aussi loin qu’ils pouvaient se voir.

Paul aimait cette séparation, qu’il savait ne pas durer longtemps. Lorsqu’il ne distingua plus que la silhouette déformée de sa mère à cause des cartons à chapeaux qui lui donnaient un aspect inquiétant et disproportionné, l’enfant quitta le seuil de la porte et entra dans la maison vide, en disant tout bas :

– Maman …

Il prépara méthodiquement son travail afin de tirer le meilleur de cette tâche, pour qu’elle ne soit pas une corvée mais un véritable plaisir.

Souvent, les jours de livraison, Paul accompagnait sa mère en ville, mais rarement en automne. Durant cette saison, il n’aimait pas voir la ville de Metz qui lui paraissait triste, terne et trop calme. Les gens eux-mêmes semblaient maussades comme résignés par les assauts du vent ou de la pluie froide. Les maisons, qui en cette saison gardaient en permanence des traces d’humidité et des tas de feuilles mortes à leur pied, le rendaient chagrin, inconsolable.

Vers la mi-décembre, il reprenait volontiers le chemin du centre-ville car c’était le temps des illuminations de Noël : les grands Pères Noël rouges et blancs suspendus aux façades des immeubles, les guirlandes qui brillaient au-dessus des rues en forme d’étoiles filantes, de boules, de traîneaux jaunes et verts ; et surtout les magasins emplis de sapins décorés et de jouets. Tout ce spectacle l’enchantait et le réjouissait.

 

La maison était vide et sage.

Une belle flamme orangée courait le long de la vitre du fourneau dont les gros pieds brillaient comme un soleil.

Paul s’amusait à regarder les choses qui l’entouraient comme s’il les découvrait pour la première fois. Bien qu’elles lui fussent familières, elles semblaient l’étonner, le surprendre, comme si elles voulaient lui révéler une autre identité ; un secret qui l’attirait mais qu’il ne parvenait pas à percer. Ce sens caché des objets lui donnait l’impression confuse qu’ils avaient tous un rôle particulier à jouer pour, selon la lumière et l’état d’esprit de celui qui les regardait, transformer l’espace lui-même en autant de mondes qui ne demandaient qu’à se révéler.

Les bouffardes de son père, alignées à côté de la fenêtre, ne ressemblaient plus à des pipes mais à de petites hirondelles sur un fil à linge. Les pots de grès, disposés en rangs serrés sur le toit du buffet, lui faisaient penser à autant de petites têtes d’anges dont l’expression variait suivant son humeur. Même son ombre qui sautillait sur le mur au papier fleuri lui faisait peur lorsqu’elle se posait sur la porte, comme si elle avait sa propre vie.

Pour échapper à cette griserie qui se muait peu à peu en angoisse, Paul décida de se mettre enfin à l’ouvrage afin de perdre son imagination dans le travail et la concentration.

 

Le petit grenier était sombre. Il y régnait une atmosphère d’abandon. La pièce n’avait pour tout meuble qu’une vieille armoire grise, dont la porte vitrée renvoyait la lumière qui entrait par un petit châssis à tabatière.

Cette vieille armoire solitaire interpella l’attention de Paul au moment où il s’apprêtait à couvrir le plancher de vieux journaux ; elle lui parut étrange. Il y avait entre elle, la clarté pâle et l’enfant, comme un sentiment de mystère. Que cachait ce meuble centenaire oublié de tous que l’on avait repeint, sans doute pour cacher un bois de maigre qualité passé de mode ? L’armoire n’avait plus de clef donc plus d’utilité, mais on l’avait gardée malgré tout.

La curiosité de Paul disparut lorsqu’il pensa aux pommes à monter par le petit escalier raide et étroit.

Il aimait se poser mille questions qui resteraient sans réponse. Il n’avait que rarement l’occasion de se promener seul, pour fureter et contempler tous les recoins de cette maison.

Il passa un moment à parcourir la belle collection de timbres que son père enfermait dans un tiroir, puis il se mit au travail.

Lorsque le sol fut recouvert de pommes, Paul prit le goûter que sa mère lui avait préparé et s’installa dans la salle à manger que l’on utilisait, d’ordinaire, seulement le dimanche. Tout en mordant le pain, l’enfant regardait sans entrain ses cahiers et ses livres de classe. Il s’arrêta un instant sur la leçon de choses qui exaltait l’automne et la courbe décroissante du soleil, les pommes, les marrons, les noix et le raisin et, comme il avait besoin de constater la réalité pour sentir la vérité des choses, il sortit sur le pas de la porte pour contempler les grappes de raisin noir à demi cachées sous le feuillage de la vigne qui courait le long de la façade.

Au moment où il observait les feuilles jaunies qui désertaient une à une leur perchoir, une voix l’apostropha :

– Qu’est-ce que tu fais dehors ? Tu n’apprends pas tes leçons ?

C’était sa mère qui l’observait tout en libérant les feuilles prisonnières du grillage de la clôture.

– Tu sais que tu ne dois pas sortir !

– Mais j’ai fini, M’an.

Elle jeta un regard craintif alentour puis reprit en souriant :

– Et les pommes ?

– Je les ai toutes montées,

– C’est bien …

– Et toi, tu as vendu des chapeaux ?

Elle haussa les épaules en faisant sans conviction :

– Ma foi … les chapeaux n’intéressent plus beaucoup les gens, aujourd’hui …

Elle se tut puis ajouta :

– Avant-guerre, c’était un beau métier,

– Avant-guerre, murmura Paul en laissant entrer sa mère.

 

 

*

* *

 

Durant la récréation de dix heures, alors qu’il venait de gagner une douzaine de billes, Paul cessa le jeu et chercha son ami Bernard pour le questionner sur l’homme des camps.

Bernard était si loin du personnage qu’il ne comprenait pas la question de son copain :

– Tu sais bien, celui que j’ai déjà vu devant chez toi…

– Oui, et alors ?

– Qu’est-ce qu’il a fait pour être comme ça ?

– Tu ne connais pas les camps de concentration ?

– Non …

– Et les nazis ?

– Ben…

– Mon père m’a déjà parlé de ça. Pas le tien ?

– Non, jamais

– Et ta mère non plus ?

– Mais parlé de quoi ?

Alors comme son copain ne comprenait rien à ce que Bernard insinuait comme une évidence et sans doute parce qu’il se sentait plus instruit sur le sujet que son camarade, le petit Keller prit un air détaché en disant :

– Je te prêterai un livre qui parle de tout ça, mais il ne faudra pas le dire et surtout bien le cacher. Tu as une cachette sûre chez toi ?

L’enfant réfléchit et répondit :

– Oui, l’armoire qui n’a plus de clef, personne ne s’en sert.

– Alors comme ça, ça va ; mais la cloche va sonner, on devrait se dépêcher de jouer encore un peu.

Alors qu’ils regagnaient le centre de la cour, Bernard ajouta :

– Mais tu sais, c’est des horreurs, fit-il en pointant son index sous le nez de Paul interdit, que cette mise en garde laissa bouche bée.

Pourquoi était-il chagriné et troublé par cet homme voûté qu’il ne connaissait pas ; peut-être parce qu’il lui semblait être sorti tout droit d’un monde inconnu qui cachait un caractère redoutable ? Paul sentait vaguement ce malaise, sans pour cela ni le comprendre ni l’expliquer.

*

* *

 

Les jours ne coulaient plus aussi calmement qu’avant. Paul s’était mis en tête qu’il percerait tôt ou tard le mystère des camps, avec tout ce qui l’entourait.

Plusieurs fois de suite, il monta dans le petit grenier pour tenter d’ouvrir la porte de l’armoire solitaire ; il lui fallait trouver une cachette pour le livre qu’il attendait.

Au bout de quelques jours, la ferraille céda et livra le contenu de son antre. L’intérieur se composait de deux parties, l’une avec des étagères et l’autre, une penderie dans laquelle flottait un uniforme noir sur lequel étaient cousus des insignes SS, puis une casquette sur laquelle trônait une petite tête de mort. Sur les étagères, un couteau, un revolver, une boîte de cartouches, quelques journaux écrits en allemand, une paire de gants et une plaque de police portant un numéro. Il y avait aussi une carte, genre carte d’identité avec la photo d’un jeune homme aux cheveux rasés du nom de Gerd Fuchs né le 21.04.1920 à Woippy. Cette découverte mit l’enfant mal à l’aise, sans raisons apparentes. Il se contenta de regarder comme un curieux qui découvre ce qu’il n’imaginait pas. Tous ces objets étaient autant de mystères qui semblaient former un tout, d’après une logique qui lui échappait.

De qui avaient-ils été les complices ?

 

La semaine suivante, Paul reçut enfin le petit livre qui s’intitulait " La libération des camps ". Il s’agissait plutôt d’un opuscule d’une soixantaine de pages agrémenté d’une dizaine de photos ; et quelles photos !

On y voyait des enchevêtrements de corps si maigres qu’on aurait pu les casser en soufflant dessus, des visages squelettiques au regard empli d’effroi. Tous les êtres tondus et mutilés semblaient sortir d’un catalogue de monstruosités venues d’une planète inconnue. On y sentait une détresse profonde. Pourtant, ces épouvantails affamés avaient dû être des hommes et des femmes comme ceux que l’on peut côtoyer chaque jour. Paul fut choqué par ce livre qui circulait parfois à l’école, au même titre que des magazines pornos mais qu’il n’avait jamais fait qu’entrevoir. C’était insoutenable. Où était le début de tout cela ?

Le grand problème de Paul était justement le commencement, l’amorce pour entrer et comprendre le monde terrifiant qui n’était qu’une partie visible d’un iceberg à la dérive dans les ténèbres. Alors que chacun semblait ignorer ce monde qui n’était pourtant pas si lointain, l’enfant se jura de le découvrir. D’abord qui était Gerd Fuchs et que faisaient tous ces objets dans l’armoire ? Aucun signe ne semblait éclairer cette énigme. Paul ne savait pas que Fuchs voulait dire Renard en allemand et Gerd, Gérard.

 

Pour rejoindre son école, Paul traversait chaque jour le parc de sa tante Marthe, qui se trouvait juste en face de chez lui. En empruntant ce parc, on pouvait rejoindre la rue de la Cheneau et gagner dix minutes. Ce gain de temps permettait à Paul de passer un moment avec sa tante qui, aux heures d’entrée et de sortie des classes, se trouvait souvent dans le jardin ou dans sa buanderie.

Parfois, les mercredis soirs, Paul dormait chez elle. Oncle Marcel n’était pas souvent là et leur fils Léon faisait son service militaire à l’autre bout de la France.

Paul appréciait la douceur de cette grande maison aux pièces immenses. L’hiver, lorsque les arbres étaient nus, il pouvait apercevoir sa maison, une fenêtre éclairée et sa mère qui lui faisait des signes. En plus, sur le carrelage ciré de la salle à manger, les voitures pouvaient rouler à toute allure.

Durant les belles journées, il pouvait jouer dans le petit tas de terre que son oncle avait modelé sous l’énorme tilleul, en forme de montagne sillonnée de routes en lacets, de chemins pour tracteurs et même de petits bâtonnets surmontés de minuscules lampes qu’on pouvait allumer le soir. Tonton Marcel tenait un magasin d’électricité et avait toujours des accessoires électriques du dernier cri.

Souvent, tante Marthe l’attendait devant la grille du parc pour faire un bout de chemin avec l’élève. Chez le boulanger elle lui achetait un croissant et quelques bonbons qu’elle enfouissait dans le cartable.

 

Parfois après l’école, lorsqu’il n’avait pas d’autres copains, Paul faisait le chemin avec Michel Düsser, un voisin qui habitait quelques maisons au-dessus de chez lui dans un petit pavillon rouge en face d’un immeuble des années 20 situé au bord de la Cheneau et qu’on appelait "le cube".

Paul n’aimait pas beaucoup Michel qui lui semblait mielleux et cancanier. Il était fils unique et protégé par une mère qui ne sortait que très rarement. On savait qu’elle vivait cloîtrée entre ses quatre murs et scrutait la route de Borny et ses allées et venues.

Les volets n’étaient jamais ouverts en grand. Une mince ouverture permettait d’épier sans être vu. Son père travaillait chez un charcutier de la ville et passait sa vie dans les chambres froides, les laboratoires et l’abattoir. Il s’en allait dès six heures du matin et ne regagnait son logis que tard le soir, bien après la nuit tombée en hiver. C’était un homme d’aspect sévère qu’on ne voyait que très rarement et qui ne connaissait de la vie que le travail. La seule sortie de la famille était le dimanche, lorsqu’elle quittait le quartier tôt le matin dans une antique 201 noire, pour se rendre dans une ferme de Vallières où habitaient les grands-parents de Michel.

C’est tout ce que l’on savait sur cette famille. Il y avait en elle comme du mystère mais de ces mystères qui ne méritent pas que l’on se "casse la tête" pour les percer. Pour Paul, c’était comme une porte que l’on pousse et qui s’ouvre sur une pièce vide. Bien qu’ils fussent élèves dans la même classe, Paul et Michel n’avaient pas de pôles d’intérêt communs. De plus, Paul admettait mal les remarques de son camarade. Pour tout dire, il l’insupportait.

Tout avait commencé un matin dans la cour de l’école alors que Bernard exhibait une belle Ford 8 cylindres expliquant qu’elle pouvait atteindre les 200 Km/h. Contre toute attente, Michel avait haussé les épaules en disant :

– A quoi ça sert la vitesse ?

Cette remarque avait jeté un froid sur les amateurs de bolides, au point que Paul avait senti pour la première fois de sa vie comme un accès de violence monter en lui. Pour penser ça, il ne faut pas être normal, avait-il songé et depuis, les deux garçons s’étaient sentis étrangers. Michel faisait partie de ceux qu’on n’aime pas. Lorsqu’il parlait de sa grand-mère, de ses lapins, de sa ferme qui sentait bon le foin et le bois, Paul n’écoutait même plus ; ça l’ennuyait plutôt, car lui adorait les voitures rapides et les jeux un peu plus turbulents que les osselets ou le mikado.

 

Il tolérait malgré tout ce camarade parce qu’il était de son quartier, de son âge, de sa classe mais cela s’arrêtait là, rien à voir avec Bernard avec qui il allumait parfois des feux en cachette ou avec qui, l’été, il menait des combats contre les gars du bas de Queuleu, équipés de sabres et boucliers de bois. A tour de rôle, il leur arrivait même d’être tantôt le capitaine tantôt le lieutenant. Paul tolérait aussi ce voisin parce qu’en classe, il parvenait à le devancer d’une tête, Michel éprouvant beaucoup de difficultés à suivre le rythme encore que, besogneux et obstiné, il réussissait à se tenir dans la moyenne. Il était une matière dans laquelle il excellait : la leçon de choses, où il était imbattable. Il connaissait tout des arbres, des fleurs, des animaux domestiques ; alors que Paul laissait entendre que la leçon de choses n’était pas une matière essentielle aussi noble que les mathématiques ou le français.

 

Michel ne possédait pas de collection de voitures. Son temps libre, il le passait à couper du bois dans le garage ou même à faire des confitures avec sa mère, qui ne demandait jamais rien à personne. Elle évitait les rencontres, les commerces, sauf le boulanger qui était incontournable et encore se dissimulait-elle aux premières heures du matin pour s’y rendre, afin d’être sûre de ne pas croiser l’une ou l’autre de ses voisines.

Elle confectionnait les habits de toute la famille, réparait, rafistolait tout, achetant peu et ne jetant rien.

Cette grande discrétion qui entourait cette famille restait étrange, au point qu’on disait un peu partout qu’ils étaient sauvages et qu’au fond personne ne les connaissait vraiment.

En classe lorsqu’il était interrogé, Michel commençait toujours ses phrases par :

– Comme Maman me l’a dit …

Ce qui avait pour effet de faire rire l’assistance. Tous les potaches répétaient " Maman m’a dit ".

 

Un peu gêné, Michel trouvait cette réaction blessante, car pour lui il était normal et naturel de se référer constamment à sa mère, puisqu’elle était la seule personne qui s’occupait de lui.

Un incident se produisit la semaine suivante, alors que Paul et Michel revenaient de l’étude par le grand tour, c'est-à-dire qu’ils empruntaient l’itinéraire le plus long, afin de flâner devant les vitrines des grands magasins. La nuit tombait et Paul marchait un peu en avant de son compagnon. Devant la devanture d’une grande pâtisserie, il s’arrêta émerveillé, les yeux rivés sur un assortiment de gâteaux à la crème :

– C’est lequel le gâteau que tu préfères ? demanda-t-il.

Michel, qui n’était pas habitué à tant de gourmandises, fit :

– Ah moi, c’est le gâteau de riz comme le fait maman. C’est un vrai délice…

Paul ouvrit de grands yeux, car il ne connaissait pas ce genre de gâteau :

– Montre m’en voir un !

– Y’en a pas ici. C’est pas un gâteau comme ça, et l’enfant n’insista pas.

 

Lorsqu’il fut de retour chez lui, il en parla à sa mère :

– Qu’est-ce que c’est un gâteau de riz ?

– Ben… Voyons Paul je t'en fais très souvent, dit-elle d'un ton naturel :

– C'est ceux que tu manges avec le couteau, avec des petites cerises dessus quelquefois.

– Michel dit que c'est le meilleur …

– Oh, peut-être pas. Et le Saint-Epvre, la forêt noire, le baba au rhum…, ça ce sont de vrais gâteaux.

– Oui, son gâteau de riz, c'est un dessert ordinaire…

– Ma foi …

 

Le gâteau ordinaire restait en travers de la gorge de Paul. Depuis ce jour, pour ces obscures raisons, il se sentait trahi par ce copain, qui faisait des histoires pour un gâteau banal.

 

 

*

* *

 

 

L'enquête de Paul à propos de l'uniforme SS piétinait. Il l'oublia quelque temps mais le jeudi suivant, lorsqu'il se rendit chez le petit Keller, il enfreint le règlement édicté par sa maman et traversa la dangereuse avenue de Strasbourg pour aller se poster sous une porte cochère, dans l'espoir de voir apparaître l'homme des camps.

La pluie fine qui tombait donnait au décor sans lumière des aspects fades et parfois inquiétants; car on eût dit que les objets avaient perdu leur couleur, leur style, leur raison d'être. Au bout d'un moment, malgré la circulation, des pas résonnèrent entre les hautes maisons et l'homme voûté surgit de la grisaille. Il comprit alors pourquoi l'homme courait la tête baissée. Se trouvant en déséquilibre permanent, il se voyait obligé de se heurter contre les portes afin de ne pas tomber. Une immense pitié envahit l'enfant aux aguets qui aurait donné beaucoup – peut-être bien une petite voiture – pour entrer en contact avec cet homme, non pas seulement à cause de l’étrangeté qui émanait de son attitude, mais surtout parce qu'il aurait voulu faire le lien entre ce qu'il avait découvert dans le livre interdit de l'armoire et ce passant si mal en point.

 

L'après-midi, tante Simone, la sœur aînée de sa mère, qui habitait le haut de Queuleu, vint lui rendre visite. Malgré la saison, le soleil avait regagné des forces. On aurait pu se croire au mois de mai, ce qui avait poussé la tante à sortir de son logis.

Après avoir ramassé les feuilles mortes qui voletaient par petits bonds dans le jardin, Simone et Jeanne nettoyèrent les minuscules allées qui coupaient le jardin en quatre.

Cette façon de s'occuper les mains ne pouvait pas durer car, dès qu'une passante apparaissait, Paul savait que l'ouvrage s'arrêterait net et qu'une conversation s'engagerait aussitôt entre les femmes. La passante dirait :

– Ben alors Simone, tu te fais rare. Si je venais pas me perdre dans le quartier, je ne te verrais plus.

– Oh, tu sais, je ne sors plus guère. J'ai des rhumatismes qui me torturent.

Puis les mains sur le manche du râteau, tante Simone discutait, racontait, s'étonnait, écoutait. Le temps passait et Paul désespérait de pouvoir profiter de sa tante…

Lorsque les échanges devenaient plus secrets, le patois mosellan prenait sa place et Paul, qui ne comprenait plus rien, quittait l’endroit.

 

Dans la cour de l’école, Paul quitta la partie de balle au camp pour s’entretenir avec Michel de son fameux dessert : 

– C’est pas un vrai gâteau, ton gâteau de riz ! insista-t-il.

– Si, fit Michel qui se sentait blessé par cette remarque péremptoire et stupide

– Moi, c’est celui que je préfère !

– Mais moi je te dis que c’est un gâteau normal, de tous les jours !

Avant de s’enfuir, afin d’éviter que le dialogue n’en vienne aux insultes et à l’incompréhension, Michel voulut se dégager de cette situation pénible en donnant un violent coup dans le tibia de Paul, à qui la douleur communiqua un élan de hargne incontrôlé. Il se mit en garde en criant :

– Tu te bats comme une fille !

Et aussitôt, il plaça un crochet du droit en plein front de son adversaire qui se cabra en martelant les cuisses de Paul à coups de pieds. Brûlant de douleur, Paul décocha trois directs si rapides que Michel ne put se protéger et qui déchirèrent son arcade sourcilière droite, laissant jaillir un flot de sang. Un petit groupe d’élèves avait cessé ses jeux et s’était réuni en un cercle de spectateurs.

Au bout de quelques instants, un maître vint séparer les boxeurs et pendant que Michel, aveuglé par un flot rouge, sanglotait, une main puissante lui serra le bras, le souleva de terre pour le traîner vers l’infirmerie. En reniflant, le blessé demanda :

– J’ai rien ? j’ai rien … M’sieur ?

– Non !

Dans le petit local où l’on emmenait d’ordinaire les élèves fébriles, l’instituteur donna une claque sur le visage méconnaissable du gamin, faisant jaillir des gouttes rouges qui dégoulinèrent sur le mur.

– J’interdis les bagarres. Tu devrais le savoir ! Maintenant lave-toi !

Injustement puni, Michel ne comprenait plus rien à la situation.

– Et l’autre, reprit le maître, où est-ce qu’il est ?

Il laissa le blessé dans sa mare de larmes et chercha du regard l’auteur de ce drame, mais il n’eut même pas la peine de courir après Paul qui se trouvait déjà sur le pas de la porte, attendant une sanction des plus sévères. Alors qu’il serrait les dents, prêt à subir sa punition, il eut la surprise d’être épargné ; à peine eût-il droit à un petit sermon :

– Tu sais qu’on ne se bat pas ici. Tu te crois où ? Va te laver aux cabinets !

Puis le maître ajouta sur un ton redoutable pendant qu’il retournait soigner Michel.

– Tu ne perds rien pour attendre !

Tous les copains de Paul avaient formé une haie d’honneur autour de lui et chacun y allait de son petit mot :

– Tu l’as dérouillé, le " Mimi Maman " !

– Quelle frite !

– Mais, va le dire à ses parents…

– Ça va barder !

– Et le vieux va te sonner…

On sentait de la part de tous les copains beaucoup d’admiration mêlée d’une certaine retenue, comme une sorte de jouissance intérieure en rapport avec la punition qui allait s’abattre sur le vainqueur, comme si on ne pouvait gagner sur tous les tableaux.

– C’est sûr que je vais trinquer, répétait Paul en allant de l’un à l’autre, content et inquiet à la fois

– Surtout qu’il est salement amoché…

Au coup de sifflet, les élèves des différents cours se mirent en rang et pénétrèrent dans les classes, sensiblement excités.

 

Michel était déjà à sa place, un gros pansement blanc sur le front. Il projetait un regard malheureux sur ses camarades. Contre toute attente, personne ne fit allusion à la bagarre, ni le maître, ni les élèves, seul Paul ruminait sa victoire avec réserve car il pensait que cette histoire finirait mal. Michel irait se plaindre au directeur, à ses parents et, pleurnichard comme il était, peut-être qu’une plainte serait déposée avec à la clef des réparations, des dommages et intérêts, l’internat et la honte dans tout le quartier.

L’inquiétude ne s’atténuait pas au fil des minutes…

 

Quand l’heure de la sortie arriva, Paul emboîta le pas à son camarade; il resta à une cinquantaine de mètres derrière celui qui avait perdu son air malheureux. Près d’un fossé, il arracha son sparadrap pour le jeter dans un roncier.

Blotti derrière le mur de la maison rouge, Paul attendit l’entrée de Michel. Il entendit un grand soupir de sa mère.

– Mais tu es blessé ?

Et l’enfant de répondre, comme si la question n’avait pas d’intérêt :

– Oh, c’est rien, j’me suis cogné contre un mur.

Et l’affaire en resta là.

Au fil des heures, Paul redoutait que Madame Düsser vienne sonner pour demander des explications, menacer peut-être.

 

Dans la soirée, lorsque le moteur de la moto du père de Michel résonna dans le quartier, Paul compta les minutes qui séparaient l’entrée dans le garage et la montée à l’étage, persuadé qu’on allait venir le débusquer… et puis, rien.

Après une nuit de cauchemar pleine de coups encore plus violents dans la cour qui se tachait petit à petit de sang, de feuilles d’automne rouges qui tourbillonnaient dans le ciel ocre et de hurlements sinistres de la part des copains, Paul se réveilla en sueur. Il passa sa main sur son front pour être sûr qu’il n’y avait pas de sang et enfin, reprenant son souffle, il s’aperçut, étonné que rien n’avait changé. Personne ne s’était manifesté.

Les soirs suivants non plus.

Au fil des semaines, l’attitude de Michel fut considérée par Paul avec une grande réserve, qu’il n’arrivait pas bien à analyser. Petit à petit, il commençait à éprouver de l’admiration pour son voisin. Il lui reconnaissait un comportement courageux et l’idée qu’il se faisait de lui évolua, car il lui trouva une qualité : celle de ne pas moucharder. Encore indécis, il essaya de nouer des liens plus étroits avec lui, mais ce rapprochement s’avéra incertain, l’enfant restant confiné à la maison et ne sortant que pour aller à l’école.

L’événement avait plongé Paul dans la tourmente et ses recherches sur l’homme des camps n’avançaient plus.

Il s’activait à être irréprochable et surtout à se faire remarquer le moins possible. Il voulait rendre service à son copain qui, comme sa famille, n’avait besoin de rien. Ainsi l’approche était difficile.

Lorsqu’il aperçut l’enfant rentrer du bois de chauffage, Paul sauta sur l’occasion pour lui proposer un service : une belle scie de qualité qui pouvait remplacer la vieille égoïne émoussée que Michel utilisait en usant ses forces. Mais comme elle lui venait de son grand-père, Michel refusa, remercia et continua son dur travail.

Leur centre d’intérêts communs restait extrêmement restreint pour qu’une amitié puisse naître entre eux. La seconde tentative de Paul fut la cession généreuse d’une Juva 4 qu’il prétendait avoir en double. Michel, qui n’avait pas de voitures pour jouer, ne comprit pas le geste de son voisin et remercia poliment tout en contemplant la belle auto…

 

 

*

* *

 

On était entré dans la saison froide. C’était le premier jeudi d’hiver. Un ciel gris se profilait à perte de vue comme une toile abstraite tendue sur la ville qui semblait refouler la fumée des cheminées.

Maman devait porter ses chapeaux en ville et Paul voulait être du voyage.

Tant qu’ils étaient dans le quartier, il marchait à côté de sa mère, mais dès qu’il arrivait dans un secteur inconnu, sa main se glissait doucement dans celle qu’il appelait parfois " Jeanne la Belle ". C’est vrai qu’il la trouvait très belle sa maman; la plus belle de toutes les femmes du quartier. Elle était la plus élégante, la plus grande et la seule à posséder un charme énigmatique et naturel. Son visage aux traits fins lui donnait un air de jeune fille, comme celles que l’on voit parfois dans les magazines de mode. S’il quittait la main de sa mère, c’était juste pour jouer les hommes au cas où un copain l’aurait surpris. Mais son coeur tout entier appartenait à la seule femme qu’il aimait et dont il était si fier : sa maman.

 

Enfin, les magasins resplendissant de lumières multicolores apparurent. C’était le vert, le rouge et le jaune qui attiraient le regard de l’enfant, lui communiquant des sentiments aussi forts qu’indéfinissables qui l’auraient fait pleurer, s’il avait été sûr que personne ne le surprenne.

Les jouets en fer peint, camions-bennes, grues et tout l’outillage miniature si parfaitement imités, l’envoûtaient. Il aurait voulu les toucher, les caresser, les posséder tous. Les lumières clignotantes lui faisaient tourner la tête et l’enivraient, à mesure que la fatigue l’envahissait et cet état second le berçait.

Sa mère l’emmena en Fournirue chez Madame Schall, la modiste pour qui elle avait travaillé pendant dix ans, comme apprentie d’abord, ouvrière ensuite puis enfin première main. Si elle ne s’était pas mariée, sans doute eût-elle été gérante des magasins ou même modiste à son compte, puisque ses mains savaient tout faire.

Madame Schall donna quelques sucreries colorées, du pain d’épice et un père Noël en chocolat à Paul puis elle regretta que Jeanne ne puisse plus venir travailler à temps complet. Mais l’époque n’incitait pas les femmes à travailler; elles devaient avant tout être des femmes au foyer, des mères de famille.

Cette promenade en ville permettait à maman de savoir ce que Paul désirait pour Noël; ainsi, elle serait sûre de ne pas se tromper dans le choix du cadeau.

Après la tournée des magasins de jouets et la visite chez Madame Schall, Jeanne offrit à son fils un instant de repos dans un salon de thé. Il put choisir le plus gros gâteau au chocolat qui se trouvait dans la vitrine et boire un chocolat fumant qui embaumait.

Après le copieux goûter, le couple dut rentrer route de Borny. Il faisait déjà nuit noire et, comme la joie s’était quelque peu estompée parce que la journée était finie, afin que le retour soit moins long et donc moins triste, on prit le bus.

Maman en profita pour aller saluer Madame Keller qui était son amie d’enfance mais qu’un mariage avec le riche marbrier avait un peu séparées.

Lisa Keller bavarda un moment avec son amie de tout et de rien puis, lorsque les deux garçons jouèrent ensemble, elles en profitèrent pour échanger des impressions de mamans qui admirent leur enfant, tout en craignant que les avatars de la vie ne les rudoient.

– Ils nous ressemblent au fond, dit Lisa. Nous aussi, tu te rappelles, on était inséparables.

Puis on quitta la maison.

 

Ce soir-là, alors que le jeudi s’éloignait à jamais, que Paul venait de saisir la main de sa mère dans le noir pour enfiler la petite rue Malardot, " Jeanne la Belle " resta figée d’effroi au milieu de la chaussée. Dans l’ombre d’un porche mal éclairé, elle le vit, courbé, exténué, haletant, " l’homme des camps " qui reprenait des forces.

Elle faillit s’évanouir car une lumière venue du petit bistrot d’en face révélait le visage de l’homme caché.

La main de Jeanne serra si fort celle de Paul que l’enfant gémit :

– Tu me fais mal, Maman!

Puis la découvrant immobile et tremblante, il ajouta :

– Tu es mal ?

– C’est rien, dit-elle en tournant son visage vers le côté le moins éclairé.

Paul, intrigué, entendit une respiration forte et irrégulière et aussitôt la forme de l’homme des camps apparut, en même temps que la peur.

Mère et fils étaient tous deux pétrifiés, hypnotisés par cet être fragile qui parvenait à peine à se déplacer.

Réunissant tout le courage que ses dix ans de vie pouvaient lui donner, Paul tira sa mère par la main pour l’entraîner loin de l’endroit.

Ils marchèrent ainsi sans oser se retourner sur plus de cinquante mètres puis s’engouffrèrent, affolés comme des oiseaux devant un chat, dans le petit sentier qui conduisait par les jardins à la route de Borny.

A la sortie de ce sentier, il y avait un bec de gaz qui dispensait une petite lumière blanche et Paul pensa qu’une fois la lueur atteinte, ils seraient sauvés. Il fut bien long le chemin qui d’ordinaire en plein jour, se parcourait si facilement. Le couple s’arrêta au bout du sentier.

La mère s’adossa un instant contre le poteau pour reprendre sa respiration, espionnant avec angoisse le trou noir qu’ils venaient de quitter ; tout semblait désert et calme.

– Moi aussi, j’ai eu peur la première fois que je l’ai vu… dit Paul pour excuser et rassurer sa mère.

– C’est Karl Steiner, suffoqua-t-elle

– Tu le connais, m’an ?

– Oui, je le connaissais avant-guerre. Je ne savais pas qu’il était revenu. Personne ne m’en avait parlé… c’est affreux.

La lumière d’un vélo approchait en sautillant dans le noir et maman quitta le bec de gaz à petits pas, comme une convalescente.

– C’est à cause de lui que tu t’es sentie mal ?

– Non, mon gamin… c’est parce que j’attends un bébé. Ça arrive souvent dans ces cas-là…

– Un bébé ! c’est vrai ?

– J’en étais pas sûre… mais maintenant, ça ne fait plus de doute.

– Oh, c’est chouette alors !

– T’es content ?

– Ben oui.

– Tu aimerais mieux une petite sœur ou un petit frère ?

Il haussa les épaules, grimaça, puis conclut :

– Ça m’est égal, tu sais …

 

A peine entrés dans le couloir, Paul et sa mère se regardèrent effarouchés l’un par l’autre, à cause de la blancheur de leur visage.

– Ce pauvre Karl… souffla Jeanne en retirant son manteau. C’est bien lui. Dire qu’il était plus grand que moi…

 

Puis elle se retrancha dans la cuisine, afin d’éviter toute discussion sur le sujet. Et comme chaque fois qu’elle allait pleurer et, pour qu’on ne le remarque pas, elle éplucha des oignons.

Paul s’attabla et prit un bol de café au lait pour toute collation. Jeanne, quant à elle, ne mangea pas.

L’enfant ne récita pas ses leçons à sa mère comme il était de coutume chaque soir. Elle se contenta de lui indiquer des points à revoir en géographie et, comme ils n’avaient plus rien à faire, que le père ne rentrerait pas ce soir, ils montèrent se coucher.

Souvent, Paul dormait dans le lit de sa mère. Il l’attendait en feuilletant un illustré et, dès qu’elle se glissait sous les draps, des chuchotements joyeux s’élevaient. Quand il faisait froid, Paul se blottissait dans les bras de maman, qui le serrait fort autant qu’elle l’aimait. Parfois, elle lui racontait l’histoire des hivers d’antan encore plus rudes et plus longs qu’aujourd’hui. L’été, elle lui contait les chaleurs intolérables, les chevaux écrasés de fatigue qui refusaient d’avancer et qu’on aspergeait à coups de grands seaux d’eau. Elle parlait de ses parents, du quartier, du 14 juillet, des cabarets où l’on dansait sous la tonnelle.

Ce soir-là, elle ne parla de rien, se contentant de caresser les cheveux de son fils tout en l’embrassant. Et lui non plus n’osait rien demander.

 

*

* *

 

Le père de Paul était un voyageur de commerce qui travaillait pour plusieurs maisons spécialisées dans les fournitures de bureau. Il était rarement à la maison, excepté le week-end.

Sa zone d’activité était surtout les grandes villes de l’Est comme Strasbourg, Mulhouse, Colmar, et une belle partie de la Sarre qu’il sillonnait régulièrement. Ses affaires allaient cahin-caha.

La frontière toute proche permettait parfois de prospecter outre-Rhin, mais c’était des invasions furtives qui ne permettaient guère de faire fortune; bouillir la marmite tout au plus.

Parfois, il lui arrivait de parler à demi-mot de la grande Allemagne qu’il avait connue avant la guerre, mais ses souvenirs semblaient confus, pénibles à rapporter à celui qui n’avait rien connu de tout cela. Sa mémoire, si elle eut été consultée avec fidélité, aurait sans doute livré des images de villages en flammes, des villes bombardées et des gens errant sans but sur les routes.

Quelquefois, le dimanche matin très tôt, Paul allait à la pêche avec son père. Ils devaient traverser la moitié de la ville pour rejoindre les bords de la Seille.

Le manque de sommeil, le long chemin qu’il fallait parcourir à pied, faisait de cette balade dominicale une épopée au plaisir mitigé.

 

Là-bas, il y avait beaucoup d’autres pêcheurs qui connaissaient son père. Certains avaient le même âge que lui, une allure physique semblable et quelques-uns un membre mutilé. Entre eux, les pêcheurs buvaient beaucoup; ils disparaissaient dans un petit bistrot des environs pendant que Paul surveillait les gaules et luttait contre le froid. Les amis pêcheurs parlaient fort et gesticulaient beaucoup. Il y avait entre tous ces hommes comme des codes qu’ils étaient les seuls à comprendre, appris sans doute dans leur jeunesse. Souvent l’un d’entre eux se mettait au garde-à-vous et leurs yeux laissaient passer une lueur étrange. Une fois, Paul les entendit chanter en tapant du pied. Les paroles étaient allemandes et il ne comprit pas le sens du texte. Mais tout cela avait l’air sérieux. Ces voix sonnaient justes et l’on sentait monter de ce souffle commun une force mystérieuse.

 

 

*

* *

 

Depuis quelque temps déjà, son père et sa mère semblaient en dysharmonie, chacun vivant de son côté dans son propre monde. Maman voyait plus souvent ses amies dont Amélie Fronk qui, elle aussi, attendait une naissance. Leur état, sûrement, les rapprochait…

La maison Fronk était une grande bâtisse sale posée sur le bord du ruisseau " la Cheneau ". Il régnait dans la demeure un fouillis sans nom.

Les sept enfants erraient dans les escaliers, un morceau de pain à la bouche parmi des poules et des lapins en liberté.

Dans ce foutoir animal, des bouteilles de toutes les couleurs jonchaient le sol, les buffets, les rebords de fenêtres.

Le père Fronk dormait une grande partie de la journée et, le matin très tôt, on le voyait courir derrière la benne à ordures de la ville.

Depuis quelque temps, Jeanne la Belle et Amélie se chuchotaient des secrets qui, à première vue, n’avaient que peu de rapport avec la naissance d’un enfant. Depuis la découverte de Karl, Paul était persuadé que les deux femmes parlaient de lui. Leur regard effaré était celui de gens traumatisés qui s’étonnent devant un événement qui les dépasse.

Maman paraissait songeuse. Bien souvent, elle restait plusieurs minutes le regard dans le vague et l’arrivée de Paul la tirait de ses mystérieuses pensées.

 

Un malaise lancinant et diffus parcourait les habitants du quartier et même au-delà.

Paul ne parvenait pas à déchiffrer le sens de cette ambiance sournoise et lourde, car personne n’abordait ouvertement le fond du dilemme.

Le père de Paul disparaissait durant ses jours de repos. Il n’était plus question de pêche. Indifférent à son foyer, il s’en allait rejoindre ses copains. Parfois, lorsqu’il fumait sa pipe dans la salle à manger, l’enfant s’installait en face de lui et sans se parler, les deux hommes passaient un instant côte à côte, muets et indifférents, chacun plongé dans la lecture d’une revue. Pour éviter un silence trop pesant, le père disait :

– Récite-moi le " renard et les raisins "!

Alors l’enfant déclamait le texte d’une voix aimable pleine d’intonations subtiles et bien dosées.

– Ça va, c’est bien!

Et le dialogue s’arrêtait là.

Paul n’osait pas faire allusion à l’armoire du grenier, ni aux copains de pêche, pas plus qu’au pied gauche de son père auquel il manquait trois doigts. Dans quelle campagne militaire avait-il été engagé ? L’uniforme était-il le sien ?

L’atmosphère opaque ne permettait pas les échanges intimes. Rien ne serait dévoilé par cet homme d’apparence si calme.

*

* *

 

Dans le petit sentier qui menait au ruisseau et coupait au plus court, Paul fut interpellé par un des gamins de la famille Fronk. C’était Max :

– Où tu vas ? lui cria-t-il lorsqu’il fut à sa hauteur.

– Au lait, chez Sommier.

Le gamin aux cheveux de crin mal peignés avait un strabisme convergent, qui lui donnait un air de pirate redoutable. Il serrait dans sa main droite une demi-douzaine de petites pommes de terre :

– Et toi ?…

– Je vais canarder le Karl, tu sais, le type tout tordu.

– Le canarder ?

– Avec ça, pardi ! Il brandit un légume. Je sais où il habite,

– Et c’est où ?

– Rue des Treize, dans la grosse maison verte. Ça t’intéresse, tu veux venir ?

– Ch’ais pas…

– Mon père dit que c’est un salaud. Avant c’était la terreur du quartier : un tombeur à ce qu’il paraît. Et maintenant, il joue les sauterelles de porte en porte à cause des tortures que les Boches lui ont fait subir.

– Et pourquoi lui lancer des pommes ?

– Comme ça, il sort pas de la journée. On va sonner et l’Otto Kritz dira : " Faut descendre, c’est le facteur" Et là… bada boum.

Paul ne comprenait pas l’attitude de son copain et, avant de le suivre, il demanda :

– Il habitait ici, avant ?

– Oui, dans le cube ; le sauteur des dames qu’ils l’appelaient tous…

– Mais on l’avait jamais vu… La guerre est pourtant finie depuis longtemps.

– Il se cachait chez sa sœur mais depuis qu’elle est morte, il faut bien qu’il se montre. Allez, amène-toi, on va le débusquer comme un rat, s’marrer quoi …

Paul se laissa entraîner par Max; c’était surtout par curiosité car le trouble qui l’envahissait le laissait sans force. Il s’en allait suivre une manœuvre qui semblait ne pas le concerner.

Ce qu’il avait vu de l’homme qu’il ne connaissait pas, ne l’incitait pas à la vengeance ou à l’affrontement. Il ne restait de cet homme, eût-il été un séducteur, qu’une apparence de désolation.

– Et qu’est-ce qu’il faisait avant la guerre ? murmura Paul, indécis.

– Demande à ta mère , elle te dira peut-être. Tous les gens du quartier s’en méfiaient.

– Et tu crois que ma mère me répondra, si je lui demande ?

– Pourquoi pas… Moi, on me l’a bien dit.

La rue des Treize avec ses hautes maisons à façades sculptées, était déserte. D’une porte noire, un gamin de son âge sortit en disant :

– Salut les gars. On y va, alors ?

– Ben oui, dit Max sur un ton naturel

– C’est là, fit le nouvel arrivé, en s’arrêtant au pied d’une grande bâtisse qui finissait dans le ciel par des petites lucarnes étroites.

– J’vais sonner. T’as les munitions ?

– Bien sûr, J’me poste en embuscade pendant ce temps.

Le gosse pressa un bouton de sonnette et attendit que la lucarne s’entrouvrît. Avant que l’on n’ait pu entendre une réponse, Otto cria en forçant sa voix :

– C’est le facteur. Faut descendre…

Au même moment, Max, tel un grenadier voltigeur à l’assaut d’une casemate, lança ses pommes de terre en direction du toit. Ça tonna comme une pluie de grêlons un soir d’été. Une vitre se fendilla. Quand les munitions vinrent à manquer, une fenêtre de l’étage inférieur s’ouvrit, laissant apparaître le visage pâle d’une vieille dame qui cria :

– Mais c’est pas bientôt fini ! Sales vauriens que vous êtes !

Et la troupe détala pour se disperser au bout de la rue.

Paul était essoufflé, non pas à cause de la course effrénée qu’il venait de faire mais plutôt par l’attaque organisée qui n’avait pas de sens et l’avait énervé.

Il reprit son souffle chez le laitier, en se répétant " Et si on m’a vu… A quoi ça ressemble tout ça. J’irai plus avec le Max "

 

 

*

* *

…/…

 

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