François LE GUENNEC

 

L'œuf sur le jet d'eau 

Commande : François LE GUENNEC - 17, route de Chablis à 89800 LICHERES PRES AIGREMONT

 

213 pages - 18 € (118 F)

 

 

Le labyrinthe est une tradition littéraire dont nous ne sortirons jamais. François LE GUENNEC y cède après bien d’autres, et des plus grands. Mais dans ce livre labyrinthique, le lecteur subtil tracera son chemin.

 

Entre filles d’aujourd’hui, filles d’hier, femmes de chair, femmes de papier, des pistes apparaissent, les fils d’Ariane se croisent, des réseaux se tissent. Comme sur des mailles de nylon ou de soie, le narrateur effeuille des souvenirs. Narrateur ou narrateurs, qui sait ?

Lectrice, lecteur, toujours triste de devoir abandonner à la dernière page des personnages devenus familiers, rassure-toi : ce livre-ci n’a pas de fin. 

 

À – propos

La cantatrice Jane Rhodes raconte que, lors de sa première communion, les invités, ayant ouï causer du talent que la petite fille manifestait pour le chant, l’invitèrent à en pousser une.

La mignonne s’exécuta de fort bonne grâce, et ingénument chanta:

Prosper (Youp là boum !)

C’est le chéri de ces dames

Prosper (Youp là boum !)

C’est le roi du macadam…

 

Abordage

Mon itinéraire ordinaire pour revenir de l’école, c’est-à-dire le plus court, empruntait la rue Faidherbe et la rue de la Convention. Un autre trajet, par la rue de Strasbourg (souvenir encore frais de la Libération) était plus long, mais plus gai parce que beaucoup de collégiens le suivaient en bavardant, en chantant, en lançant des blagues de l’un à l’autre côté de cette large et belle voie. Adolescent, je changeai donc quelque temps mes habitudes, et me mêlai avec délices à cette jeunesse paisiblement bruyante.

Un soir, un petit, un gamin de l’école élémentaire, me remit sans un mot un papier plié en huit (on ne prend jamais assez de précautions, n’est-ce pas ?) et s’enfuit comme il était arrivé. Comme on fait en pareil cas, je levai les yeux et scrutai les alentours, mais comme je l’ai dit, c’était le meilleur moment de la journée pour tout un troupeau de garçons et de filles, et je ne réussis pas à croiser un regard.

Je dépliai la missive, et lus ceci, plutôt correctement écrit, si mon souvenir est bon. Mais en revanche, sans aucune signature.

Tu veux jouer au garçon sérieux, tant pis pour toi; on n’est pas empêchée d’aller voir ailleurs (je cite de

mémoire, bien entendu).

De quelle manière avais-je diantre pu donner le sentiment que j’étais un garçon sérieux ou me prenais pour tel ? Je supposai qu’un tel jeune homme fait fi des avances (sincères ou enjouées) des jeunes filles; mais n’en ayant point constaté, de ces avances, je n’avais rien eu à dédaigner.

Sans vraiment interroger, je montrai le billet le lendemain à mon copain – qui justement s’appelait Roger. Nous en parlâmes à d’autres, et par recoupements, je finis par savoir avec une bonne vraisemblance, que le poulet venait de Crapaud. Je n’en fus plus flatté –bon ! j’avais été distingué, certes, mais alors il me fallait reconsidérer la situation en regardant Mademoiselle Crapaud comme une jeune fille, ce qui ne m’avait pas encore effleuré l’esprit.

Elle l’était cependant, le dur billet doux le prouvait en effet. Jusque là, j’avais surtout été sensible au crêpé de sa chevelure; faire jaillir de sa tête une telle quantité de ronce emmêlée ne pouvait que trahir une méchante nature, en tout cas cette profusion la classait dans le monde des sorcières et êtres malfaisants. J’avais été frappé aussi par son nez tout rond (pas allongé comme celui de Big Nez), rond comme une tomate – d’autant que le nez comme les pommettes brillaient, rouges et luisants, mais donnaient à sa physionomie un air perpétuellement renfrogné.

 

Accommoder

Toutes les filles sont belles au premier coup d’oeil. Toutes sont lisses. Puis, parfois en un clin d’oeil, parfois au bout d’un jour ou deux, parfois bien davantage, certaine silhouette paraît lourde (comment ai-je pu l’ignorer ?) une autre ne parle pas, elle crie, on n’a plus que le désir de s’enfuir. Pour d’autres, il faut venir plus près avant de remarquer le goitre (comme ma vendeuse de chaussures avenue Denfert-Rochereau; dommage, elle s’occupait bien de moi) le regard qui fuit, le bas qui file, la tache ou les poils sous le bas. Toutes ne camouflent pas avec le même talent. Mais toutes camouflent.

Pourtant le plus grand nombre ne peut pas camoufler bien longtemps, et croit pourtant réussir à le faire. Il n’est pas même besoin d’engager la conversation pour s'en rendre compte.

Heureusement, au fond.

 

Accompagnatrice

Lamie me fait répéter un air de Donizetti (mais quelle idée de chanter Donizetti à mon âge ! encore est-ce un rôle mûr, celui du poète Camoëns dans Dom Sébastien).

Lamie est plusieurs. Je veux dire qu’elle est multiple: une minute, elle est jeune fille années 50, un rien démodée mais libre et ouverte à l’aventure; la suivante, assise au piano comme un metteur en scène dans son siège de toile, le front grave, elle est concentrée, et comme on dit aujourd’hui professionnelle. Sur son teint blanc, une sorte de morgue soudaine: c’est la Pompadour.

Puis elle se lève pour accueillir une chanteuse (une vraie) et avec ses petites fesses qui flottent dans son jean, c’est une gamine de collège.

Le film s’arrête: Lamie est une poupée de bois à tête ronde, au nez chevillé et aux joues peintes. Une ribambelle de Lamies sans doute à l’intérieur. Merci, Lamie.

 

Admiratrice

Aujourd’hui j’ai pris l’avion de Milano parce que je m’en vais voir Orvale. Il y a des années que, pour suivre un barbu qui l’avait damnée (selon sa mère, qui déteste prendre l’avion), elle s’est installée en Italie et ne fait plus chez nous que de brèves visites. Moi, j’ai deux souvenirs d' Orvale, ils sont uniques et c’est en hommage à ces souvenirs que je fais le voyage.

Un jour, nous sommes peu dans une salle, de rares élèves et moi en face d’eux, un peu surélevé. Orvale me regarde en pétillant, comme elle faisait à treize ans (pétille-t-elle toujours ?) et elle m’annonce (sans ostentation, mais sans non plus baisser la voix:

Monsieur, je vous admire.

Et comme je dois paraître surpris, qu’elle croit que je ne la crois pas, son sourire s’élargit, et elle répète:

C’est vrai, je vous assure, je vous admire.

Un autre est jour de Carnaval; une bonne partie des élèves est travestie ou arbore au moins accessoire et maquillage. En redingote et chapeau haut de forme, je joue à pourchasser Orvale, qui est en marquise Louis XV. Elle court, empêtrée dans sa robe à paniers, elle rit, elle rit. Pas d’ostracisme chez elle. Mais un gamin aux belles joues comme des pommes s’interpose et m’affirme:

Elles sont pour nous, monsieur, les [filles de] troisième, pas pour vous !

Un uppercut au menton, et si je n’allais pas au tapis, j'en restai songeur une grande partie de la soirée. C'est qu'il avait raison, le bougre !

Orvale doit venir me prendre à l’aéroport. Je voudrais qu’elle m’admire encore, qu’elle soit toujours intelligente, ouverte, et surtout qu’en dépit de la damnation, elle ait gardé son rire pétillant comme les larmes du Christ

Il y a peu, j’ai aperçu Orvale dans la vitrine du Bar du marché. Orvale revenue en France ? La femme qui lui faisait face était brune et bouclée comme la mère de la vraie Orvale; une seconde, j’y ai cru.

 

Adolescente…

 

 

 

…/…

 

© François LE GUENNEC & Éditions du Paradis

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