François LE GUENNEC

 

Madame-Lalie

et autres règlements de contes

 

nouvelles

Commande : François LE GUENNEC - 17, route de Chablis à 89800 LICHERES PRES AIGREMONT

 

188 pages - 16 € (105 F)

 

  

 

Verlan

Le grand-père possède une maison blanche au bord du Morbihan – la petite mer. Le père y pêche à la traîne tout au long de ses vacances. Il sait bien, le petit garçon, ce que c’est qu’un hameçon ; il lui est même arrivé de s’en planter un dans le doigt. Il sait qu’une fois mordu, il ne lâche plus. Surtout ne pas tirer : toute la viande viendrait avec. Je ne te parle pas du sang !

Le cousin Vincent, lui, plonge les bras dans les abats ou la tripe de poisson et s’en sert pour appâter ses casiers. Casiers à homards, dit-il, mais il n’attrape que des crabes ; alors il les casse entre ses grosses pattes et les laisse sécher au fond de la nasse. Au bistrot, il raconte tout autre chose, si bien qu’en plus de sentir la chtrouille, le cousin sent le vin.

" Attendez ! attendez ! lâcha Nicolas (saint, déb. IV° s.) s’appuyant à sa crosse, j’ai un compte à régler avec Montholon.

– Votre Eminence, fit quelqu’un à voix basse (car le saint était habillé en cardinal, ce qui accentuait sa ressemblance avec le père Noël), Montholon, c’est un comte d’Empire.

– D’Empire ? reprit le petit garçon de sa voix ordinaire, allons, tant mieux ! "

Il rit, et il se remit à feuilleter, à toute vitesse, les pages du Nouveau Larousse illustré,volume 6 : Mele-po, pesamment ouvert sur le tapis. A la recherche d’une circonstance qui aurait permis de rapprocher, ne fût-ce qu’un instant, le compagnon de Sainte-Hélène du patron des petits enfants. Il les oublia l’un et l’autre en apercevant la figure du maréchal Murat (Joachim), qui a si fière allure parce qu’il porte sa veste sur l ‘épaule (mais qu’il en a une autre, aussi belle, par en dessous). Dans une boîte en bois, il conservait en vrac un nombre de portraits, en couleurs, ceux-là, de figures de toutes époques et de tous domaines : généraux, ministres, mais aussi savants et écrivains. En revanche, des Français exclusivement. Il mit du temps à retrouver parmi cette pagaille le beau-frère de l’Empereur.

Mais entre-temps il fut séduit par l’apparence romanesque de deux chevelures, et un débat s’instaura entre Ménandre (en grec Ménandros, v.~342 v.~292) et Mercœur (Philippe Emmanuel de Lorraine, duc de 1558-1602). De quoi pouvaient-ils bien discuter ? Quel qu’en fût le thème, il parut trop austère à ce fils d’un aubergiste, pour empêcher que ne primât le hussard sur le roi : Murat écarta fort incivilement les deux civils, qu’il dominait de la tête et des épaules, et décréta qu’entre eux deux, les armes trancheraient.

Les portraits de papier glacé étaient fichés debout dans les rainures du parquet : le soldat, l’intellectuel, le noble, raides et le menton offert à la postérité. Le petit garçon lança d’une pichenette, l’une après l’autre, deux agates. Dans l’attente d’une décision qui pour une fois ne fût pas la sienne seulement (Le contrôle lui échappait, il rendait l’initiative au destin. En même temps, il se vidait de son angoisse ). Qui roulèrent avec bruit le long des lames, rebondirent contre la plinthe, éclatèrent dans deux directions et finirent par retourner l’une près de l’autre, spinnant follement, comme deux échappées belles. Le choc avait fait l’effet d’un coup de feu, mais rien ne bougea dans la maison.

La plus proche du mur gagnerait : Mercœur ? Ménandre ? Il faudrait mesurer !

C’est Lucette, la sœur lumière, qui mesure le fil catgut, et le père fabrique une ligne coulée de cent ou deux cents hameçons en fixant tous ces bas de lignes à une ficelle terminée à un bout par un lest, à l’autre par un flotteur.

" Fais bien attention, prévient-elle, une fois mordu, ils ne te lâchent plus ! "

Il scrute avec crainte les crocs brillants, encore neufs. Quand on ne le voit pas, il saisit entre ses doigts le bout de nylon où l’un d’eux est fixé ; il le fait tourner. Il imagine le mettre dans sa bouche – loin de la joue, bien sûr, et très prudent. Un vertige le prend : et s’il était justement pris de vertige, s’il trébuchait avec l’hameçon dans la bouche ? Il rêve de tenter le sort, de faire descendre l’hameçon dans son œsophage ouvert, comme un seau dans un puits. De le retirer doucement, toujours loin des bords. Mais alors qu’il est presque au bout, tout exalté tout triomphant, il est saisi de vertige, il vacille, l’hameçon oscille, s’accroche, écorche. Il râle, on accourt, on hâle, il hurle, on s’affole… Je ne te parle pas du sang !

Quand elle avait terminé avec le père, et s’il n’y avait pas de commissions au bourg au-delà du pont, et s’il n’y avait pas de copines pour le traverser dans l’autre sens, Lucette le prenait sur ses genoux. Elle était comme une lampe rayonnant une certitude douce. Il était capable d’attendre longtemps, plusieurs soirs s’il le fallait, qu’elle le prît sur ses genoux. Pour y rester quoi qu’il advînt. Et pour l’écouter lui parler d’avenir.

L’avenir était toujours radieux alors. Les rivalités, les harcèlements étaient restés dans la cour de l’école à Paris. Où les cris des enfants se déchirent comme les nuages en montant le long des immeubles de briques rouges. La mer absorbait le soleil sans violence aucune ; dans un découpage harmonieux, au contraire, de bancs de sable, de bandes de ciel rose, de bandes de ciel bleu. L’initiative, il l’abandonnait sans inquiétude à Lucette. Elle était grave, mais sa voix, chaude. Elle était sûre d’elle et de lui, et lui, confiant. Elle l’écoutait longuement. Elle le contemplait comme un objet longtemps convoité, le sourire relevé d’une pointe de gourmandise. Elle disait : Tu seras un grand homme, ou Tu feras de grandes choses. Tu seras un grand avocat.

Alors se faisait l’harmonie, le monde s’accordait à la parole de Lucette et, dans l’équilibre d’un univers qu’ils possédaient et où ils trouvaient leur place, il flottait, serein jusqu’à s’endormir. Elle n’avait d’yeux que pour lui. Sauf quand elle rentrait avec sa copine Safira.

 

Quand elle rentrait avec Safira, elle n’était plus si adulte ni si posée ; on les entendait venir de loin. Elles ouvraient les portes avec bruit. Elles fredonnaient des chansons arabes. En entrant, elles troquaient leurs souliers de ville contre des babouches. Elles sautaient sur le lit. Elles se déshabillaient devant le petit garçon atterré - car elles apparaissaient dans de diaphanes combinaisons qui l’inquiétaient - pour essayer de lourdes djellabas qui les transformaient en pères noël clairs et qu’elles retournaient ensuite en riant aux éclats pour s’en débarrasser comme d’une chrysalide. Il devinait sous la lingerie translucide non pas leur nudité mais, pire, leurs sous-vêtements. Comme si en punition de cette inconvenance, elles se trouvaient enfermées dans une sorte d’ectoplasme ou que toute leur légèreté, leur transparence, tout ce qu’il aimait en Lucette s’était renversé au dehors, laissant flotter au su de tous le fantôme de son costume de déesse grecque, tandis que se devinait vaguement au-dessous le harnais de la besogne quotidienne.

Ou bien les deux jeunes filles jetaient brusquement à travers la pièce le nom de guerre de lutteurs locaux (la Panthère de saint Germain des prés est un de ces pseudonymes qui lui restaient en mémoire) et se jetaient l’une sur l’autre et se roulaient sur le couvre-lit, du même tissé marocain que les djellabas.

Ces débordements des corsages et des jupes effrayaient le petit garçon parce qu’ils les révélaient bardées d’élastiques, d’agrafes et de crochets. Il se demandait de quelle insuffisance les filles étaient affligées pour qu’un jardinier (d’enfants ?) leur eût assigné ces manières de tuteurs. Il y reconnaissait à la fois les barreaux des geôles, les cages de fer de l’ignoble Louis XI, la corde terminée par un nœud lourd et impeccable du gibet. Emprisonnées de la sorte, marquées d’infamie comme les galériens, il ne comprenait pas qu’elles pussent rire aux éclats et se montrer aussi joyeuses. Bien sûr, tout n’était pas égal de l’une à l’autre. Safira, dont la peau était mate, figurait l’autre, plus perverse, alors que Lucette, l’innocente, se laissait entraîner.

Avec Safira et d’autres filles du même âge, Lucette servait l’industrie pharmaceutique dans un labo sans histoire où les vocables étaient longs et terminés en nique ou en tique. Le petit savait qu’on y accueillait des souris blanches, mais la grande sœur ne révélait rien davantage. Cependant, il était arrivé qu’il trouvât – en poursuivant dans la chambre comme un chien fidèle la trace de son idole – qu’il rencontrât un catalogue de matériel ; et ce catalogue, sans en montrer l’usage, énumérait des bacs métalliques, des pinces aseptiques, des crocs et des épingles, des seringues… Il en était sorti tout retourné.

 

Dans de vieux catalogues ou d’anciens numéros du Chasseur français, il découpait de son mieux la silhouette d’enfants mannequins, habillés de culottes à l’allemande, coupées au-dessus du genou, et de chemises d’usage à gros carreaux – à l’américaine. Les fillettes en clochette rayée bleu & blanc, ou rose, et achevée par un feston imitant le débord d’un jupon. Mais quelquefois, lorsqu’il s’était bien appliqué parce que le visage de son sujet lui avait inspiré de la sympathie, il avait la surprise de découvrir, au verso, un autre mannequin plus ou moins mutilé, et cela l’attristait vaguement, comme si le bonheur des uns dût toujours faire le malheur des autres, comme s’il fût tombé dans quelque piège qui partagerait inexorablement les enfants en deux (c’était bien le cas de le dire) : ceux qui bénéficiaient de soin et d’attention, et ceux dans lesquels les ciseaux taillaient à l’aveugle.

Il en arrivait à penser – jusqu’à ce que l’absence des autres devînt trop pénible, pendant les vacances surtout mais parfois même au cours d’un jeudi interminable – que les paysages étaient plus beaux quand ils étaient vides. Or, il avait acquis depuis peu cette étonnante technique qu’on appelle l’écriture, depuis moins longtemps encore, il savait comme elle rime avec rature et qu’elle laisse modeler le texte comme une pâte épaisse. Il avait dérobé dans le tiroir de la cuisine (celui au-dessus des couverts) le prix d’un cahier vierge de quatre-vingt-seize pages, dans lequel il façonnait des textes surprenants, des plages, des prairies, des chemins qui s’en allaient sans dire vers quoi. Déserts. Il en montrait la version la plus achevée au grand-père qui, retraité, était le seul à disposer de temps pour lire les produits d’un petit garçon ; mais le vieil homme ne voulait pas paraître pris au dépourvu : il avait sur la syntaxe comme sur le lexique des avis catégoriques, voire impératifs. Et il n’était pas rare, malencontreusement, que la correction qu’il préconisait fût justement un retour à la version originelle !

Tandis que le vieil homme et l’enfant confrontent leurs points de vue, un encore jeune homme blond passe la tête dans l’entrebâillement et salue – comme sur des œufs. Il est gominé et porte sur son pardessus un foulard de soie à motifs cachemire. Le grand-père pour lui répondre tend le menton par-dessus sa tête, et l’appelle par son prénom. Le petit garçon fait l’escargot ; il rentre ses cornes. L’homme disparaît. Peu après, on appelle à table.

Il y a beaucoup de monde à table, ce qui arrive quelquefois les dimanches fériés et – même si le père fait semblant de rien – ne va pas sans difficultés car la maison, malgré qu’on en ait, est exiguë. Il faut raser le mur pour gagner sa place, voire, vergogneuse conjoncture, s’aplatir entre le bord de la table et le postérieur de Ginette. Ginette tient pourtant aussi peu de place que son embonpoint le lui permet, mange peu, parle moins encore. Ignorant encore les motifs de cette modestie extrême, le petit garçon l’admire, elle lui apparaît comme le chat de la fable se montre au souriceau naïf, douce, bénigne et gracieuse.

Ce chat a son coq, lequel est aussi la cause de son effacement et de sa discrétion : Fernand se bat les flancs, qu’il a larges, avec ses bras, qu’il a courts. Faisant tel bruit et tel fracas qu’autour de lui les conversations se font murmures. Debout, il n’est guère plus grand qu’assis. Il ne parle que de mangeaille, et roule des casseroles et des marmites dans son accent du sud-ouest. Le père, assis à l’autre coin du massif buffet, débouche les bouteilles de vin sans discontinuer.

Le soir était arrivé, sans qu’il s’en aperçût. Comme lui, les autres enfants invités s’étaient lassés d’être assis à la table et de battre de la semelle le pied des chaises sculptées. Les uns après les autres, ils avaient marmonné la formule sortir de table, et, accordées au déclic de la permission, leurs grosses joues s’en étaient trouvé commuées de l’intérieur, comme des citrouilles, à la joie la plus niaise et la plus convenue. Ils s’étaient dépêchés de sortir dehors.

Le petit garçon les avait suivis dans le jardin, à quelque distance, mais il s’était senti visé par leurs gros rires et il avait trouvé refuge dans la chambre du grand-père avec le cahier gris et une pointe bic. Il avait tracé la description d’un parc sous la lune, beaucoup plus vaste que ce jardin banlieusard, un parc bleu animé de la trace lumineuse de Lucette et du rire débridé, inquiétant, de Safira.

Il s’était attardé sur ces lumières, et aussi sur son écriture qu’il aurait voulue plus ronde, mais qui se cassait, comme les vaisselles qu’il avait le malheur de manipuler, en pointes aiguës. Il recourait ici et là à des formules scolaires dont il pensa qu’elles auraient l’approbation de l’ancien, mais celui-ci ne répondit pas. Il était mort plusieurs années auparavant.

Des femmes circulent parmi les cendriers pleins et la vaisselle sale. Il demande Lucette, elles éclatent de rire. Elles disent qu’à l’heure que voilà, elle est sur la route de l’Espagne, Lucette, et qu’elle ne voudrait sans doute pour rien au monde être ici. Elles roulent leurs yeux avec une gourmandise obscène. Elles parlent de voyage denosse (?)

Appuyé à la vitre, il vit des invités qui prenaient congé : les enfants obèses et ravis partirent dans les premiers sans avoir compris quoi que ce fût mais en se promettant de ne jamais revenir. Ils s’étaient prodigieusement amusés mais ne s’en souvenaient déjà plus.

Fernand et Ginette s’en furent, l’une soutenant l’autre, toujours soliloquant mais en sourdine. Elle était blanche (n’était-ce pas d’ailleurs son vrai prénom bien que son mari ait préféré Ginette ?), il était rubicond. Aussi écarlate que lui dans sa soutane, saint Laconic emportait de la viande dans un sachet. André Kermeur, un autre Breton, causait familièrement au contraire avec le maréchal Tarum (Michaoz) en grand uniforme. (Il pensa que c’était un prénom rapporté de Russie, la retraite venue, mais qui voulait dire Michel comme tant d’autres).

 

C’est le lendemain qu’il comprit que Lucette ne reviendrait pas. Bien sûr, elle allait repasser par la maison, après quelques semaines, et même fréquemment. Mais rien ne serait plus pareil, et elle, la première, ne serait pas la même personne : elle s’appellerait Luce, ou même Luc, ou LU comme les petits beurre : la lumière s’était éteinte.

L’hameçon, qui était descendu très bas mais auquel il ne songeait plus, ferra à ce moment-là. Un accroc atroce. Le petit aurait voulu se dire que ce n’était pas si grave et surtout penser à autre chose : aux " mauvaises " herbes, par exemple, qu’en grande pompe il guillotinait avec une tapette à souris pour voir s’écouler leur lait caoutchouteux. Au petit Huet qui était dans la même classe que lui à l’école mais que sa santé allait faire exiler dans un sanatorium à la montagne et qui n’en reviendrait peut-être pas. N’avait-il pas honte d’être aussi insensible ?

Il fit un effort, mais on tira plus fort de l’autre côté, la ligne se tendit. L’intérieur, qui était mou, céda et commença de remonter. Comme les poissons.

 

Tout se retourne comme la manche d’une veste. Comme Luc. Qui a retourné la sienne. L’intérieur devient extérieur. Avec un bruit semblable à " sproc ! "

 

Et reste là au plafond, parce que visiblement, la maisonnée a d’autres chats à écorcher. A sécher. Des semaines, des années. Qui n’a de nom dans aucune langue. Comme un attrape-mouches entièrement rempli. Comme un pendu à son gibet.. Comme une bécasse, juste avant que les pattes ne s’en détachent. Comme un appât pourrissant dans un des cent vingt casiers à crabes du cousin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Légende

Balancés au souffle léger de l’auster, [les roseaux] répètent les paroles enfouies par le serviteur, ils publient ce que sont devenues les oreilles de son maître.

OVIDE : Métamorphoses, XI

 

Mais voici que deux coups me réveillent en sueur. Deux coups terribles qu’une main impitoyable assène contre une porte en bas, un volet, la huche à pain ou contre un cercueil. Il fait nuit noire, c’est l’hiver, je vais me noyer en hiver. Je nage, je brasse dans cette sueur et les draps qui m’immobilisent les chevilles et m’étouffent. Et je cherche dans quelles eaux, comment j’y suis tombé, je ne me suis pas immergé volontairement sans lumière dans le froid. Je cherche à tâtons le fil de cette histoire de fou pour retrouver l’épisode en aval qui fera sens et ramènera la lumière. Qui reconstruira mon histoire. Qui me rappellera qui je suis. Qui me sortira d’ici.

Mais je ne trouve rien qu’un nom : Minouche. C’est un drôle de nom mais, provisoirement, il m’apaise. Et calme les eaux. Je suis Minouche en attendant. Je gis sur le sable. Sur le flanc. Pantelant. Du temps. Passe…

Une fenêtre s’est dessinée sur la nuit, un rectangle poudré de lumière ouvert dans le mur qui m’entoure. Un rectangle de mur, mangé de lierre, traverse en diagonale ce rectangle de vide. Et, assis sur ce rectangle, découpé par la lune, Maurice, le chat. Maurice ne fait pas grand chose de la journée, et de la nuit d’ailleurs à peine davantage. Mais il voit tout et entend tout. Enfin je crois. On aime à croire que les chats voient tout et entendent tout ; et que leur flegme en toute circonstance est la manifestation d’une grande sagesse. Si Maurice n’a pas l’air malin, bien souvent, c’est pour en faire accroire. Certains peuples ont des chats comme prêtres ou comme sorciers.

Lorsque la clochette de l’enfant de chœur me réveille à nouveau, il fait jour, un jour doré d’automne. Cette lumière porte la paix comme le curé porte le viatique. Comme l’air porte les bruits de voix qui viennent du marché, les klaxons, le bruit des tubes métalliques qu’on emboîte l’un dans l’autre, le timbre d’un vélo ( c’est la sonnette d’un vélo que j’ai entendue tout à l’heure, pas celle de l’enfant de chœur ). Le plancher gris grince à peine lorsque le chat traverse la pièce. Il me regarde, pas avec pitié mais condescendance. L’apercevoir, témoin paisible sur le mur du jardin, m’a rassuré si bien que je me suis rendormi pour deux ou trois heures et que me voici, toujours en recherche, mais la conscience tranquille. Je passe une main sur ma joue râpeuse. Minouche ? Curieux nom.

Je me demande bien ce que Maurice a vu pendant que je dormais.

 

Ils sont arrivés, se tenant par la main, fatigués, indécis, mais la lune facilitait leur cheminement. Vus d’un peu haut, ils se ressemblaient, trapus, lourdauds, démodés – la plume au chapeau – allant tantôt à droite tantôt à gauche, comme s’ils eussent été liés par une chaîne et contraints ainsi à un moyen terme permanent entre l’idée de l’un et le désir de l’autre. Ils se sont arrêtés.

" Faut sauter, a soufflé l’un, ce putain de mur.

Jeune, jeune… a bafouillé l’autre, jeune cèpe…

– Allons, merdre ! manie-toi le cul ! a enjoint le premier, qui faisait entendre plus d’harmoniques aigus, plus piccolo que flûte.

Ah ! a achevé le second, comme la porte qui se ferme d’un métro d’autrefois.

– Fait chier ! a sifflé le premier.

– Sotte… a essayé l’autre, comme si sa vie dépendait de ce qui n’arrivait pas à sortir de sa gorge, sotte…

– Merdre pas !

– Sotte… thé ! " a éructé Mal-causant.

Alors le mal embouché a lâché un chapelet d’injures invraisemblable(s), inventaire d’abord des parties obscènes, puis de sévices sexuels, puis des lieux malpropres par vocation, puis encore des malformations congénitales en commençant par les plus infamantes, continuant par le nom d’états qui vont de l’ovule (raté) à l’œuf (pourri), de l’embryon (visqueux) à la chrysalide (vicieuse) en passant par l’état larvaire, placentaire, blastulaire…

– Cil sort, a proféré Mal-causant comme un oracle.

– Sort d’où, bordel ? a coupé l’autre. Et il a poursuivi sa litanie, mêlant, comme il ne savait plus quoi dire, des noms d’oiseaux à des noms d’ossements, accolant aux noms de cocktails exotiques des qualifications sorties du vocabulaire clinique, et à ceux d’une panoplie d’armes les adjectifs de nationalités balkaniques et oubliées.

– Scié, a repris l’invalide avec effort, tentant… Et il s’est arrêté, et tous les deux ont retenu leur souffle. Un ange est passé, fort loin au-dessus d’eux.

 

Ce qu’on ne peut voir depuis le premier étage de la maison, mais qu’on aperçoit en revanche depuis le mur où perchait le chat Maurice, c’est un bouquet de viorne et de sureau dans un angle du mur de clôture. Ce bouquet abrite – mais ceci ne se voit pas d’en haut, seulement au ras du sol ou au mieux à hauteur d’enfant de moins de sept ans – il abrite une sorte de guérite ou de niche. Où niche le sorcier de bois.

C’est une simple ardoise, de celles qu’on appelle lauzes, qu’on a posée en équilibre sur quatre paissiaus, le paissiau étant par ici un bâton épointé, le plus souvent d’acacia, qu’on plante dans les vignes. Les deux paissiaus d’arrière sont plus courts, permettant l’écoulement des eaux de pluie. Encore que le bouquet de viorne, de sureau et de cornouiller blanc arrête déjà une grande part de ces eaux, et que ce bouquet lui-même soit couvert par les frondaisons d’un pommier très-antique. De temps en temps, à l’occasion d’une fête ou d’une audience, une étoffe est jetée derrière le sorcier, aux vives couleurs qui évoquent des pays ensoleillés.

Mais son existence n’a pas toujours été aussi protégée (c’est le cas de le dire, " protéger " venant d’un mot latin qui signifie " le toit ") ; on le voit bien à l’état miteux des plumes qui persistent sur sa tête – d’autres ont disparu, laissant béantes dans la tête autant de cavités. Il a longtemps vécu dans la forêt, et avant cela, même, il fut préposé à la garde d’une sépulture, dans un cimetière, non loin du fleuve Congo.

Une grande modestie se dégage de la silhouette de ce fétiche. Il est debout, droit et franc, ses yeux regardant devant lui. Outre un bandeau de cuir – cuir de boa – qui devait masquer justement l’implantation des plumes de tête et qui aujourd’hui tombe un peu sur l’œil évoquant la figure convenue du pirate, il porte dans la poitrine trois attributs de grande magie : une bourse jadis pleine de simples (mais pas de nos herbes à nous, des simples africains, plus virulents) grande comme une timbre-poste et fichée dans le pectoral au moyen d’un clou à chevron qui dépasse bien de trois pouces ; ensuite une conque collée au sein droit ( à gauche pour le visiteur ) comme une sangsue mais qui figure en réalité son membre viril ; enfin un nombril de verre abritant des reliques ineffables, qui ressemble à un mini-récepteur de télévision et qui lui confère le don médiumnique de voir les événements bien au-delà du jardin.

Les exilés, les déracinés, parlent peu ou beaucoup ; ceux qui parlent trop, il ne faut pas croire tout ce qu’ils disent. Mais il n’y a pas de fumée sans feu, on trouve sous l’âcre fumée des bavardages la braise d’une histoire vraie et tue. Certains parmi les anciens Africains, disent que ce sont des voleurs, des pillards de caravanes qui chassèrent les sorciers de bois vers la forêt. Ils veulent signifier par là que l’Islam, colporté par les meneurs de caravanes, avait modifié peu à peu les usages des populations du sahel, jusque-là viscéralement animistes, et qu’elles avaient abandonné un certain nombre de leurs pratiques. Griots, fétiches et amulettes se trouvèrent abandonnés, en proie à un grand désarroi, et reculèrent parfois loin dans la forêt. D’aucuns durent chercher eux-mêmes une nourriture que jusque-là les fidèles ne leur avait pas ménagée ; d’autres se réfugièrent dans des formes de pierre ou de bois et prirent le parti de la catalepsie. Mais même ainsi cachés, il arriva qu’il fussent jetés dans une décharge.

Chaque district avait ses récits, ses héros et ses bandits. Les plus fréquemment nommés étaient une horde maudite, à mi-chemin des djinns arabes et de l’équipage du Hollandais volant ; émasculés par un sultan cruel, ces eunuques volaient, disait-on, les filles des faubourgs et des campagnes afin de constituer le harem d’un potentat mystérieux et invisible. Aveuglés par la vindicte, ils lançaient leur rhazyas au hasard, là où les conduisaient leurs méhara au blatèrement sinistre. Eux-mêmes aveugles…

Beaucoup plus tard, le retrait des colons européens avait donné à quelques esprits l’occasion d’abandonner à tout jamais un continent que les puissances tutélaires (je veux parler des dieux créateurs) paraissaient avoir voué à la poubelle. Sous la forme de fétiches ou d’animaux naturalisés, – pas toujours hélas ! selon la tradition – et même faute de mieux de sculptures d’ivoire du goût le plus pitoyablement occidental, ils se glissèrent dans les bagages d’un industriel, dans le portefeuille d’un ministre, ou dans la " valise " diplomatique. Ils connurent les aéroports, puis les marchés aux puces. Les ventes aux enchères, les greniers pour de très longs hivers, les vide-greniers à la belle-saison.

Celui-ci est au mieux dans le jardin ; l’abri a été bâti à sa mesure et, si le climat tempéré lui est rude, il n’en laisse rien paraître.

 

Dans le monde parallèle, certaines réputations sont solidement assises. Qu’ils aient échoué chez nous après de longues tribulations n’enlève rien, au contraire, à leur prestige : a beau mentir, dit le proverbe, qui vient de loin. On vient de loin consulter un guérisseur, un thaumaturge. Un saint Antoine des objets perdus ne chôme jamais. Quant aux oracles, la valeur de leurs prédictions fut toujours proportionnelle au chemin qu’on parcourait pour les interroger. C’est encore vrai de nos jours. D’autres passent pour punir les mauvaises actions, récompenser les méritoires. C’est pourquoi Mal-embouché et Mal-causant, curieux attelage, s’étaient mis en chemin pour consulter le sorcier qui est dans le fond du jardin. En réalité, c’est un peu plus compliqué que cela…

Le seul lien entre ces deux créatures de Dieu, c’est le poids d’un secret : l’un et l’autre ont appris ce que peut-être ils auraient préféré ignorer. Non, l’autre ficelle qui attache ensemble Mal-causant et Mal-embouché, c’est la petitesse de leur responsabilité : ni l’un ni l’autre ne peut garder une idée pour soi. Sitôt qu’elle semble de quelque poids, l’un comme l’autre la soupèse d’un regard en dessous ; il lui semble aussitôt que s’il ne la partage avec la communauté des croyants, cette sphère minérale va se mettre à rouler vers lui, le rejoindre et l’écraser. En commençant par les pieds.

Dans certains cas cependant, si d’aventure le secret met en cause une personne de quelque réputation, touche à quelque tabou, la réprobation de la communauté des fidèles risque à son tour de se muer en boule. Une boule encore plus grosse, granitique et qui, commencera en grinçant sous le ciel noir, une poursuite follement accélérée à laquelle le malheureux ne saurait échapper. L’espace du savant-contre-son-gré rétrécit ; il a de la peine à trouver de l’air.

D’aucuns, comme le barbier du roi Midas, s’iront soulager dans la nature : ils creuseront un trou dans la terre, où ils enfouiront le secret compromettant. Car à le garder au fond de soi, il pourrait bien à la longue vous ronger de l’intérieur. Non pas tant le bruit lui-même que les drogues qu’il vous faudra ingurgiter pour le faire tenir tranquille.

C’est ici que reviennent sur la scène les forces du monde invisible. c’est-à-dire celles qui sont partout, mais qu’il faut bien invoquer en un lieu et dans une forme, parût-elle grotesque et ridicule aux yeux des mécréants. L’une des fonctions, et non la moindre, des esprits, est d’aider les misérables que nous sommes à supporter ce qui pour notre conscience est trop lourd ou trop brûlant. Les mauvaises pensées qui nous assaillent, et nous poussent à nuire au voisin. Mais aussi le fantôme des actions coupables que nous n’avons su réfréner. Les nôtres mais aussi celles des autres, proches ou lointains, connus ou inconnus, et qui cependant nous harcèlent telles des harpies, parce qu’elles sont le fait d’êtres semblables à nous.

Les fétiches servent de conduits vers les mondes d’en bas, vers les égouts, vers les enfers. Ce que nous ne pouvons endurer, ils l’assument et le font disparaître dans le chaos d’où il a surgi. Pourtant, il est des cas extrêmes : un pauvre prêtre occitan avait abandonné sa paroisse et fui sur les routes, l’esprit égaré d’avoir connu la lèpre d’Inquisition qui a occis tant de malheureux, d’avoir vu diaboliser du jour au lendemain des prud’hommes et prud’hommesses, et surtout de les avoir accompagnés sur le lieu de supplices auprès desquels la Géhenne n’est que la pièce d’un théâtre de campagne.

Au bout de mois, d’années sans doute, il parvint, le pauvre diable, en Terre sainte. Il alla se jeter aux pieds de Notre-Dame de Nazareth, et lui conta, les yeux hors de la tête dans l’effort de mettre en mots ces images insupportables, l’agonie de maint et mainte de ses frères, de ses sœurs, qui parfois même avaient été de sa propre famille.

Quand il se tut, presque hors d’haleine, un long soupir jaillit du sein de la Vierge, et dans ce vent bienheureux, les cordes frémirent et le glas, tout doucement, commença de sonner. Mais sous les yeux horrifiés du prêtre, des larmes acides coulèrent des yeux de Notre Dame, ravinant d’abord le blanc et l’azur de son voile et sa robe ; creusant des sillons le long du bois ; suscitant une vapeur âcre. La matière dont était composée la statue s’amollit et parut pareille à de la chair à vif. Mais elle entra aussitôt en putréfaction, faisant reculer dare-dare le misérable à genoux. En peu d’instants, il ne resta rien de l’image sainte, qu’une épouvantable odeur de pourriture au-dessus du pécheur maintenant sans connaissance.

 

On dit en effet qu’il faut aller fort loin pour dire le vrai, que la pénitence est d’autant plus appréciée qu’elle coûte de journées de marche, que celui qui a un grand poids sur la conscience devra pour être rédimé marcher jusqu’en Palestine. Ils ont pris leur bourdon, les pauvres hères, et errent sur les chemins à la recherche de l’esprit dont on leur a dit qu’il sait tout – car la pénitence n’est guère valable d’apprendre à qui ne sait rien.

Ils se rencontrent à la croisée des chemins, et presque aussitôt, se prennent de querelle : ce qu’a dit l’un, qui de surcroît était agressif et ordurier, l’autre l’a compris de travers ! Et leur cheminement a continué ainsi à l’aveuglette, entre brouilles et enquêtes, les passants repoussés tant par l’incoercible grossièreté de l’un que par l’élocution insoutenable de l’autre.

 

D’ailleurs n’avaient-ils pas réagi trop vite, leur sensibilité n’était-elle pas, en dépit des apparences, trop prompte à s’irriter ? Car en somme, ils ne savaient rien. Ils n’avaient été témoins de rien.

On leur avait dit, voilà tout. On ne leur avait même pas dit, mais suggéré.

Comme dans le jeu de la Chandelle, ou celui des Chaises musicales. Comme à l’école de la République (une et indivisible) le " sabot " que l’on se passe de l’un à l’autre, se hâtant de trouver un plus fautif – ou plus naïf – pour lui refiler l’objet. Attendu qu’à la fin du jour, le dernier porteur du " sabot " sera puni pour de bon. De même, il en est qui libèrent leur culpabilité à bas prix, s’en déchargeant sur un nigaud qui fera pour eux la pénitence, le pèlerinage. D’autres en font un jeu malsain, une revanche sur les dieux qui ne les contentent pas : ils secrètent le malaise coupable et en contaminent ceux qu’ils touchent.

Il faudrait dire bien plutôt " elles secrètent ". Et il ne s’agit pas de commères en mal de ragots ; celles-là comptent si peu ! Non, il s’agit de grandes pécheresses, les Filles des fleuves du nord. Comme d’autres font courir des bruits, les Filles des fleuves du nord, avatars des sirènes, font flotter des visions.

Ces filles d’Apollinaire sont deux, peut-être davantage. L’une a nom Leijke, l’autre, Lorelei. Leurs cheveux, à la façon du Printemps de Botticelli, sont si longs que, blonds d’abord, ils vont se perdre dans les cieux gris où ils deviennent nuages. Le printemps ne dure pas. La fleur de l’âge non plus.

Filigrane d’un autre univers qui enveloppe le nôtre, leur regard est vague et sans passion, mais il arrive qu’il sourie, d’un sourire plus curieux que moqueur. Evanescentes sur les ciels de Flandre et de Brabant, elles sont certainement un trompe-l’œil, un reflet là-haut de ce qui court sur les eaux, par où affleure le monde-d’en-bas. A moins que ce ne soit l’inverse.

Les Filles des fleuves du nord se frôlent mais ne s’entendent pas : l’une, Leijke, est sourde. Elle répète sans hâte ni fin la même litanie pour tâcher de l’entendre, et couvre la voix de l’autre. Si elle parvenait à ouïr ce que murmure sa sœur, elle l’ignorerait, parce que Lorelei, elle, est devenue folle. C’était à la suite d’un naufrage qu’elle avait elle-même causé. Mais cela est une autre histoire.

Les Filles des fleuves du nord pleurent dans la bise ; et elles écrivent au ciel des secrets que comprennent ceux que l’écriture des hommes laisse stupides et que leurs discours embarrassent. C’est pourquoi on les voit parfois au crépuscule, ces bougres, tournés vers nulle part, la main en visière sur leur nez d’ivrogne et la lèvre qui pend. Ils ne comprennent pas qu’ils comprennent ; ils se disent que c’est la mélancolie du soir ou ils ne se disent rien du tout. Mais quand ils s’en retournent, ils se sentent fautifs ; et quand ils ont bu, parfois ça leur échappe. Quand le faix est trop lourd, ils cherchent une oreille où le déposer. C’est là que le sorcier rentre en scène.

Façon de parler : le sorcier ne bouge pas, lui, il n’en a pas besoin. Les plaideurs viennent à lui, et les encombrés de ces secrets trop lourds. Pour les malades, c’est plus difficile de sauter le mur du jardin. Il leur faut attendre que personne ne les voie ; ensuite, les sans-bras font la courte échelle à ceux qui n’ont pas de jambes. Perchés sur le faîte, ceux-là hâlent ensuite ceux-ci par où ils peuvent. Si quelqu’un vient, ils se terrent ou alors ils imitent le lierre ou l’ampélopsis. N’est-ce pas l’un d’eux qu’en haut du mur, je prends pour le chat Maurice ?

– Ile, fait le premier en poussant sa lippe en avant, île… avant du… saphir…

– Sa fille ! proteste l’autre, sa N… de d… de fille !

Vent du …

– J’admets tout sur cette p… de b… de terre, mais ça, ça…

Auvent, profère le premier, auvent… passa… fille ! (et comme il a le sentiment de s’être exprimé, il sourit du plus largement qu’il peut. Il a oublié et le crime et le secret, la pénitence. Il cherche des yeux s’il a été compris ; mais son acolyte est dans sa fougue comme dans une bogue. Quant au sorcier, il demeure impassible, et paraît indifférent.)

– Faut être un f… s…., tout de même, rogue Mal-embouché.

L’avant du sapide, éructe Mal-causant d’une seule haleine, l’avant du… sa philopie… rate !

– Aux pirates, insiste son camarade d’un air pessimiste.

Pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils disent. Moi. Ma propre fille. A des pirates. Pour de l’argent ? Pas sûr, peut-être simplement pour protéger ma vie ; une sorte de racket, vous voyez ? Beaucoup paient pour être tranquilles, mais de là à donner sa fille… Ceux qui disent ça sont des menteux, des faiseux d’histoires. Des envieux. Tiens ! ils disent que je me nomme Mal-ricci : celui qui s’est mal enrichi.

C’est vrai qu’à certaines heures de la nuit s’amène du fond de l’obscurité un tam-tam malhabile où les tambours et le galop des bêtes battent à contretemps. Les hommes poussent des cris rauques et inarticulés ; castrés autrefois par le Vieux de la Montagne, on leur aurait en même temps coupé la langue. Ceux des bêtes résonnent, profonds comme l’enfer ; un vent d’auster se lève sur leur passage, il fait voler tout autour les linges qui séchaient, les livres de comptes et de contes, les nattes de raphia, les tapis, les gandouras. Le seul moyen est de se jeter à terre pour échapper aux lames maniées depuis la bosse du méhari. De se boucher les oreilles avant qu’ils ne vous les coupent.

Et puis la tempête s’éloigne, le souffle vous revient, l’esprit s’apaise. On se relève sur les genoux, on ramasse, on redresse, on compte. Mais est-ce qu’on a le choix ? est-ce qu’on décide ? Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, qui l’ai vendue. C’est l’histoire du Roi s’amuse, de Triboulet et de Gilda. Mais qui chante Rigoletto, de Verdi, dimanche il pleurera.

Pourquoi d’ailleurs se payer de promesses, même contre du bel argent, des promesses de pillards qui ne savent eux-mêmes où ils seront demain ni quelles seront leurs proies ? Ils vont au gré de la horde, bêtes sans bouche, vindicatives et indociles. Hautes comme tours. Aux prunelles blanchâtres. Et qui courent au hasard, flairant l’odeur l’une des autres, parce qu’elles sont aveugles.

 

Ma fille était marchande de mimosa. Quand elle était petite déjà, j’allais le soir la chercher au jardin au moment où les fleurs embaument. Un jardin d’enfants. C’était un jardin où les nouveaux-nés riaient, sortaient en pouffant des calices de lys lisses et vert sombre. Ils dépliaient en s’étirant leurs petits bras et jambes blancs ou roses. Des ailes encore froissées, de couleurs variées, leur permettaient de bondir d’une tige à l’autre, d’un parterre au parterre voisin.

Plus tard, elle rentrait seule, l’espadrille foulant gaiement le chemin, et ceux qui la croisaient lui cédaient volontiers le pas. Elle allait, " pareille à une lampe dont l'auréole de clarté serait de parfum… le dos tourné au soleil couchant ".

J’acquis pour elle des jardins jaunes et odorants. Dès l’aube, elle coiffait un chapeau pareil à un grand tournesol, et partait se mêler à la foule des marchés, fredonnant une petite chanson couleur citronnelle. Tous les jours, tout le jour, elle dispensait à ceux qui l’approchaient le parfum des mimosas et la bonne humeur qui s’en dégage. On la payait de contes, de jolis vers et d’aimables traités.

Ils baragouillent que je l’aurais vendue. Balivernes ! Qui leur fait cracher ce venin ? Et de plus, est-ce qu’on me demande mon avis ? Si elle s’en est allée, c’est qu’on ne peut faire le même métier toute sa vie. Peut-être aussi que sa vraie place était ailleurs : peut-être n’était-elle chez nous qu’en passant.

La grande allée des mimosas, où fleurs et parfum sont sans commune mesure avec ce qu’ils sont chez nous, ne passe pas loin de la Terre. Certains l’appellent le Chemin de saint Jacques ; d’autres, la Filée d’Omphale. D’autres encore la Voie lactée. C’est là que ma fille va aujourd’hui, chaussée d’espadrilles comètes. Les belles nuits d’hiver, je la retrouve dans les étoiles. De loin, je lui fais signe, et à son tour, elle m’adresse à travers l’espace des images d’autrefois.

 

Mais voici que deux coups me réveillent en sueur. Une violence qui fait dresser mes cheveux sur ma tête, la main d’un dieu vengeur contre un carreau, ou un volet. Ou contre un cercueil. Je me noie, je suis déjà noyé, et cette main qui frappait maintient maintenant ma tête sous les eaux ; j’entends les coups mais assourdis, derrière le bourdonnement du sang dans ma cervelle. Et je cherche au fil du courant le sens de cette histoire de fou,

Dressé sur mon séant, j’avale en une seule goulée tout l’air de la pièce. Ça me revient maintenant : Minouche, c’est bête, c’est le nom du chat. Maurice, ce n’est pas le nom d’un animal.

Non, il n’y a personne dehors : ce n’est que le vent qui heurte contre l’auvent la margoulette de la gouttière. C’est le vent qui, par ce code, disperse aux quatre coins de l’horizon les paroles improbables de Mal-embouché et de Mal-causant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Triptyque pour la fin du temps

Réveillé en pleine nuit, à chaque fois en pleine nuit. Par deux coups violents ; mais c’est la répétition qui réveille, pas la violence. C’est l’insistance qui fait croire à un appel. La nuit est obscure. Sans lune. Sans nuances de gris, tout est semblable ou plutôt il n’y a rien.

Et là, " qui suis-je ? " ne serait pas ridicule parce que je ne sais rien. Ni où je suis. Comme je n’ai pas un seul repère dans l’espace, incapacité de reconstruire une histoire, même fictive. Et donc de savoir qui je suis.

Mais il ne vient pas de mots non plus. Pas de sens.

C’est terrifiant le monde qui n’a pas de sens. Je ne veux pas dire le monde absurde, je veux dire le monde dans lequel rien ne permet de s’orienter parce qu’il n’existe rien. Mais où cependant j’existe, moi. J’ai peur, donc je suis.

En réalité, dès le premier instant du réveil, il existe une certitude. Il ne s’est encore rien produit, mais une chose est sûre : il va se passer un événement terrible. Ce n’est pas immédiatement une certitude, c’est d’abord une douleur à peine sensible quelque part. Car mon corps n’est pas certain lui non plus quoiqu’il me paraisse que la douleur se produit quelque part, qu’elle a lieu à l’intérieur. Peu à peu, de sensation, ça devient sentiment vague. Un danger. Le souvenir d’un danger. Le souvenir particulier d’une chose qui ne s’est jamais produite, mais dont il a été dit et redit qu’elle se produira, qu’elle ne peut pas ne pas se produire. Que tout effort est vain – mais quel effort fournirais-je quand je ne suis pas même certain de posséder un corps ? Que toute fuite est inutile – mais où fuirais-je quand il n’y a justement nulle part rien qui trace une voie ?

Mon corps est à cet instant complètement dessiné par une sensation de froid qui en fait le tour, dresse le poil sur la peau et tente d’aspirer l’âme à l’extérieur. C’est l’horreur. Mais le pire est à venir. Dans l’horreur, comme dans l’Enfer, comme dans les tourments que la saloperie des hommes a inventés pour en donner une image, le mieux est inconcevable, et même le repos : la suite est toujours pire.

Tant est invétérée la certitude de l’anéantissement que la zone plus claire, – grisée, mate, que j’entrevois en tournant péniblement la tête –, cette zone, je ne la prends pas une seconde pour une porte de salut. C’est une ouverture (une fenêtre), me dis-je d’une façon confuse, donc un danger et d’ailleurs, ce qui a attiré mes yeux dans sa direction – je le sais déjà, mais qui m’en a jamais averti ? – c’est le clignotement d’une lueur jaune, pas très nette, dans le bas de la zone grise. Comme une flamme qui sautillerait pour s’accrocher au bas de la fenêtre. Pour prévenir. Pour se faire voir, pour dire sans bruit qu’elle est là.

Là je sens que je dois aller à la fenêtre, et que pour cela, il me faut faire l’effort de me lever. Que je ne supporterais pas de ne pas savoir, et que d’ailleurs demeurer dans l’ignorance ne servirait de rien, qu’il faut y aller, qu’il faut répondre à l’appel.

Je frissonne, le réveil m’avait donné une suée qui s’évapore en un instant, et titube à la recherche de mon équilibre dans l’air. Il se produit un repli, tout mon intérieur se récuse devant ce qu’il pressent, ça crée un vide, une dépression et justement cette dépression aspire mon corps vers l’avant. Je tâtonne le long du mur et j’avance.

Ça ne s’est jamais produit, je l’ai dit, mais ça se passera ainsi. J’attends. Les hommes et les femmes qu’ils condamnent à mort – pour ne rien dire du reste – et qui n’ont pas le moyen, souvent pas la force non plus, de s’évader, ces hommes et ces femmes attendent aussi. Ça arrivera. Nécessairement.

J’irai à la fenêtre, dont je verrai alors nettement les contours, les glissières d’aluminium, la tringle métallique sans rideau avec son cordon inutile. Cet intérieur impersonnel dont il sera trop tard pour demander pourquoi je m’y trouve. Et comme on se penche sur le cercueil d’un parent très lointain et très âgé, je risquerai un œil en bas.

La rue, les rues, la place, comme un tableau de Chirico. Comme découpées dans des boîtes de carton, des boîtes à chaussures, et peintes d’ocre triste. Et comme dans l’image du Troubadour, l’ombre au coin là-bas d’un curieux qui s’avance mais qu’on ne voit pas. Autour de cette ombre pas franche tremble, et même saute la lueur des flammes. Flammes et pourtant sourdes.

Elles apparaissent enfin, les flammes, au bout des torches de résine. Cette lueur fluctue durant un temps interminable. Puis apparaissent les petits enfants, pâles et chétifs, et gris, et les mains jointes, le regard en dessous. Ils tournent comme en s’excusant le coin de la première rue. Derrière vient le sacristain, agitant sa sonnette. Et puis le prêtre, l’air absent, l’œil en l’air. Le cortège avance comme le Destin, dans un silence absolu, où les cierges ne font pas même crépiter leur flamme. La marche lugubre que rythment des timbales, c’est en réalité mon sang qui bat la chamade. Puis la bière, portée par des hommes pour l’instant sans visage.

Mais ce n’est qu’un répit, car je sais qu’arrivés sous la fenêtre, ils lèveront les yeux, leurs yeux vides, leurs yeux pâles, emplis d’un désespoir sans fond, vertigineux, irrémédiable ; et que pour ne pas tomber, je devrai m’agripper à la barre d’appui, et que je serai alors contraint de regarder dans le cercueil ouvert.

 

 

Comme à l’accoutumée, j’appuie sur la touche du répondeur téléphonique.

" Vous n’avez aucun talent, m’assène la machine.

– Plaît-il ?

Interloqué, j’appuie derechef sur le loquet.

– Vous n’avez aucun message ", répond le répondeur comme si de rien n’était.

Le lendemain :

" Vous avez.. imperceptible hésitation, comme par timidité… un … nouvelle pause micrométrique comme la tentation de créer un suspens… message… aujourd’hui à…

Suit l’heure, heure à laquelle, heureusement, j’étais sorti.

"  qsdfghjklmùpoiuytgfr…. Pwxvnokjhg…. Jean Michel Machin, eh oui, y a plus d’un âne à la foire, est-ce pas ? … cette fois-ci, je compte absolument sur toi… c’est mercredi 9, disondisui… teurtrente, et j’habite toujours à la même adresse…hel Martin, eh o "

Il l’a déclinée cette adresse, heureusement, car je ne suis pas sûr qu’elle figure encore à mon répertoire ; Machin, comme il le souligne lui-même, est de ceux qu’on oublie. De loin en loin, pour y appuyer encore, il vous invite à déjeuner, à dîner ; solennellement, vous promettez ; invariablement, vous trouvez autre chose à faire, parfois sans prendre la peine de sans songer même à vous décommander, aisément persuadé qu’on n’a pas plus envie de vous y voir que vous n’avez envie d’y être vu.

Un jour – un soir, généralement – vous décidez que cela a (ah !) assez duré, qu’il faut faire place nette, apurer les comptes : vous irez à ce dîner. Et puis plus jamais par la suite on ne reparlera de Machin (Jean Michel). Machin, qui lui aussi a pris ses habitudes, est le premier surpris, et il lui faudra ajouter un couvert en bout de table en resserrant les autres.

Bon, vous adoptez l’attitude mentale des matins d’examen, vous répétez qu’ensuite viendront les vacances et que ce n’est qu’un mauvais moment à passer. D’emblée, il y a trop de monde, et dans le vestibule, ceux que vous vous attendiez à y trouver : les techniciens.

En forme parce qu’ils se surveillent et s’entraînent, ils montent la garde, pareils à de petits chiens. L’un est court effectivement, le poil ras ; il jappe d’une voix rauque. L’autre est immense, et jaune, et il déforme sa bouche d’une façon disgracieuse avant de parler. Quand il le fait, il ponctue son discours d’interjections de potache attardé. Il siffle. Il dit : Moult possibilités, persuadé qu’il s’agit d’un néologisme. Il dit " je te dis pas ". Il dit " ça coûte bonbon " .

L’un ni l’autre n’écoutent ce qu’on leur dit, mais sourient d’un air entendu. L’un jette sur l’assemblée le regard que le pélican, lassé d’un long voyage, laisse tomber sur le poisson trop petit ; l’autre dresse son cou comme pour résister au flux. Ils contemplent avec dédain la marée qui vient, qui va engloutir l’îlot où ils sont réfugiés, supérieurs à ce qui les tue en ce qu’ils comptent bien ne pas mourir. Car ils savent que leur salut est ailleurs, dans l’espace ou sur une autre planète, et qu’ils y parviendront. L’un dit :

mer sur le poisson corridor warriors.

L’autre à son tour (ou en même temps) :

– Les écrans destinés à l Martin, e sont tactiles, alors que ceux qui doivent recevoir ce for smart display reposent sur la technologie électromagnétique.

Le premier, en équilibre sur un pied :

– La voie du réseau d’entreprise (mais ai-je bien saisi ?), soit filiaire, soit wireless lan..

Son adversaire, monté au filet:

– Autre catégorie émergente : celle des logiciels de biométrie…

Pauvre tentative, convenez-en ! Le premier l’assassine :

– Développée pour les réseaux sans fil 802.11b, la norme 802.1x sur les contrôles d’accès s’impose progresssivement sur les réseaux Ethernet

Le second essaie bien de se refaire par :

– Serveur d’authentification forte de type Radius ..

Mais :

– La sécurisation des réseaux s’appuyait sur le protocole WEP !

Game, set & match ! Nous passons à table.

 

Je m’occidente, m’oriente. A onze heures, le mec qui écrit, mais sans cette sincérité, cet engagement, cet humanisme surtout (ça y est, le mot est lâché, il glisse le long de la table, pareil à la flamme sur un cordon Bickford, il allume des regards : valeurs à gauche, contre-valeurs à droite) des auteurs médiocres, littérateurs-avec-de-bons-sentiments, des engagés, des demeurés-enfants, le mec qui écrit en adulte, qui se moque du monde dont et où il vit, qui appelle un chat un chien et qui touche des droits d’auteur.

La tourte de perdreau au foie gras de canard et prunes blondes de Bourgogne, vinaigrette orange-pain d'épices ; la salade de Saint-Jacques crue à la vinaigrette de truffes et mousse de céleri ; le pot-au-feu de foie gras de canard, bouillon aux épices et navet glacé ; les huîtres tièdes et ravioles de homard au légumes, coulis de fenouil ; le grenadin de veau, crème de morilles aux olives noires de Nyons et crème brûlée au thym ; les mignonnettes de biche panées aux fruits secs, jus au sang de myrtilles et crêpe au sarrasin ; le filet de bœuf au jus de queue de bœuf et croustillant de foie gras ; le filet de bar en croûte de sel, risotto à la moelle et jus caramélisé au balsamique, tous ces plats accompagnés de leurs légumes de saison de tradition…

 

A une heure, la femme qui s’écrit. Je veux dire, et elle ne nous le laisse pas ignorer longtemps, que sa propre existence coule du robinet toujours ouvert de son écriture, à moins que ce ne soit l’inverse. Ça résout le problème de Pégase et de l’Inspiration. Comment peut-on vivre avec un homme ? coucher avec lui ? prendre ses repas en face de lui ? penser à lui ? et dans ces conditions, comment cet homme peut-il rapporter du travail à la maison ? (il ne s’agit évidemment pas d’une maison mais d’un loft) Comment peut-il rester au bureau after hours ? voire y retourner à une heure indue ?

Le fromage blanc de la ferme ; le plateau des fromages de notre région ; le plateau des fromages de chèvre…

 

Elle touche des droits importants ; son modèle est déposé.

Posément, je voudrais y aller à mon tour d’un art poétique : leur roman a-t-il encore quelque chose à dire ? genre méprisé à ses débuts, magnifié par les géants romantiques, est-il encore autre chose qu’un type d’écrit trivial, comme le faire-part, le courrier des lecteurs, le compte-rendu de la sortie annuelle des… ?

– La vraie question est d’inventer de nouvelles formes. Ou mieux, de les découvrir. Redécouvrir. Quelles formes ? euh ! le gothique ? (ça ne fait pas sourire, à l’exception de la secrétaire de direction d’une des mille et quinze maisons d’édition recensées chez nous, une brune et mate et discrète fille) Quelle forme ? le triptyque, par exemple.

Je leur demande quel cas ils font du lecteur (lecteur de quoi,demande la femme, de disques ?) s’ils le prennent pour un bidet (elle) ou pour un crachoir (lui).

Mais on me fixe de l’œil pas frais qui veut dire : vous ne jouez pas le jeu dans ses règles. Et d’abord, est-ce que vous touchez des royalties ? et de deux, est-ce que vous écrivez seulement ?

Allons-nous en venir aux mains ? Je repense à mon répondeur. Je baisse le nez sur mon verre et ne réponds rien.

La dacquoise de nougat glacé aux fruits secs ; La gaufre croustillante, poêlée de griottes au thym et crème caramel ; Les framboises tièdes, compote de rhubarbe et glace au fromage blanc ; La poire pochée rôtie, crémeux à la vanille, tuile fine au … de cacao et sorbet à l'orange ; Le pomelo légèrement confit, quenelles au chocolat équatorial et jus d'agrumes ; Le mini-cake au beurre, nage de fraises flambées au kirsch et sorbet à la framboise ; Le fondant au chocolat Manjari, segments d'orange à la cardamome et cristalline de sucre ; Le sablé à la noix de coco, ganache au chocolat et crème au Malibu glace à la noix de coco ; Le florentin au riz soufflé et crème de citron vert, jus au basilic et fruits rouges ; Le crumble de pommes et raisins, jus et thé vert au sirop d'érable, glace à la vanille ; l'Yssingeaux (génoise, mousse à l'orange, nappage chocolat) ; Les œufs en neige, la mousse aux deux chocolats, la crème brûlée, les îles flottantes, les glaces et sorbets maison…

 

Et j’en passe. Merci, Horace ; merci, Boileau.

 

 

Souvent quand il fait déjà ou encore jour, mon œil croit apercevoir une silhouette glisser vivement devant la fenêtre. Comme en se cachant.

Je fais face à l’ordinateur, la fenêtre est à ma gauche, un peu en arrière, en quelque sorte dans l’angle mort de mon regard. Là où le nombre de bâtonnets permet encore d’opposer ombre et lumière, mais pas d’apercevoir aucun détail.

Le plus souvent, c’est le son qui alerte l’œil : le prodrome sur la route d’un véhicule lourd ; une bosse à l’entrée du village, toute proche, fait résonner sa benne quelques secondes avant qu’il ne paraisse.

 

Alors en un éclair, je comprends que tout est perdu : je reconstitue la progression silencieuse de cette ombre, arrivée jusqu’ici sans éveiller l’attention. Bien entraînée. Donc dangereuse. Sûrement pas seule. Je suis perdu.

A chaque fois je me lève, ce seul mouvement me rend un peu d’espérance. J’ai encore de l’énergie. Je ne me laisserai pas avoir sans me défendre, et par la vitre de la porte-fenêtre, je cherche la silhouette ennemie là où elle devrait maintenant se trouver compte tenu de sa vitesse. Mais je ne vois rien ou alors l’arrière d’une auto qui s’éloigne. Je cours à l’autre bout, où la lucarne des toilettes donne sur le jardin, mais un arbuste me cache la vue de la route. Un peu plus à chaque fois ; il grandit.

Ça y est ! l’engeance (je ne sais qui ou ce que c’est exactement) s’affiche derrière la porte vitrée à l’autre bout du couloir. J’éprouve un choc comme le guetteur du désert des tartares ; enfin, depuis le temps que je l’attends, ce moment, on va s’expliquer ! il n’y a pas que l’excitation de l’action, il y a cette curiosité malsaine : comment vont-ils m’avoir ? Puis : c’est comment, mourir ?

Mais non, l’ennemi se retourne en même temps que moi, fait face, il a la même hésitation, le même déhanchement, la même couleur (bordeaux en haut, beige en bas). J’aligne la vue de sa main qui s’élève sur la sensation de mon propre mouvement au même moment. Il n’y a pas d’ennemi. Ce n’est que moi ! Ma main retombe, déçue. La sienne aussi – aussitôt.

Pour le cas où la vitre dépolie m’aurait trompé, je vais ouvrir et regarder derrière la porte. Mais il n’y a personne, qu’une saute de vent dans le prunier, pas même une pie dans le poirier. Parfois je grimpe à l’étage avec le sentiment d’accomplir un rituel, une corvée privée de sens. Je sais l’inutilité de cette démarche et, effectivement, la rue entrevue par le biais des jalousies ne me dévoile rien : rien sur le trottoir, rien au pied du mur. Au pied du mur.

Il me reste à regarder la sortie du village, j’exécute cette tâche sans allégresse et la termine sans soulagement. Par delà l’entrepôt désert, la route file dans le coin, se dépêchant de se dissimuler sous les marronniers qui la bordent. Qu’on ne voie point qu’elle s’arrête au cimetière !

Au contraire, la silhouette – est-ce de femme ? – qui s’éloigne sur le bas côté va sans hâte, balançant de droite et de gauche sur ses espèces de pantoufles, comme un navire qui roule. Je la reconnais, la vieille Bernadette, et pourtant cette forme aveugle sans but sur la route me cause un frisson de la tête aux pieds. Où va-t-elle ? au verger en friche, sans doute, que son fils a enceint de fil de fer de l’autre côté du champ des morts. Qu’y fera-t-elle, sinon réciter des formules à l’entour des arbres chétifs, des maléfices à l’endroit des insectes, des intempéries et des vrais cultivateurs ? Dans moins d’une heure, elle sera de retour. Son ombre effleurera ma fenêtre rétinienne et, l’ayant laissée sortir de mon esprit, je sursauterai encore une fois…

Est-il possible que je sois seul ? je n’arrive pas à le croire. Aussi complètement seul ? et l’univers aussi complètement indifférent ?

Est-il possible qu’il ne se passe aussi complètement rien ? Que l’arbre tors des réunions de famille, des causettes de marché et des rencontres de bistrot cache à tous et à toutes la forêt arasée du Rien du tout ?

 

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© François LE GUENNEC & Éditions du Paradis

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