Nouvelles d'autour la Méditerranée

 

 Ernest Rougé

 

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

 

Format 21x15 – De luxe – 226 pages – 3 heures de lecture 

 

Recueil de nouvelles dans le temps et dans l'espace. 

  

Nen……. ………..7

Une erreur judiciaire oubliée 18

Le canard 27

Abdul….. …………………40

L’anarchiste et l’enfant. 50

Les échecs du duc 61

Gigi……. 76

Les chats d’Idriss 84

La liste corse. 93

Petit Pierre 96

La fille de la mahométane. 114

Mélanie et le rire de papa. 127

La voiture. 131

Le discours de Pythagore. 148

Hommage à Augustin Bouille. 158

Le match de rugby. 164

Salomon et le corbeau. 179

Justice est faite ! 191

Le scribe et le fils de la sœur. 215

 

 

 

 

 

 

 

 

***

  

Nen

C’était la nuit du solstice d’été, la nuit la plus courte. Nen l’orpheline était malheureuse... Dans ses haillons, le corps presque nu, elle s’assit sur les bords du Nil, les pieds dans la vase. Pas à l’endroit où les barques de roseaux des pêcheurs dansaient mollement au rythme des frissons de l’eau du fleuve, non... mais dans son endroit secret... la petite île qu’elle seule connaissait, au bout lointain du village, dans l’enchevêtrement des roseaux sauvages qui s’agitaient sous la caresse du vent...

Elle était malheureuse parce que Japha, le grand prêtre lui avait encore interdit l’entrée du Temple d’Isis. Elle détestait Japha.

– Tu n’as pas de parents... Tu n’appartiens pas au village... et en plus, tu es une orpheline trouvée sur le bord du Nil... Comprends bien... Si tu avais été une fille née au village, nous t’aurions acceptée puisque tu as sept ans pleins. Si tu avais été un garçon même sans parents, peut-être t’aurions-nous accepté.. Mais toi, non... Comprends... Non, tu ne viendras pas à la grande fête... Isis n’aimerait pas que son Temple soit souillé par ce qui est impur...

C’est cette dernière phrase qui lui avait fait le plus honte. Une larme roula sur sa joue tandis que la nuit tombait. Mélancolique, un ongle de lune se levait à l’orient avec son reflet tremblant sur le fleuve, entre les roseaux, et Nen frissonna... Elle tendit une main vers l’eau, juste à ses pieds, et s’éclaboussa le visage. L’image du croissant sur le Nil vivant frissonna plus loin, vers l’autre rive du fleuve, se stabilisa un instant puis frissonna à nouveau, encore et encore... sans fin... jusqu’à ce qu’une ombre de nuage voile l’image de lumière... un nuage qui passait peut-être ou un Dieu de la nuit...

Nen sursauta... les eaux se brouillaient davantage... Une ombre sinistre naissait de la vase... inéluctable... se dressait avec une lenteur effrayante... sortait de l’eau avec un bruit de succion... se tenait immobile puis avançait lentement sous l’oeil terrifié de Nen... une ombre qui avançait toujours, de plus en plus proche, toute proche... Nen se dressa lentement, le souffle coupé par une terreur sans nom...

La lune cachée par un nuage réapparut et Nen, pétrifiée, la vit... L’ombre s’était transformée en une femme qui lui souriait. La femme la plus belle que Nen eût jamais pu contempler... Un visage parfait, clair et régulier, des yeux en amande d’un vert éblouissant sous un casque de cheveux d’un noir profond coupés à l’égyptienne. Une robe de tissu diaphane, barrée de quelques lamelles de cuir sombre, dessinait les formes sculpturales d’un corps svelte sous les parements de colliers et de ceintures d’or. Nen remarqua les gouttes d’eau accrochées comme des perles au tissu blême de la tunique et qui reflétaient, toutes, l’éclat de la serpe. C’était à n’en pas douter la fille du Pharaon de Thèbes ou peut-être l’épouse ou, en tout cas, une grande dame de la Cour qui lui souriait maintenant.

L’orpheline s’agenouilla dans la vase et baissa la tête...

– Relève-toi et n’aie pas peur... Je suis Isis et je viens visiter mon Temple. Mène-moi à lui et fais-moi entrer... murmura une voix douce et pâle.

Les longs doigts des palmiers et les feuilles vivantes des acacias sacrés vibrèrent sous la caresse de la brise légère qui agitait le Nil et le cœur de Nen bondit dans la petite poitrine. Elle s’affaissa davantage... Isis sortie des eaux, était là et elle, Nen, demeurait pétrifiée, n’osant pas bouger d’un iota...

– Relève-toi et réponds! insista l’ombre... Mène-moi au Temple d’Isis!

Nen obéit presque à contrecœur et s’entendit marmonner d’une voix minuscule et étranglée...

– C’est que les prêtres ne veulent pas que j’entre parce que je ne suis rien et que je ne sais rien...

– Laisse les prêtres divaguer... C’est mon Temple et les prêtres n’en sont que les gardiens toujours trop zélés par petit intérêt. Mon Temple comme tous les temples de tous les Dieux et de toutes les Raisons, dans le passé comme dans le futur, doit appartenir à tous les hommes et à toutes les femmes. Il ne devrait souffrir aucune exception à cette simple règle si les hommes étaient à peine sages! Mais ils sont bien fous pour laisser des interdits sur les routes qui mènent leurs semblables aux connaissances sacrées et aux connaissances raisonnables !

Nen inclina la tête au discours qu’elle ne comprenait pas dans son entier mais elle obéit, non sans jeter un regard éperdu d’amour en direction de la déesse. Elle se tourna et remarqua l’ombre lunaire qui était déjà toute proche, juste derrière la sienne.

 

Nen marchait, courait presque maintenant dans la rue principale du village mais toujours sans oser se retourner. Le temple se dressait, juste en face, au centre de la sombre place. L’enfant sortait de l’ombre et du silence... Les torches éclairaient les six lourdes colonnes jusqu’au portique, laissaient tomber quelques pâles reflets sur les robes pourpres éclatantes des prêtres et sur la foule anonyme des pêcheurs et des femmes qui se pressait sur le parvis. La cérémonie allait commencer. Nen huma l’odeur âcre de l’encens et contempla un instant le bas-relief sur le frontispice, l’emblème du Temple, unique, venu du fond des âges, le serpent sacré qui s’enroulait autour du pentagramme et se mordait la queue dans un cercle parfait pour emprisonner et protéger les lois géométriques de la Nature et la Connaissance Passée et Future des Hommes...

– Halte-là! gronda une voix...

C’était le grand prêtre Japha qui la fixait d’un oeil toujours féroce. Terrorisée, Nen fit aussitôt demi-tour et s’éloigna le plus rapidement possible. Une main se posa sur son épaule et elle se retourna vivement... Une jeune fille, une adolescente certainement du village lui souriait... une jeune fille commune, comme n’importe quelle fille de pêcheur, belle cependant, le corps drapé d’un sarrau commun et le visage à peine caché sous l’ombre du voile rituel... mais les yeux en amande avaient gardé leur terrifiante lueur émeraude et cette fixité étrange qui n’appartient qu’au regard lointain des Dieux et des Déesses...

– Entre dans le Temple sans moi... murmura à peine la paysanne avant de disparaître dans la foule...

Nen hésita... Le grand prêtre lui inspirait une crainte sans nom mais il fallait obéir à l’adolescente... Était-elle Isis ou une fille de pêcheur ? ... Nen avait-elle rêvé ou vivait-elle une réalité qui appartenait à tous?

Elle s’avança sur le parvis, passa au milieu d’un groupe de prêtresses qui caquetaient haut et fort pour être remarquées, se faufila entre plusieurs groupes de personnes et buta enfin, juste devant l’entrée du Temple, sur quelques prêtres qui, en attendant l’heure de la cérémonie, racontaient au milieu de rires gras des histoires bizarres sur les hommes et les femmes en général. Des histoires si bizarres et si malsaines que Nen qui avait à peine perçu quelques mots en rougit jusqu’aux oreilles. Elle se détourna toute honteuse d’avoir surpris la conversation et demeura figée. La jeune fille si belle était là qui avait dû entendre, elle aussi, mais ses yeux d’amande lançaient des flammes vertes de fureur, avec une telle férocité et son visage était si défiguré par la colère divine, les sourcils arqués, le nez pincé, la grimace de la bouche hideuse, que Nen, les jambes flageolantes, manqua s’évanouir de terreur. Mais à l’instant même où leurs regards se croisaient, le visage redevint serein, s’éclaira, la jeune fille lui sourit et les yeux lumineux si énigmatiques se firent d’ange.

– Va sans moi au sein de mon Temple... Va, gentille Nen... murmura la fille de pêcheur avec une voix d’une douceur extraordinaire...

Nen rendit un sourire un peu crispé mais obéit et regarda un court instant la silhouette de la jeune fille. La déesse, car c’était elle, disparaissait derrière toute une rangée de jeunes prêtres qui lui lançaient des œillades en riant... L’orpheline ferma les yeux et revit un court instant la férocité du visage puis fit demi-tour et se dirigea avec toute la population droit vers la porte du Temple que le Très Grand Prêtre Kesaüs venait juste d’ouvrir à la foule. Elle avançait, cœur battant la chamade, mais toute contente. Elle allait enfin connaître le Temple d’Isis, connaître la vérité cachée du monde qui l’avait vue naître, être initiée. Elle était tout heureuse, si heureuse qu’elle sourit à la foule des adultes qui ne la voyaient même pas. Mais son sourire se figea d’un coup.

Le grand prêtre Japha, maître des cérémonies, était sous le porche et la regardait fixement tandis qu’elle essayait de se glisser entre deux vieux pêcheurs qui allaient, courbés par le poids des ans et le travail d’une vie... Elle demeura atterrée, stupide, au milieu du passage tandis que le grand prêtre avançait dans sa direction en se frayant un chemin à travers la foule. La voix énorme, basse, presque caverneuse, gronda et la fit sursauter.

– Je t’ai déjà dit, petit souillon, que le Temple t’est interdit! Va, passe ton chemin, enfant étrangère... rejoins la cabane où tu vis seule! Et obéis sinon j’ordonnerai aux pêcheurs de ne plus te donner quelques restes de leur pêche ou, pire, je te ferai chasser du village!

Nen était malheureuse... encore malheureuse, toujours malheureuse... et comme le prêtre approchait toujours menaçant, terrorisée, l’orpheline fit demi-tour d’un coup, pour s’enfuir, et buta presque aussitôt sur une personne qui devait la suivre juste derrière. Elle leva les yeux et reconnut sous le voile le visage effrayant de la même jeune fille, la fureur de métal liquide au plus profond du regard, la bouche déformée par le rictus, la respiration violente, la colère divine à l’état pur... elle fut terrorisée par cette vision mais aussi soudainement le visage était délicieux, la bouche purpurine et riante, l’oeil émeraude de flammes malicieuses... La main douce se posa sur le front de Nen...

– Va donc vers le Nil puisqu’ils ne veulent de toi et laisse-le te prendre. Enfonce-toi dans les eaux et tu y rencontreras mon fils... Fais ce que je dis....

Nen eut la force de rendre un sourire apeuré et la douce main lui caressa un court instant le front et les cheveux bouclés... comme l’aurait fait un souffle de la brise qui agite les roseaux, les palmiers et les acacias qui bordent le grand fleuve...

– Va ma douce enfant et que la vérité, lumière du monde, éclaire cette dernière nuit si éphémère! Entre dans les eaux du Nil divin et ne crains rien.

Nen courait maintenant dans la nuit, sous cette froide poussière de diamants qu’est la sombre voûte du firmament et sous la courte lumière du croissant de Lune qui déjà s’élevait un peu plus haut pour fuir l’horizon sacré. Oui, elle allait entrer dans le Nil. Le Nil la prendrait, ouvrirait son cœur comme une caverne sans fin, pour l’engloutir, pour la délivrer... Elle courait, courait de toute la force de ses petites jambes nues et les pieds crissaient à peine sur le sable. Elle connaissait le chemin par cœur et instinctivement, même dans la nuit profonde, ses pas évitaient les trous invisibles et les ornières.

Elle arriva dans la petite île cachée au milieu des ajoncs. Le Nil était toujours là, toujours dense, toujours immuable... L’eau était plus sombre et les reflets de l’astre de la nuit plus argentés, plus scintillants... Nen demeura longtemps, longtemps, à contempler l’ongle de lune qui s’élevait et éclairait la terre de pharaon et les berges du grand fleuve, à regarder le reflet de son visage à peine visible sur le miroir tremblant de l’eau. Puis elle admira un instant la poudre scintillante, comme vivante, de tous ces éclats de diamants qui palpitaient là-haut, au-dessus, dans ce monde et ces mystères qui ne devaient appartenir qu’aux Dieux. Et toutes ces lumières impalpables et froides se reflétaient sur l’eau. Enfin, après ce qui lui parut une éternité, elle se décida... Oui, elle allait s’enfoncer et se donner au grand fleuve sacré. Nen se leva, frissonna encore et avança vers le calme des eaux nourricières. Elle devina l’eau qui montait au fur et à mesure qu’elle s’éloignait maintenant de la berge. Elle tremblait de plus en plus, de peur autant que de froid. Ses pieds s’enfonçaient dans la vase. La brise éternelle lui caressait le front.

Lorsque l’eau arriva à la ceinture, la lune se voila à l’instant derrière un lourd nuage et elle entendit un bruit effrayant. Toute proche, une ombre immense naissait devant elle de la boue du fleuve et elle s’arrêta interdite. L’ombre se dressa énorme. La faux de lune glissa au bout de son nuage et Nen demeura stupéfaite, toute prête à hurler de terreur. Mais rien ne sortait de sa bouche entrouverte, hormis une respiration oppressée. Le fils d’Isis et d’Osiris, immense, majestueux, plus grand que le Grand Prêtre Kesaüs, se dressait devant elle. Horus, c’était Horus. Horus qui dressait sa tête de faucon, celui qui régnait sur le ciel lumineux, celui dont les pharaons portaient seuls le nom, Horus, le fils posthume d’Osiris, l’enfant que sa mère avait caché dans ces mêmes marais, celui qui avait repris son trône à Seth, le Dieu de violence à tête de chien, celui qui avait vaincu le Mal par la force.

La tête de faucon surmontée des deux couronnes d’Égypte se pencha au-dessus d’elle avec son bec acéré, énorme, féroce mais surtout avec ses yeux flamboyants, ronds, jaunes, immobiles qui la fixaient, qui voyaient tout jusqu’à l’intérieur des âmes, qui transperçaient son propre regard. Terrorisée, Nen laissa échapper un petit cri, à peine minuscule.

– N’aie pas peur, Nen, et sors de l’eau ! ordonna une voix profonde et pourtant douce... Mène-moi où est ma mère!

Nen ne se le fit pas dire deux fois et elle sortit du fleuve bien plus vite qu’elle n’y était entrée tout en devinant le Dieu qui la suivait sur ses talons. C’était désagréable au possible mais elle n’osait se retourner de peur de croiser encore le terrifiant regard d’oiseau de proie du Dieu Horus... Elle sortit des éclaboussures du fleuve en courant comme une folle entre les roseaux mais le Dieu était toujours dans son ombre, qui la suivait en silence et à grandes enjambées avec une facilité déconcertante. Elle le devinait plus qu’elle ne l’entendait derrière ses pas, ses battements de cœur à la chamade et sa trop courte respiration. Mais il était là. Elle le savait. Elle courut ainsi, courut sans tourner un regard, droit devant elle et arriva épuisée jusqu’au Temple. Elle sortit à nouveau de la nuit épaisse.

Les torches se consumaient encore pour éclairer le parvis du Temple déserté par les pêcheurs et tous les pauvres paysans du village. La cérémonie était finie mais l’odeur des encens était encore présente. Maintenant les prêtres et prêtresses, enfin seuls, s’étaient réunis sur le parvis autour d’une grande table pour le banquet traditionnel qui suivait la cérémonie. Réunis autour du Grand Prêtre Kesaüs, avec à sa droite le Grand Prêtre Japha qui officiait le repas sacré dans toutes les règles de l’art et avec toute le solennel qu’exigeait sa fonction...

Nen s’avança, grimpa les quelques marches de pierre et se retrouva sur le parvis, dans la lueur dansante des flambeaux qui ajoutait à la profondeur des ombres. Elle demeura interdite. Isis, toujours aussi belle dans sa robe diaphane et sous les parements de colliers et de ceintures d’or, se tenait juste derrière les grands prêtres et les grandes prêtresses. Son visage était toujours aussi clair et régulier avec toujours les yeux en amande d’un vert profond d’émeraude. La déesse semblait écouter les paroles des convives.

Puis brusquement les prêtres, hommes et femmes ensemble, éclatèrent d’un rire trop gai à l’évocation grotesque des amours libidineux d’un voyageur de Thèbes et d’une servante de bas étage. Nen ne perçut que les quelques derniers mots de l’histoire et rougit encore jusqu’à la racine des cheveux. Comment ces prêtres pouvaient-ils parler ainsi alors que la déesse toute proche était à les écouter dans leur dos ? Le visage d’Isis était maintenant terrifiant... Les yeux, pourtant tout à l’heure adorables, jetaient des éclairs de colère, la bouche s’arc-boutait, le menton tremblait de rage contenue mais la déesse ne disait rien, paraissait aussi muette qu’irréelle et aucun des convives ne semblait s’intéresser à elle ou même lui porter la moindre attention, au point de ne pas voir ou même deviner la colère divine qui ravageait maintenant le visage.

– Comment ne voient-ils pas le courroux que je lis moi ? se demanda Nen quand même intriguée.

Nen s’avança et quelques têtes se tournèrent dans sa direction.

– Encore toi! aboya la voix acerbe du Grand Prêtre Japha... Maudite gamine! Va-t’en sinon demain je te fais jeter hors du village ou bouillir dans une marmite !

Un éclat de rire général s’ensuivit. Terrorisée par la menace, Nen se tourna pour demeurer interdite. Elle avait oublié Horus. Il était là, immense et regardait le banquet de ses yeux cruels et effrayants tandis que sa mère Isis approchait pour le rejoindre.

Nen comprit alors, comprit tout dans sa petite cervelle enfiévrée d’enfant perdue. Les prêtres ne pouvaient apercevoir ni Isis, ni Horus, certainement par quelque tour de magie... Mais les Dieux étaient bien là sur le parvis, à deux pas... Transformée en statue, Nen attendait la suite des événements sans savoir ce qu’elle devait décider...

– Va-t’en ! hurla encore la voix du prêtre au milieu d’un éclat de rire général.

Nen bondit comme poussée par un vent invisible mais la main glacée d’Horus l’attrapa et la retint tandis qu’Isis, souriante, lui prenait l’autre bras. Nen descendit les trois marches de l’escalier entre Isis et son fils. Elle n’osait regarder ni à droite ni à gauche mais elle sentait les deux mains qui la tenaient fermement par les épaules. La nuit les emportait maintenant et ses pas soulevés par la force des Dieux crissaient à peine sur le sable en direction du Nil. Lorsqu'elle se trouva sur l’île, les Dieux la lâchèrent...

– Adieu, douce Nen! murmura Isis dans un dernier sourire...

Nen osa tourner un regard et vit la déesse s’éloigner déjà et s’enfoncer lentement dans l’eau du fleuve sacré tandis qu’Horus demeurait immobile et silencieux encore à ses côtés... Elle le savait mais n’aurait pas tourné la tête pour tout l’or du monde! Voir le bec immense, prêt à déchirer, à déchiqueter la proie impuissante... Et les yeux ronds et lumineux du Dieu la regarder encore, l’hypnotiser, lui fouiller la cervelle. Non, elle n’en aurait jamais le courage. Nen ne bougea pas, fixant éperdue, l’endroit des eaux où Isis allait disparaître et elle crut entendre une voix aussi légère qu’un parfum sacré...

– Détruis le Temple, ô mon fils! ordonnait Isis avant de disparaître... Détruis parce que le Sacré exige l’Absolu et l’Absolu exige le respect à ses portes...

L’ombre qui demeurait à ses côtés se tourna et Nen, malgré sa terreur jeta un regard égaré pour voir Horus s’avancer, casser d’un geste sec une branche d’acacia sacré, lever la tige au-dessus de sa tête et la lancer avec une force inouïe en direction du Temple. Puis il leva les mains au-dessus de lui, comme un faucon en équilibre instable sur un roc le ferait de ses ailes. La nuit noire se figea, un instant s’écoula, et Nen, haletante, aperçut la parabole du trait lumineux que dessinait la branche sacrée, se diriger puis plonger en direction du village pour se planter comme un poignard, à la verticale, au sommet de l’Édifice Consacré à Isis. D’un coup une lueur énorme secoua la nuit, embrasant le Temple qui explosait en une gerbe aveuglante d’étincelles multicolores. Le Dieu contempla un court instant le spectacle puis se tourna non sans croiser, de ses yeux fixes et lugubres d’oiseau de proie, la gamine qui, folle de terreur, courait déjà sur la rive, entre les ajoncs. Nen devina que cette fois Horus s’il la regardait peut-être, ne la suivait pas, qu’il se dirigeait déjà vers le fleuve et s’enfonçait à son tour dans les eaux bouillonnantes pour rejoindre sa mère mais elle ne se tourna pas...

Elle courait, courait toujours. Elle frissonna en longeant le cimetière où régnait l’ombre d’Anubis puis elle obliqua d’équerre et déboula pour la troisième fois au milieu de la place centrale dans le silence de la nuit. Le Temple était toujours là, presque entré dans les ténèbres et la solitude. Le grand prêtre Japha, maître des cérémonies, était seul et allait éteindre les derniers flambeaux...

Interdite, l’orpheline arrêta sa course au pied de l’escalier du parvis et le Grand Prêtre se tourna...

– Nen! Encore toi! Tu devrais dormir dans ta cabane à cette heure de la nuit ! grogna le vieillard...

– J’ai vu Isis sur les bords du fleuve! osa annoncer la gamine avec un courage dont elle ne se pensait pas capable... Isis et Horus... Comme je vous vois, grand prêtre!... Comme je vous vois...

– Ne raconte pas d’inepties ! grogna le prêtre...

– Oui, je les ai vus! Et Isis veut que j’entre dans le Temple!

– Tiens donc! s’étonna le vieillard...

– Oui, elle me l’a dit comme je vous vois! répondit la voix aigrelette et mal assurée de l’orpheline.

Pensif, l’homme la regarda puis sourit...

– Bon! finit-il par dire... Puisque tu y tiens tant!... C’est peut-être un signe des Dieux. Aujourd’hui, à la plus haute déclinaison du soleil, je te présenterai aux prêtresses et, puisque soi-disant Isis te parle, je les autoriserai à t’initier...

– Oh! Merci, Grand Prêtre... lança Nen dans un éclat de rire... Isis sera heureuse et vous remerciera... Un jour, je serai Prêtresse...

Le vieillard haussa les épaules puis ne put s’empêcher d’élargir son sourire...

– Allez, va dormir mon enfant...

Il fit un signe de la main. Nen répondit par un bâillement puis disparut dans la nuit, aussi rapide qu’elle était apparue...

Le maître des cérémonies ajouta à mi-voix avant d’éteindre le dernier flambeau:

– ... et qu’Isis te protège et veille sur ton sommeil, petite fleur des champs...

Nen courait, courait sur le sable du chemin, courait tout heureuse sous le chaud regard des étoiles maintenant bienveillantes... Elle s’arrêta brusquement, figée... Une idée lumineuse s’immisçait en elle, illuminait son visage blême, éclairait ses yeux sombres et étincelants d’enfant perdu sous l’étrange clarté du croissant de lune maintenant haut...

– Un jour, murmura-t-elle, je serai Prêtresse du Temple d’Isis, ici! Avec les autres prêtresses! Oui, je serai Prêtresse et je comprendrai le chant des oiseaux... Je le sais...

Et la brise qui venait du fleuve lui apporta la réponse...

– Un jour, murmurait-elle, tu seras la Grande Prêtresse du plus beau Temple d’Isis qui se trouve à Thèbes, tu comprendras le chant des oiseaux et les discours des grands arbres. Tu donneras naissance et, s’ils le désirent, les hommes et les femmes d’Égypte et d’ailleurs viendront entendre ton enseignement...

Et Nen, dans un large bâillement sans fin, sut qu’Isis lui avait répondu. Elle sourit, pensive, en direction de l’Orient.

Râ, le Dieu père des Hommes, rosissait déjà quelques nuages et dessinait l’horizon en direction du fleuve, là où il apparaîtrait bientôt, entre les deux grands cèdres sacrés qui, à l’orient du Temple, découpaient leurs silhouettes et campaient, immobiles comme le sphinx, sur le haut de la colline.

Et, tout heureuse, Nen alors s’en fut rejoindre le souffle silencieux de Morphée pour se perdre dans cette si étrange nuit des temps et des âmes qui appartient aux seuls Dieux et que les mortels nomment sommeil.

 

 

 

 

Le canard

C’était un beau canard, de l’espèce colvert, chef d’escadrille d’un vol qui s’était perdu du côté des vignobles de Bourgogne, et qui n’avait rien trouvé de mieux que suivre les méandres de la Seine pour retrouver son chemin. Au-dessus des environs de Melun, la troupe avait essuyé des coups de feu, et notre volatile avait reçu une volée de plombs.

Blessé, il poursuivait la route mais, en survolant Paris, entre les blessures et les effets pervers de l’atmosphère de la capitale, ses forces le trahirent. Il perdit brutalement de l’altitude, laissant ses congénères poursuivre le vol, tomba presque comme une pierre, évita une cheminée, et, dans un ultime effort, plongea en direction d’une pelouse rectangulaire. Ou plutôt en direction de deux pelouses partagées par une allée centrale. Il s’abattit dans l’herbe, hébété, à bout de souffle, dans un grand "coin-coin" désolé, et ne bougea plus, attendant une mort qui ne pouvait que survenir de la part des prédateurs du lieu.

Et c’est ainsi que notre volatile se trouva stupidement quai de Bercy, dans la cour intérieure qui sépare les locaux de la direction du Trésor de ceux du ministère de la modernisation de l’administration. Du côté du ministère de la modernisation de l’administration, il faut le préciser.

Ce fut d’ailleurs mademoiselle Lupin, une gentille stagiaire de vingt-quatre printemps, qui, jetant par hasard et par la fenêtre du troisième étage un coup d’œil dans la cour interne plongée dans la pénombre, aperçut la première l’animal.

– Mon Dieu! s’exclama-t-elle d’une voix oppressée… Il y a une bête dans la cour!

Comme s’il s’était agi d’un monstre ou d’une incongruité! C’est que mademoiselle Lupin avait une peur bleue de tous les animaux non domestiques. Et celui-là lui paraissait bizarre.

Tout l’étage se précipita en désordre aux fenêtres des différents bureaux, s’exclamant à qui mieux mieux. Ce fut monsieur Leblanc, chef de bureau et coureur de jupons, mais aussi chasseur occasionnel, qui identifia la bête.

– C’est un col-vert! Un canard! Il a été blessé par un coup de fusil, rien qu’à voir comment il se traîne! Il doit avoir une aile cassée!

Un brin facétieux, il ajouta, pince sans rire:

– Demain, je viens avec mon fusil et je l’achève!

La réponse que notre homme attendait en toute sérénité, fut un hurlement unanime des femmes qui secoua tout l’immeuble et réveilla tout le bâtiment. Pas question d’achever la pauvre bête!

Déjà les secrétaires de tous les étages arrivaient aux renseignements pour connaître le motif du désordre. On se serait cru dans une ménagerie… Et toutes de s’exclamer, de vilipender le chef de bureau qui riait sous cape…

– Assassin! hurla même Madame Heurtebise née Longuet, secrétaire chef de la délégation "affaires sociales", une jolie brunette d’une quarantaine d’années, toute coquette mais sérieuse, qui avait Monsieur Leblanc dans le nez.

L’autre, content de lui, mimait la scène avec un fusil imaginaire.

– Pan! Pan! Et un canard aux petits oignons pour bibi!

Même ses trois anciennes conquêtes pourtant enclines à l’indulgence, se dressèrent d’un bloc. La révolution était presque en marche!

Monsieur Ruteber, second secrétaire général du ministère de la modernisation de l’administration, et patron de tout l’étage, réveillé de sa sieste par le remue-ménage, sortit enfin de son bureau. C’était un petit homme dans toute l’acception du terme, moustachu et chauve, légèrement bedonnant, qui détestait les histoires, craignait la hiérarchie, et attendait la retraite depuis longtemps. Il se trouvait maintenant face à une délégation de secrétaires qui menaçaient d’aller jusqu’à la grève, si on touchait à une plume du canard.

Les moustaches hautes, monsieur Ruteber les rassura avec toute la clarté qu’il fallait et l’autorité qu’il détenait:

– La chasse n’est pas autorisée dans Paris intra-muros et encore moins dans un bâtiment administratif! Retournez à vos places!

Il ne fut pas obéi! Madame Heurtebise, revenait à la charge, sous les applaudissements des secrétaires.

– Il faut le sauver! décrétait la dame.

Monsieur Ruteber fronça le sourcil. Cette histoire lui paraissait stupide, capable de lui valoir une disgrâce du ministre en personne. Le secrétaire général prit un air dubitatif. Homme de peu d’envergure, ce qui d’ailleurs lui avait valu ses promotions, il était déjà perdu, aucune réglementation ne prévoyant, à sa connaissance, ce qu’il fallait décider dans le cas précis d’un animal sauvage campant sur la pelouse d’un ministère.

– Voyons l’animal! finit-il par déclarer, histoire de gagner quelques secondes de paix et de réflexion dont il savait déjà qu’elles ne serviraient à rien.

Il se dirigea, ou plutôt les secrétaires le dirigèrent jusqu’à la fenêtre la plus proche et l’homme, à son tour, put apercevoir le volatile qui, remis de ses émotions, partait à la découverte de son nouveau monde et traversait l’allée centrale en se dandinant de contentement.

– Ça alors! finit-il par dire…

La poisse! A moins de trois ans de la retraite, il avait une affaire inimaginable sur le dos! La poisse! Qu’allait-il décider?

Heureusement, ce cher Leblanc, vint à son secours.

– Il ne nous appartient plus! Il est du ressort de la direction du Trésor!

En effet, le canard se trouvait sur l’autre pelouse, à picorer déjà quelques herbes qui, manifestement, appartenaient à la direction du Trésor.

La planche de salut!

– Effectivement, proclama le petit moustachu… Il est du côté de la direction du Trésor.

Monsieur Ruteber était sauvé! Pas le canard!

– Impeccable! proclamait Leblanc en gardant un visage d’ange olympien… Demain, je viens avec mon fusil!

– Monsieur Ruteber! hurlait la cohorte des secrétaires. Dites à Monsieur Leblanc de se taire!

– Allons, allons! Leblanc. La chasse est interdite dans Paris intra-muros!

– Je plaisante, monsieur Ruteber!… Je plaisante! concédait l’autre dans un grand sourire niais qui découvrait sa superbe dentition de séducteur patenté.

– Bon! Arrêtez de plaisanter! Vous allez rendre le ministère invivable!

Ce Leblanc, monsieur Ruteber l’aimait bien mais, quelquefois, il dépassait les bornes. Sans compter toutes les histoires avec les nouvelles secrétaires!

Mais la pensée la plus importante qui courait dans sa tête, était: "Je suis sauvé!". Enfin, il le croyait, mais déjà madame Heurtebise revenait à la charge.

– Il faut avertir la direction du Trésor qu’ils ont un canard blessé sur leur pelouse! exigeait la secrétaire chef de la délégation "affaires sociales".

Le moustachu sursauta. Il ne se voyait pas en train d’appeler Eringer, le directeur général du Trésor, un homme sérieux, important, toujours perdu dans les chiffres et toujours maussade, pour lui faire connaître de but en blanc qu’il avait un colvert sur sa pelouse!

– Non! Il n’en est pas question! osa grogner Ruteber en relevant la moustache de manière autoritaire.

Il n’allait pas céder.

– Pourquoi pas? interrogeaient les secrétaires.

Ce fut ce diable de Leblanc qui vola à leur secours. Toujours pince sans rire, il argumenta:

– Il vaudrait mieux! C’est à eux de résoudre le problème! Et dépêchons-nous avant que le canard ne revienne de notre côté!

– Voyons, vous n’y pensez pas, Leblanc! Je ne vais pas déranger Eringer pour une histoire de canard!

– Vous croyez que lui se gênerait de vous "refiler" le problème s’il apercevait le canard de notre côté? interrogeait l’autre en gardant un air sérieux de ministre rencontrant le président de la République.

– Je connais Eringer! concédait Ruteber… Effectivement, il me "refilerait" le canard comme il nous a déjà "refilé" le remplacement de la serrure de la grande porte!

– Sans compter que leur ministère nous a "piqué" la moitié des emplacements du parking! poursuivait Leblanc… et que certaines de nos secrétaires sont obligées de se garer n’importe où à l’extérieur et de venir "à patte"!

– Hou! Hou! osaient manifester quelques secrétaires… Vous n’allez pas vous laisser marcher sur les pieds! Téléphonez, monsieur Ruteber. Téléphonez!

Les moustaches se relevaient! Il n’allait quand même pas céder face au sinistre Eringer! Et devant ses chères secrétaires en plus! Ruteber s’arma de courage pour la première fois depuis son accession au poste de second secrétaire général. Il fallait être responsable! Où irait une administration sans responsabilité?

– Leblanc! Téléphonez de l’autre côté et dites-leur qu’ils ont un canard sur leur pelouse!

– Très bien, monsieur! Je téléphone de votre part au bureau d’Eringer!

Le "de votre part" était en trop et, un instant, le second secrétaire général du ministère de la modernisation de l’administration en voulut à Leblanc. Mais il était trop tard, l’autre décrochait déjà le téléphone.

"– Tu ne perds rien pour attendre, mon cher Leblanc! pensa Ruteber… Adieu à ta prochaine promotion, même si tu es indispensable au service!"

– Allô! plastronnait l’autre avec une jambe pendante sur un dossier de chaise… Ici la sous-section 3 du ministère de la modernisation de l’administration, Leblanc à l’appareil, passez-moi le secrétariat du cabinet d’Eringer… Allô! C’est toi ma cocotte! C’est Leblanc! Ton patron est là?… Oui? … de la part de Ruteber… Tu peux me le passer en personne… Le motif? Grave, ma petite!

Un silence effrayant s’abattit sur tout l’étage. Lorsque Leblanc se mit au garde à vous, chacun comprit qu’Eringer était à l’autre bout de la ligne et tous, retinrent leur souffle. Seul, atterré, Ruteber regagnait son bureau. Il préférait ne pas entendre.

– Rien, monsieur Eringer! Une histoire pas bien grave! Vous avez un canard blessé sur votre pelouse!… Si je me paie votre tête? Mais non, monsieur! Absolument pas! C’est monsieur Ruteber, le second secrétaire général du ministère de la modernisation de l’administration, section 3, affaires sociales, qui m’a chargé de vous prévenir!

Tous devinaient qu’à l’autre bout du fil, le nommé Eringer s’énervait. D’autant que Leblanc, l’œil vague, acquiesçait de temps en temps…

Enfin, il reposa le combiné et la tête de Ruteber, sortit à moitié de derrière la grande porte entrebâillée du bureau. Il en paraissait plus petit qu’à l’habitude.

– Alors? interrogea la tête. Qu’a dit Eringer?

– Il a dit qu’il n’en avait rien à faire et que, de toute manière, il ne répondrait qu’à une demande écrite en bonne et due forme, de votre part!

– Ah! Bon! Il n’en est pas question!

Immédiatement, le charivari reprenait… et Leblanc en rajoutait une couche, comme on dit:.

– Il ne sera pas question que nous nous dégonflions!

Il y allait de l’honneur du ministère de la modernisation de l’administration!

Si bien, qu’à la fin, Ruteber cédait.

– C’est bon! C’est bon! Puisque "vous" y tenez! Leblanc, faites une lettre pour lui dire qu’un canard se trouve sur la pelouse de la direction du Trésor! Nous serons couverts!

– Et qu’ils prennent toutes les mesures adéquates!… rajoutait Leblanc avec un regard aussi amusé que féroce… Dites, monsieur Ruteber, j’y pense! Mieux vaut expédier une note de service modèle A 3723, parce qu’une lettre type modèle BX 635 bis devrait passer par le cabinet personnel du ministre de l’économie et des finances.

– Bien entendu! ripostaient les moustaches redressées… Nous n’allons pas ennuyer le ministre avec cette histoire idiote!

Il faut croire que l’idée d’expédier une note administrative ne plut guère aux secrétaires. Peut-être parce qu’elles savaient, par expérience, que les notes administratives s’égarent souvent entre les ministères. Certaines sortirent sans bruit et, au bout de quelques secondes, un énorme brouhaha parvint aux oreilles des présents. On s’agitait de l’autre côté, du côté de la direction du Trésor! De fait, tous se précipitèrent et, à travers les carreaux, purent voir derrière les fenêtres qui faisaient face, une nuée de visages de secrétaires qui piaillaient à tort et à travers en observant le volatile. L’information avait franchi le Rubicon. Plus rien ne pouvait arrêter le mouvement de défense de l’animal. Pendant ce temps, Leblanc remplissait consciencieusement en cinq exemplaires la fiche A 3723.

"Monsieur le Secrétaire Général, Direction de la sous-section 3, bâtiment C, bureau 343, du ministère de la modernisation de l’administration, sous couvert de Monsieur le ministre de la modernisation de l’administration,

à

Monsieur le Directeur du Trésor, bureau 007, section A4 de la direction du Trésor,

Référence A1564/87H

 

Motif: Atterrissage inopiné d’un canard.

Monsieur et cher confrère,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que, ce jour jeudi 27 mars et dans la matinée, vers les dix heures, un volatile dûment répertorié comme canard type colvert, blessé, s’est posé sur la pelouse qui sépare nos bâtiments, mais du côté du ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, section direction du trésor. J’ai donc l’honneur de vous demander, suite aux sollicitations pressantes du personnel, de bien vouloir prendre toutes dispositions nécessaires à la sauvegarde de l’animal et de donner une suite bienveillante à la présente demande.

Signé, Charles Ruteber, second secrétaire du ministère de la modernisation de l’administration, sous-section 3, direction de la modernisation des affaires sociales "

 

La missive partit dare-dare, après signature et Ruteber parut soulagé, comme déchargé d’un énorme fardeau. C’était au Trésor public de prendre l’animal en charge. Pendant ce temps le tintamarre allait crescendo. Plus personne n’était devant les consoles d’ordinateurs et des bruits inquiétants arrivaient du bâtiment d’en face.

– On reprend le travail! ordonna Ruteber… Le ministre doit passer incessamment! Que va-t-il penser? Allons, allons, mesdames! A vos postes!

Et toute la cohorte des secrétaires quitta la fenêtre en papotant à qui mieux mieux.

Il n’y avait pas dix minutes que le calme était revenu lorsque le téléphone sonna.

Leblanc, tout pensif, en train de griller une cigarette avec volupté et de lire "Le Canard enchaîné", décrocha puis se tourna en direction de son supérieur hiérarchique qui cherchait un imprimé…

– Monsieur Ruteber. Vous avez Eringer au téléphone. Il veut vous parler personnellement!

– Passez la communication dans mon bureau!

Une terrifiante prémonition gagna le patron du lieu. Ce diable d’Eringer avec le caractère qu’il avait, allait lui jouer un mauvais tour. Il le sentait, le devinait. Son intuition d’homme aux abois depuis qu’il était entré dans l’administration ne pouvait le tromper. Une catastrophe s’annonçait. Peut-être cet imbécile d’Eringer allait-il venir le voir en compagnie de son ministre, qui sait? Du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie en personne! La catastrophe! Et tout ça pour une maudite bestiole qui, alors qu’elle pouvait se poser n’importe où dans Paris, n’avait rien trouvé de mieux que venir perturber le fonctionnement normal du ministère, c’est-à-dire la quiétude.…

Une sueur glacée sur la tempe, moustaches en berne, Ruteber décrocha en tremblant l’appareil pour entendre la voix acide de l’autre qui annonçait de manière triomphante:

– Allô! Ruteber?

L’accent triomphant ne présageait rien de bon.

– Oui!

– Il est chez vous, maintenant!

– Qui ça, votre ministre?

– Non, le canard!

– Comment ça?

– Il est passé sur votre pelouse! Alors, vous arrêtez de m’ennuyer avec cette histoire! Vous vous débrouillez avec votre canard et vous me foutez la paix! Tant que vous y êtes, dites aussi à vos secrétaires de ne pas venir flanquer la pagaille ici, à la direction du Trésor! Essayez de tenir vos troupes, bon Dieu! On se demande à quoi vous servez, à part pondre de nouvelles paperasses!

Et vlan, la communication était coupée d’un coup. Ruteber n’eut pas le temps de s’éponger le front ruisselant que la porte de son bureau personnel s’ouvrait d’un coup, en grand, sans qu’on prenne la peine de frapper. C’était Madame Heurtebise, toute contente, qui souriait aux anges…

– Monsieur Ruteber! Le canard est revenu chez nous! Et monsieur le ministre arrive!

Il ne manquait plus que le ministre! Toujours en nage, Ruteber entra dans la salle principale et sursauta d’horreur. On se serait cru dans une ruche tellement les secrétaires papotaient sur l’incident… Cet abruti de canard était de retour au ministère de la modernisation de l’administration et toute la gent administrative en discourait aux quatre coins, nez collés aux fenêtres.

– Le ministre arrive! gronda le second secrétaire du ministère mais dans le brouhaha général, personne ne l’entendait ou ne voulait l’entendre.

En plus, cet imbécile de Leblanc recommençait à manier une arme invisible et à tirer sur le volatile à travers les carreaux!

Ruteber releva les moustaches et s’apprêtait à pousser un hurlement pour remettre son monde au travail mais le son lui resta au fond de la gorge. Le ministre, suivi du secrétaire de cabinet et d’une kyrielle de hauts fonctionnaires, entrait à l’instant.

– Mais qu’est-ce que c’est ce chahut? Toute la matinée, ça a été l’enfer! Qu’est-ce qui se passe? demandait le ministre d’une voix paterne.

Leblanc, toujours prêt à se mettre en évidence, bondissait sur l’occasion.

– Ce n’est rien, monsieur le ministre. Un colvert blessé s’est posé sur la pelouse de la cour!

– Tiens donc! Comme c’est bizarre! Il aurait pu choisir le ministère de l’agriculture au lieu de venir nous ennuyer! grogna le ministre plutôt amusé de son bon mot…

– Il est là! annonça Leblanc en arrêtant enfin de tirer sur le volatile.

Et tandis que les secrétaires retournaient dare-dare à leur poste de travail, dans un silence quand même relatif, le ministre s’avançait vers la fenêtre où, tel un empereur romain montrant une contrée à dévaster, Leblanc pointait un doigt en direction de l’extérieur.

– Ah, mais oui! Je le vois! C’est effectivement un canard sauvage!

– Bravo, monsieur le ministre! Vous avez l’œil! poursuivait Leblanc trop content de se mettre en valeur sous l’œil, celui-là torve, d’un Ruteber muet comme une carpe.

– Effectivement, c’est un colvert! Il a l’air blessé…

– Il l’est, monsieur le ministre! rétorquait Leblanc…

– Mais pourquoi tout ce chahut? Cette arrivée non prévue d’un colvert ne devrait quand même pas nuire au travail!

Ruteber allait répondre, s’expliquer, dire qu’il reprenait tout en main juste à l’instant mais, évidemment, Leblanc ne lui en laissa pas le temps.

– C’est que, monsieur le ministre, l’ensemble des secrétaires veut que nous le sauvions!

– Diable! Effectivement! Et pourquoi? demanda stupidement le ministre.

– Les femmes! s’exclama Leblanc… Vous savez comment elles sont…

– Ah, je vois effectivement! conclut le ministre sur un air inspiré… Je vois, je vois, je vois… Mais bien sûr qu’on va effectivement sauver cette pauvre bête!

Le ministre se tourna tout pensif…

– Dites, Ruteber, qu’est-ce que c’est ce message que vous avez effectivement envoyé à la direction du Trésor? Il paraît que depuis, c’est la révolution! Le directeur de cabinet du ministre des finances, vient de m’appeler. Il n’est au courant de rien et il a un chahut monstre dans son ministère! Il ne savait pas ce qui se passait!

– C’est-à-dire, monsieur le ministre, j’ai envoyé tout à l’heure une note à monsieur le directeur du Trésor… bégaya le malheureux, aussi rouge qu’une écrevisse surprise par un court- bouillon.

– Une note? Tiens donc, et pourquoi?

– Pour qu’ils s’occupent du canard blessé! claironna Leblanc… Il était alors de leur côté…

– Et qu’a répondu effectivement la direction du trésor? interrogea le ministre en se tournant vers le jeune chef de bureau.

– Que c’étaient pas leurs oignons! C’est Eringer qui a répondu personnellement. Et c’est pourquoi les secrétaires manifestent de l’autre côté!

– Il refuse! Pas étonnant que les secrétaires manifestent! Enfin, gronda le ministre… Il est bien effectivement tombé de leur côté?

Cet Eringer, le ministre ne l’aimait pas. A chaque occasion de rencontre, il étalait une nette propension à ne suivre que son ministre des finances et à ignorer superbement tout ce qui venait du ministère de la modernisation de l’administration. Donc à montrer qu’un directeur du trésor valait largement à lui tout seul, en importance, une bonne dizaine de ministres de la modernisation de l’administration!

– C’est-à-dire qu’on ne sait pas trop où le canard a exactement atterri! admit Leblanc.

– Où était-il effectivement quand on l’a vu pour la première fois?…

– De notre côté… chuchotèrent des voix de femmes qui ne tenaient pas à perdre leur canard au profit de la direction du Trésor…

– Oui, mais il est allé aussitôt chez eux! défendit Leblanc… Il a dû sentir où était l’argent et se douter qu’en face, il serait mieux pris en charge!

– Effectivement, si c’est une question de crédit, ce canard a choisi le bon côté en allant chez eux! De toute façon, la direction du Trésor peut nourrir et soigner un canard, quand même! s’exclama le ministre pas mécontent de son aparté.

– Surtout que nous avons tellement de travail… Nous avons déjà tant de retard sur les prévisions! osa ajouter Ruteber qui reprenait espoir en voyant le ministre d’un calme olympien.

– Ah, c’est vrai! Effectivement, avec les faibles moyens que nous avons… approuva le ministre… je vais téléphoner à Eringer… ils sont assez nombreux là-bas, à la direction du Trésor, pour s’occuper du canard! Il suffira d’amener deux ou trois croûtons et la bête sera contente… Je ne vois pas pourquoi Eringer s’oppose effectivement à ce que le Trésor intervienne! Une simple question de bon sens!

Déjà Leblanc s’emparait du combiné, tapotait les numéros et, tout sourire, tendait l’appareil au ministre qui s’en saisit avec cette négligence calculée qui n’appartient qu’aux chefs…

– Allô! Passez-moi le secrétariat du cabinet d’Eringer… Oui, j’attends… Oui! Allô! Voulez-vous me passer Eringer!… c’est le ministre de la modernisation de l’administration en personne qui appelle… comment, ce n’est pas possible!… passez-moi Eringer, même s’il est en conférence!

Le ton devenait ferme. Toute la salle retenait son souffle.

– Allô, Eringer! Je m’excuse de vous déranger en plein travail… Je vous téléphone à propos du canard! Oui! C’est votre service qui doit s’en occuper effectivement! Nous sommes surchargés de travail!… Vous aussi?… Oui, évidemment, je comprends… Mais enfin, il est effectivement tombé de votre côté! mentit le ministre qui, comme tout politicien français qui se respecte, n’était pas à un mensonge près.

Le ministre se tut et chacun devinait qu’il écoutait attentivement les explications de l’autre. Puis il reprit la conversation et toutes les secrétaires étaient suspendues à ses lèvres, un peu désappointées que les hommes ne prennent pas leur responsabilité, comme d'habitude.

– Oui, d’accord. Il est maintenant effectivement chez nous! reconnut le ministre… mais il est tombé chez vous!… Il peut d’ailleurs très bien revenir de votre côté… Ce n’est pas un argument sérieux!

Madame Heurtebise s’agita…

– Il est tombé chez nous! On peut s’en occuper! siffla-t-elle à voix basse, mais le ministre ne voulait rien entendre. Il n’allait pas se laisser damer le pion par le directeur du trésor! Hors de question.

– Écoutez! Faites un effort quand même! Ne me dites pas qu’aucune de vos secrétaires ne peut s’occuper effectivement de la bestiole! Comment, ce n’est pas possible? Mais avec toutes les stagiaires que vous avez, vous en trouverez bien une qui… Vous n’avez rien prévu dans votre budget pour les canards! Mais enfin, la question n’est pas là! Nous non plus, si vous y allez par là! Pourquoi pas? Nous pourrions effectivement demander une subvention tant que vous y êtes! Soyez raisonnable!… Non mais la question n’est pas là, je vous l’ai déjà dit! S’il le faut, le canard repassera de votre côté, c’est un mauvais argument!… Mais non, réfléchissez!… Les pompiers! Pourquoi avertir les pompiers! On ne va pas les appeler pour le canard, c’est ridicule!… Mais oui, c’est effectivement ridicule! Ils sont peut-être habilités mais c’est ridicule! Pourquoi ne pas mettre les douaniers tant que vous y êtes pour empêcher le canard de retourner chez vous! On les a enlevés des frontières, ce n’est pas pour les mettre dans les cours des ministères! Pourquoi pas des barbelés et une ligne de démarcation? Faites un effort! Ne soyez pas stupide!…

Stupide! C’était le mot qu’il ne fallait pas prononcer…

– Oh, si vous le prenez comme ça… Avertissez votre ministre si ça vous chante! Pour ma part, je vais lui passer un coup de téléphone. Il sera plus compréhensif que vous! C’est ce que nous verrons effectivement, mon cher…

Et le ministre raccrocha brutalement l’appareil puis se tourna vers l’état-major qui le suivait.

– Cet Eringer est d’une bêtise à couper au couteau!… Que me suggérez-vous? Je ne vais pas quand même déranger le ministre des finances qui est à Strasbourg avec tous ses collègues européens! Il revient ce soir…

– Il faut l’avertir en fin de journée avant qu’Eringer le contacte!

– Je le vois effectivement ce soir à la Chambre! Je lui dirai deux mots de l’affaire!

Et le ministre s’éclipsa dignement sous les regards courroucés des secrétaires.

– Mince! annonça Leblanc… Le canard est repassé de l’autre côté! Il est de nouveau à la direction du Trésor!

Et toutes les secrétaires de se lever et de courir aux fenêtres! Puis Leblanc cria:

– Onze heures et demie! On arrête! C’est l’heure du restaurant!

Et tout l’étage de se précipiter en bas, mis à part Ruteber qui attendait seul et stoïque, l’heure réglementaire, c’est-à-dire midi, pour quitter les bureaux.

On admira beaucoup le volatile dans la cour. Prudent, devant ce déferlement, le canard, étonné, l’œil aussi rond que celui de Ruteber devant son ministre, s’était réfugié sous les lauriers et tous les fonctionnaires des deux ministères se courbaient et se contorsionnaient pour apercevoir la bestiole cachée, sauf mademoiselle Lupin qui, craignant tous les animaux, était passée en courant et en espérant que le volatile ne prendrait pas son essor pour l’attaquer en rase-mottes.

Et le temps passa. Le canard se remettait de ses émotions et s’habituait à l’intérêt qu’il soulevait. Les jeunes stagiaires des deux ministères le nourrissaient avec quelques pelures ou quelques fruits, mais ni la direction du Trésor, ni le ministère de la modernisation de l’administration ne condescendaient à téléphoner à un vétérinaire pour qu’il vienne capturer et soigner l’animal.

Une semaine après, le vendredi, à la fermeture des bureaux, madame Heurtebise prit une décision héroïque. Avec l’aide de quelques jeunes secrétaires, elle était restée pour coincer l’animal blessé sous un taillis et l’attraper. Et le canard s’était retrouvé emprisonné dans un grand sac de madame, sur la banquette arrière d’un véhicule, tout étonné de découvrir Paris et ses monuments.

Madame Heurtebise était arrivée à son domicile, avait exhibé l’oiseau à ses trois enfants enthousiastes, expliqué sa décision au mari, officier de la garde républicaine, qui avait fort bien pris la chose. Les femmes ont des idées extravagantes et saugrenues et c’est ce qui fait souvent leur charme. Et notre canard fut adopté, choyé, engraissé.

Mais, le lundi matin, au ministère, c’était le drame! Le canard avait disparu. On ne parlait que de ça, de ce mauvais coup, puis, les femmes ne sachant retenir leur langue, la fièvre tomba aussi rapidement qu’elle était apparue lors de l’arrivée de l’animal.

– C’est madame Heurtebise qui a fait le coup! comme disait un Leblanc hilare et comme le chuchotaient toutes les secrétaires.

Mais lui ajoutait:

– Je me ferai bien inviter chez elle lorsqu’elle le sortira du four!

Seuls les ministres et leurs huiles n’étant évidemment pas au courant, continuaient à s’accuser mutuellement de forfaiture et de dissimulation. L’affaire s’amplifia et la querelle dura huit jours, jusqu’à parvenir aux oreilles du président de la République.

– Leur fameux canard a disparu? Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse? Moi, je viens de dissoudre l’Assemblée et c’est ma majorité qui a disparu! C’est quand même plus grave! aurait même dit le premier magistrat du pays au cours du dernier conseil des ministres…

Pendant les grandes vacances, notre canard, soigné, dorloté et choyé, partit avec la famille en direction de la Méditerranée, du côté du Lavandou, pas loin du Fort de Brégançon, résidence d’été des chefs d’État français.

Et, toutes les vacances, sans se douter qu’ils étaient si proches et aussi méditatifs l’un que l’autre, le président de la République et le canard pouvaient contempler la Méditerranée paresseuse qui miroitait tranquille et se chauffait aux rayons du soleil. L’un pensait à la perte de sa liberté, l’autre à celle de sa majorité.

 

 Justice est faite !

Mon nom est Alfred Tudieu ! Et, foi d’Alfred, l’histoire qui m’est arrivée est inconcevable! Moi, un honnête citoyen! Convoqué au tribunal! Et savez-vous pourquoi ? Il y a six mois, peut-être plus, un an peut-être, j’arrive au volant de ma voiture pour me garer en ville, rue des Lois, près de la place du Capitole, à Toulouse… Et, juste à l’instant, une espèce de malotru, sans crier gare, me double dans un cabriolet tout neuf avec une queue de poisson, au risque d’érafler " mon " aile, pour me "piquer" la place de stationnement! Le sans-gêne des gens de notre époque! Ce fut plus fort que moi! Je n’ai pu m’empêcher de toucher le bouton du klaxon, juste un petit coup, histoire de faire connaître au malotru que je n’appréciais pas! Et savez-vous ce que le malotru a fait? Je vous le donne en mille! Plus qu’un bras d’honneur, un signe sans équivoque avec le doigt pointé en l’air, sous l’œil amusé de la jolie blonde ridicule qui l’accompagnait. Mon sang n’a fait qu’un tour! Passe encore qu’on me vole "ma" place de parking comme on dit en bon français, mais oser m’insulter en plus! Je freine d’un coup, point mort pour la vitesse, et je saute illico de la voiture! On a beau avoir la soixantaine, le sang peut encore bouillir! Et je me trouve devant quoi? Une espèce de jeune bellâtre post-nubile qui m’arrive à l’épaule me toise de haut en bas et ose dire:

– De quoi? Monsieur se vexe? Monsieur n’est pas content! Il fallait te dépêcher davantage, mon petit père! Moi, je suis pressé!

– Dites donc, jeune homme! Vous n’avez pas honte?

Être traité de "petit père" par un bellâtre! Mais dans quel monde vivons-nous? Je m’avance menaçant, bien décidé à une autre explication mais le bellâtre prend les devants. Je reçois un méchant coup de pied dans le tibia en guise de réponse et, d’un coup, un simple réflexe, ma main part et lui expédie une gifle énorme, rabelaisienne, qui l’envoie valdinguer sur le capot de sa petite voiture. Il rebondit aussitôt et s’effondre sur la chaussée. J’en profite pour lui flanquer un bon coup de pied au derrière.

Je reprends mon calme car je suis un personnage étonnamment placide, et je remonte dans ma voiture, jette un coup d’œil sur le malotru qui se relève en se tenant la gencive et que la blonde console, puis embraye pour chercher un nouvel espace afin de me garer du côté de la place Saint-Aubin. Justice est faite!

Quelques jours plus tard, alors que j’avais oublié l’incident, j’étais convoqué à la gendarmerie et deux agents m’ont demandé poliment si je conduisais moi-même le véhicule dont le conducteur avait eu une altercation avec un certain Frank Lefaux, rue des Lois, le trois septembre de l’an passé. La blonde avait relevé le numéro de mon véhicule. J’ai répondu aux questions et raconté la stricte vérité, assez maussade d’être dérangé pour si peu.

Puis, six mois après, un huissier que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Ève, sonne au portail de la villa et me tend un papier dûment paraphé…

" Citation devant le tribunal d’instance et de police de Toulouse, 12 allées Jules Guesde, à Toulouse.

A la requête de monsieur Frank Lefaux, né le 10 juillet 1970, à Paris XVI°, de nationalité française, directeur administratif et financier de la Préfecture de la Haute Garonne, ayant pour avocat Maître Mathias Lenoir, avocat à la cour de Toulouse, domicilié en cette qualité 18, impasse des Fossés, 31000 Toulouse,

J’ai, l’huissier de Justice soussigné, Jean-Claude Dufour, demeurant 16, impasse des Fossés, 31000 à Toulouse,

Donné citation à :

Monsieur Alfred Tudieu, né le trois mars 1936, d’avoir à comparaître en personne en qualité de prévenu à l’audience du 5 mai 1999 à 13h30 devant Messieurs les Président et Juges composant la Chambre correctionnelle du Tribunal d’Instance et de Police de Toulouse, au Palais de Justice, 12 allées Jules Guesde, 31000 Toulouse.

Vous êtes tenu de vous présenter à cette audience seul ou assisté d’un avocat qui peut, dans certains cas, vous représenter.

Si vous estimez être dans l’impossibilité de vous présenter vous devez adresser une lettre au Président du Tribunal pour expliquer les raisons qui vous empêcheront de venir à l’audience et joindre à votre lettre toutes pièces justificatives.

Si vos raisons sont admises par le Tribunal, une nouvelle citation vous sera adressée. Dans le cas contraire, l’affaire sera jugée en votre absence.

Si vous désirez le concours d’un Avocat, vous pouvez soit faire assurer à vos frais votre défense, soit demander au Bâtonnier de l’Ordre des Avocats la désignation d’un Avocat d’office.

En présence de monsieur le Procureur de la République,

Plaise au Tribunal:

Le requérant porte plainte pour coups et blessures, suite à une altercation oratoire survenue entre lui et monsieur Alfred Tudieu, le mardi 19 mai 1998 vers 11h30 du matin, à propos d’une aire de stationnement de véhicule. Après insultes, monsieur Alfred Tudieu a violemment frappé monsieur Frank Lefaux de plusieurs coups de poing au visage et l’a envoyé violemment contre le capot de la voiture de monsieur Frank Lefaux, puis l’a sauvagement frappé à coups de pied alors que monsieur Frank Lefaux gisait à terre. Après quoi, monsieur Tudieu, a repris sa voiture pour fuir avant que les officiers de police, avertis par des quidams, ne puissent intervenir. Heureusement, des témoins ont relevé le numéro du véhicule. Au terme d’un certificat médical délivré par monsieur Étienne Dupuits, docteur en médecine générale, agréé auprès du Tribunal, monsieur Frank Lefaux a bénéficié d’un arrêt de travail de quinze jours pleins, suite aux ecchymoses et contusions dont il était victime. "

Vous voyez le genre! Que faire devant tous ces mensonges éhontés? Mon épouse était atterrée, elle me voyait déjà en prison, me suppliait de prendre un avocat, envoyer une lettre d’excuse à l’abruti qui me traînait en justice, écrire une lettre explicative au Procureur de la République, prendre rendez-vous avec le Préfet, supérieur hiérarchique de l’abruti. Comme vous le savez, les femmes n’ont aucun sens de la réalité et j’ai préféré prendre conseil ailleurs. J’en ai donc parlé à mon voisin et ami Marcel Loudigut. Heureusement, lui, il m’a conseillé.

– Méfie-toi! Tu es tombé sur un procédurier! Il te faut au moins l’avis d’un avocat même si tu as entièrement raison! Prends rendez-vous chez Maître Bernibastre, il habite notre rue!

– Bernibastre! Tu n’y penses pas! C’est un vieux paillard qui vit avec une de ses anciennes maîtresses après avoir laissé tomber sa femme, ses six enfants et toute la famille!

– Oui, mais il est connu sur la place de Toulouse depuis le temps qu’il fréquente les palais judiciaires! En plus, il a été bâtonnier à une époque! Moi, je le prendrais comme avocat si j’étais à ta place! Rien que ça et tu gagnes ton procès!

– Je vais d’abord simplement lui demander conseil!

Aussitôt suggestion faite, aussitôt décision prise! Je rencontrai Maître Yves Bernibastre, bâtonnier de l’ordre des avocats, conseiller auprès de la cour de Cassation. Une aubaine!

L’homme, un petit vieillard obséquieux, obèse et chauve, visage sanguin, lunettes cerclant de lourdes paupières chinoises qui tombaient sur un visage ridé, boursouflé et violacé, rougi par les excès de bonne chère et de mauvaise vie, me reçut en pantoufles dans son cabinet. Il paraissait encore sommeiller. Il m’invita à m’asseoir sur une chaise raide tandis qu’il se vautrait dans un fauteuil de cuir. J’expliquai la situation: mon litige avec un fieffé menteur, et lui demandai enfin conseil.

– Vous savez j’ai pratiquement pris ma retraite! Je n’exerce pour ainsi dire plus mais je suis toujours prêt à donner un conseil à un ami ou un voisin! Que voulez-vous savoir?

– Dois-je prendre un avocat pour cette affaire ridicule, maître?

– Obligatoire! Sinon vous perdez!

Je sursautai sur la chaise qui en grinça de douleur.

– Non? Même si je suis innocent?

– La question n’est pas là! Pas d’avocat, pas de possibilité de se défendre dans le droit français! Les lois ont été écrites par d’anciens avocats relogés dans la politique!

– C’est scandaleux!

– Mais non, mon cher monsieur! Ils ont eu raison! Pas d’avocat et vous êtes de toute manière automatiquement mal vu, considéré comme un adversaire déclaré de la Justice! On n’y peut rien mais c’est comme ça! Les juges, procureurs et avocats se serrent les coudes! Les avocats amènent les clients et les juges leur en sont reconnaissants! Ce sont les lois du marché, tout simplement!

Je grondai:

– Vous me la baillez belle! Où est la démocratie dans tout ça?

Il ne répondit pas à la question mais remarqua en soulevant enfin une paupière:

– Enfin, vous êtes libre de ne pas être représenté par un maître du barreau mais vous perdrez! Je peux vous l’assurer. Vous prendrez bien un petit cognac?

– Non, jamais le matin!

Si un bâtonnier assure, c’est donc que c’est vrai! J’étais mal parti! Mon épouse avait pour une fois raison. J’interrogeai:

– Quel avocat prendre? Qui pourriez-vous me conseiller?

– Prenez les meilleurs, les plus connus, sur la place de Toulouse. Les avocats c’est comme les actions en bourse. Ils ont une côte!

Je pensai : "Ils ont une côte élevée donc cette ridicule histoire va me coûter les yeux de la tête!"… Je ne suis pas pingre mais enfin je n’allais pas me ruiner avec une huile du barreau toulousain pour une histoire grotesque où tous les torts étaient dans la partie adverse!

– Mais je n’en connais aucun!

– Je vous conseillerais bien Maître Loubard mais il est excessivement cher! Il ne défend que les grands patrons et les sommités "connues"… Maître Dutronc, mais il est surchargé de travail… Maître Lepain, mais il ne défend que les extrémistes, les politiques et les homosexuels… Maître Guéridon mais il est déjà député maire et je doute qu’il trouve le temps de s’occuper d’une affaire aussi insignifiante que la vôtre!…

Heureusement, une inspiration subite me saisit. Marcel m’avait dit le plus grand bien de ce maître Bernibastre que j’avais en face.

– Pourriez-vous plaider pour moi, alors?

– Vous savez! Je n’exerce plus beaucoup depuis longtemps, à part pour quelques vieux amis mais, pour vous, je vais faire une exception! Parce que nous sommes pratiquement voisins!

Le cœur aussitôt réconforté, je remerciai maître Bernibastre avec des accents pathétiques dans la voix. J’étais sauvé.

– Avez-vous des témoins à décharge qui ont vu l’altercation? demanda l’homme de l’art.

L’œil torve à moitié fermé du maître m’examinait avec attention…

– Eh, non!

Je me sentais en faute.

– Avez-vous un certificat médical prouvant que vous avez été blessé au tibia et obtenu une incapacité de travail?

– Non! Mais je suis à la retraite…

– Là n’est pas la question! Si je comprends bien, vous n’avez rien à opposer aux accusations de la partie adverse?

L’œil m’examinait toujours et je me sentais devenir honteux! Je n’avais rien prévu! J’étais innocent comme l’enfant qui vient de naître!

– Est-ce grave, maître?

– Non! Rassurez-vous! On fera avec ce qu’on a! Je vais préparer un dossier de défense en béton arguant de votre bonne foi et de votre naïveté dans cette affaire… Rendez-vous à l’audience du 5 mai! Et n’oubliez pas d’être présent! C’est indispensable! A quelle heure, déjà?

– A 13h 30!

– Bien! Pour mes honoraires, je vous demande une petite avance de trois mille francs payable de la main à la main si vous n’y voyez pas d’inconvénient! C’est pour éviter la paperasserie qui gangrène notre monde!

– Je repasse cet après-midi et vous aurez votre avance!

Ainsi s’était déroulé la rencontre avec ce maître Yves Bernibastre. Je ne devais plus le revoir et le déranger avant l’audience… Il me l’avait bien précisé.

– N’ayez crainte! Je m’occupe de tout!

Donc, le mercredi 5 mai, j’arrivai au Palais de Justice et entrai le premier dans une immense salle vide, cœur vaguement inquiet, impressionné par le lieu… comme tous les innocents peuvent l'être. C’était une grande salle silencieuse avec parquet fleurant l’encaustique, remplie de bancs en vieux bois faisant face à une estrade vide surmontée de trois tables tout en longueur, séparés du reste de la salle par une double barrière à colonnades elles aussi de bois. Un buste sévère de Marianne ou de Justice, nègre par la couleur et la poussière des ans, était haut perché sur le mur en face pour me tenir compagnie. Quelques portes donnaient sur des salles inconnues. Sur l’un des côtés, d’immenses maigres fenêtres nichées au niveau du plafond, donnaient vue sur les feuilles des platanes et aussi sur une rangée de grilles métalliques, semblant par là vous dire que vous n’étiez plus déjà dans un espace de liberté mais dans l’antichambre de l’incarcération. Sinistre!

Je m’assis, consultai ma montre bracelet. J’avais une demi-heure d’avance sur l’ouverture de la session. Une sourde angoisse m’étreignait. Je me voyais condamné! Je me sentais proscrit de ce monde que je devinais étrange. Heureusement, d’un naturel optimiste, je ne crois pas aux pressentiments, je ne suis pas comme mon épouse, et il ne me restait qu’à prendre mon mal en patience.

Enfin, au bout de vingt minutes, quelques personnes et quelques avocats en robe entrèrent dans la salle ou dans le prétoire. Je me tournais à chaque grincement feutré de la grande porte d’entrée, dans l’espoir de voir enfin arriver maître Bernibastre mais pas plus de Bernibastre que d’anchois dans un civet de lapin! Un frisson de glace me parcourut le corps lorsque entra l’abruti, Frank Lefaux, tout sourire, en compagnie de sa blonde ridicule et de son avocat, un jeune fanfaron brun au regard aussi noir que la robe qu’il portait. Ils s’installèrent de l’autre côté de la salle, à senestre, sur le premier banc. Un instant, je croisai le regard triomphant de mon adversaire. Il se pencha vers l’oreille de son avocat et le trio se tourna avec ensemble pour jeter un bref coup d’œil dans ma direction puis ils entamèrent en aparté une conversation ponctuée de rires. Ils paraissaient détendus comme pas possible.

La salle se remplissait et je remarquai, je n’étais pas le seul, l’entrée de trois filles superbes, deux en mini jupes et la troisième en cuissardes, qui s’avançaient en caquetant, pour s’installer, elles aussi, sur le premier rang.

Dans un coin, quelques avocats devisaient debout, peut-être histoire de montrer au public qu’ils étaient familiers des lieux.

L’heure tournait. Deux heures moins le quart et ni le tribunal, ni mon maître Bernibastre, ne donnaient signe de vie. Une sueur froide commençait à dégouliner sur ma nuque. Je n’arrêtais plus de me tourner à chaque grincement de la porte d’entrée. Je maudissais même ce brave Marcel Loudigut, un homme qui a pourtant le cœur sur la main, de m’avoir aiguillé sur l’imbécile qui devait me défendre!

Un couple s’assit à mes côtés: une énorme femme d’une cinquantaine d’années, poil au menton, cheveux blondasses et négligés, corps d’ancienne sylphide nourri aux frites et à la graisse d’oie depuis des années, accompagnée d’un petit homme insignifiant, maigrichon, vêtu de fripé et d’un béret poussiéreux. Lui, était juste à mon côté et, histoire de vaincre l’anxiété de cette attente qui n’en finissait plus, je me décidai à prendre la parole:

– Vous venez pourquoi?

– Yé né sé pas! Yé souis convoqoué avé madamé mon espousé!

Un Espagnol qui baragouinait à peine le français!

– Moi, je suis convoqué pour une soi-disant histoire de coups et blessures alors que je suis innocent! Vous vous rendez compte?

– Qué cé la primèra fouas, bous?

– Moi? Oui!

– Moi, qué cé déjà arribé!

– Ah, bon! Tiens donc!

La conversation s’arrêta net. Mon sang se coagula d’un coup lorsqu’une petite porte s’ouvrit du côté du prétoire. Un gendarme, sorti de nulle part, annonça dans mon dos:

– Mesdames et messieurs, debout! La cour!

Je me levai terrorisé. Mon diable d’avocat n’était pas là! Je regardai de tous mes yeux. Le président, un petit homme sérieux, ridé, à lunettes, sous un flot de chevelure argentée et poétique… les deux juges assesseurs, deux femmes guindées, la quarantaine, insignifiantes… la procureur de la République, une jolie brunette, appliquée dans son rôle… et un individu que je pris tout d’abord pour le préfet en personne peut-être venu pour me régler mon compte, mais qui n’était qu’un commissaire de police en grand uniforme, c’est-à-dire déguisé en amiral… Je respirai…

– Ouverture de la trente-septième audience, audience du 5 mai 1999, du Tribunal d’Instance et de Police de Toulouse…

– Vous pouvez vous rasseoir! annonça le garde, suivi d’un certain remue-ménage.

Je tournai mon regard en direction de la grande porte. Toujours rien! Peut-être maître Bernibastre était-il dans le grand hall d’entrée à attendre que la cérémonie commence, un peu comme ces mauvais chrétiens qui attendent le début de la messe pour daigner pénétrer dans la cathédrale? Je maugréai:

– Et alors, tu arrives?

– Chut! me lança le garde courroucé.

– Qué cé bous dites? interrogea l’Espagnol…

– Rien, rien… chut!

Je me tournai en direction de la cour.

– Affaire Frank Lefaux contre Alfred Tudieu, pour coups et blessures… claironna la voix du greffier.

Je devins vert.

– Voyons la première affaire, prononça le juge d’une voix presque inaudible, qui oppose Frank Lefaux, directeur administratif et financier de la Préfecture de la Haute Garonne, avocat: maître Mathias Lenoir, à Alfred Tudieu, retraité de l’enseignement… Monsieur Frank Lefaux est-il présent?

L’individu qui m’avait agressé se levait…

– Très bien! reprenait la petite voix du juge… Votre avocat est maître Lenoir, ici présent, à vos côtés, que je connais très bien…

Un silence long d’une éternité suivit…

– Monsieur Alfred Tudieu est-il présent?

Je me levai mais les genoux me supportaient mal. Je manquai vaciller…

Je coassai:

– Je suis là, monsieur le juge!

– Vous avez un avocat?

– Oui, monsieur le juge!

– Greffier? Comment se fait-il que cela ne soit pas signalé?

– Monsieur le juge, je n’ai rien reçu…

– Vous êtes sûr d’avoir un avocat? me lança le président.

Je bégayai:

– Oui, monsieur le juge…

– Comment s’appelle-t-il?

La terreur m’envahit! Le trou! Le trou de mémoire si commun aux hommes d’un certain âge. Pas moyen de retrouver le nom.

– Je ne me souviens plus!

– Pardon? Parlez plus fort!

– Je ne me souviens plus!

– Ah, je vois! ricana le juge… Vous êtes sûr qu’il va venir?

– Je pense, monsieur le juge!

Je ne pensais rien. J’étais en perdition comme un capitaine d’une coquille de noix perdue dans un maelström de la mer des Sargasses! Il ne me restait qu’à prier Dieu, tous ses saints en général et saint Antoine de Padoue en particulier.

– Bien, reprit le juge… Nous verrons bien si cet avocat se présente pour défendre son client! Nous attendrons le bon vouloir de ce monsieur! Passons à l’affaire suivante. Greffier, nous vous écoutons…

Je m’assis tout en tournant un dernier regard désespéré vers la grande porte. Mais rien! Elle était fermée. Pourvu qu’elle ne soit pas fermée à clef!

– Affaire mesdemoiselles Anne Surville, dite Nana De La Ville, Michèle Dutour, dite Mimi Pain Sec, et Mauricette Van De Vielle, dite Nunuche La Vertu, péripatéticiennes, avocat maître Kulman, contre Jules Merceron, sans avocat, pour coups et blessures…

– Monsieur Merceron, commerçant en antiquités de son état, est-il présent à l’audience? demanda le président.

Un beau jeune homme brun, vêtu d’un complet veston blanc, portant chemise rayée et cravate de feu, se levait tout sourire:

– Je suis là, monsieur le juge…

Tiens donc! Que venait faire un honorable commerçant dans cette galère?

– Toujours proxénète? interrogeait le juge…

– Je me suis rangé, monsieur le juge. J’exerce l’honorable métier de représentant en arts et antiquités! Je paie patente, monsieur le juge!

Le culot de ces gens-là! Vouloir passer pour exercer un honnête travail…

– Effectivement! Notre ami s’est rangé! intervint le commissaire en grand uniforme…

– Bien, bien… Vous n’avez pas d’avocat?

– Non, monsieur le juge! répondait le malfrat tout sourire…

– Bien! Voyons les faits qui vous sont reprochés… Coups et blessures à l’encontre des trois demoiselles ici présentes qui ont porté plainte ensemble.

Le visage du juge s’éclaira tandis qu’il examinait de haut en bas les trois pimprenelles. Évidemment, elles avaient les faveurs du magistrat.

– Monsieur le juge! Pourrais-je prendre la parole? interrogea l’avocat de ces dames.

– Maître, je vous en prie…

– Voilà, monsieur le juge. Mes trois clientes retirent leur plainte!

– Comment? Elles retirent leur plainte?

– Oui! Elles reconnaissent que les agressions de monsieur Jules Merceron n’ont été que verbales et c’est pour se venger qu’elles ont décidé de porter plainte! Un geste inconséquent!

– Allons, mesdemoiselles! Vous n’avez pas honte! reprit le juge d’une voix paterne en se tournant vers les trois grues. On ne se moque pas ainsi de la justice! Et monsieur Jules Merceron serait en droit de porter plainte pour diffamation!

– Nous ne recommencerons plus! osa l’une des filles toute contrite…

– Bon, pour cette fois, ça va! L’affaire est donc annulée! Pas de plainte, pas de jugement!

Un coup de maillet appuya la sentence. Je respirai. Le juge avait l’air d’un bon bougre. Je pourrais lui faire comprendre mon point de vue sur mon affaire. Il m’écouterait avec attention…

– Bon, l’avocat de monsieur Alfred Tudieu est-il arrivé?

Personne ne répondait. Mes mains étaient moites, comme mon front.

– Il ne semble pas! Levez-vous, monsieur Alfred Tudieu! Vous pouvez répondre?

– Non, monsieur le juge! Je suis désolé…

– Moi, pas plus que vous certainement! Son nom ne vous est pas revenu?

Brusquement le nom traversa mon esprit comme l’éclair…

– C’est maître Bernibastre!

– Ah! Maître Yves Bernibastre! Je connais très bien! Il y a longtemps qu’on ne l’a pas entendu plaider! Et que devient-il? Il a toujours la goutte?

Ouf! Un bon point. Le juge paraissait connaître mon avocat! Ce cher Bernibastre était donc inscrit au barreau ce dont j’avais douté un instant.

– Je l’ignore, monsieur le juge…

– Bien! Vous pouvez vous rasseoir! Nous attendrons son arrivée pour juger votre affaire. Greffier! Quelle est l’affaire suivante?

Je respirai enfin. Tout n’était pas perdu…

– Affaire ministère public contre Alonzo Martinez, ouvrier maçon au chômage depuis deux ans, accusé de proxénétisme notoire, après récidive. Avocat commis d’office, mademoiselle Yvette Dubanc…

– Monsieur Alonzo Martinez est-il présent?

– Yé souis là, méssié lé jougé! annonça la voix de mon voisin qui s’extirpait de son banc pour se dresser à son tour.

Comment était-ce possible! Moi, un ancien enseignant! Être assis à côté d’un souteneur notoire car tous les souteneurs sont notoires!

– Mademoiselle Jocelyne Dubanc, l’avocate de monsieur, est-elle présente?

– Oui, maître! répondait une voix intimidée et minuscule.

Une frêle jeune fille, une brunette coiffée à la garçon, avec un joli minois, se levait de l’autre côté, du côté des avocats, engoncée dans une robe trop ample pour elle et qui la faisait ressembler à un corbeau fatigué.

– Je crois que c’est la première fois que vous défendez un client? interrogea le juge avec un air bonhomme.

– Parfaitement, monsieur le juge.

– Vous verrez! Ce n’est pas difficile! On s’y habitue ensuite!… Bien, revenons à l’affaire… Donc, plainte déposée par monsieur le commissaire de police ici présent contre monsieur Alonzo Martinez. Nous vous écoutons, monsieur le commissaire.

L’amiral prit la parole sous sa casquette auréolée de fleurs de laurier.

– Bien, monsieur le juge. L’affaire est simple. Monsieur Alonzo Martinez a été pris une nouvelle fois en flagrant délit de recevoir des mains de son épouse madame Micheline Martinez née Passemote, péripatéticienne, une somme d’argent issue du commerce des charmes de madame, soit trois billets de 100 francs. En foi de quoi, il a été dressé procès-verbal qui se trouve dans le dossier d’accusation.

Je jetai un coup d’œil quand même étonné sur la dame et ses charmes! Comment diable des bonshommes pouvaient-ils lui payer des charmes qui n’existaient plus depuis longtemps! A moins que les poils au menton et la bedaine de la dame n’inspirent certains… On trouve des malades dans toutes les grandes villes!…

J’en étais là de mes réflexions lorsque la grande porte grinça et, la joie au cœur, j’aperçus enfin maître Bernibastre qui arrivait, en claudiquant, encore plus rouge et essoufflé qu’à l’habitude. J’étais sauvé… Je fis un petit signe de la main et l’ancien bâtonnier eut un sourire dans ma direction.

– Ah! Vous voilà enfin, mon cher Bernibastre? interrogea le juge… Votre client vous attendait…

Diable! Le juge qui lançait du "mon cher Bernibastre" aux quatre coins de la salle! J’étais aux anges!

– Excusez, mon cher ami!… mais la circulation…

Et l’autre qui lâchait du "mon cher ami" au président! Décidément tout se présentait à merveille…

– Bien! Reprenons l’affaire qui nous intéresse… Donc monsieur Alonzo Martinez a été pris en flagrant délit de proxénétisme avec récidive. Il avait été condamné précédemment à trois mois de prison avec sursis et 10 000 francs d’amende qu’il n’a jamais payés!

La procureur intervint:

– Compte tenu de la somme reçue par monsieur Alonzo Martinez, au terme de l’article 225-5 du code pénal, le ministère public demande une peine exemplaire: 100 000 francs d’amende en sus de la première non payée et un an de prison ferme pour cette deuxième infraction!

– Bien! Nous allons interroger ce monsieur. Si monsieur Alonzo Martinez veut bien venir à la barre… ordonna le juge.

Je regardais, étonné, mon voisin qui ne bougeait pas. Comme s’il n’avait pas entendu ou compris. Ce fut sa femme qui l’avertit.

– Va là-bas! ordonna-t-elle… Le monsieur veut te parler! Ne lui dis rien! L’avocate parlera…

Il se leva enfin et se dirigea vers le tribunal d’une démarche hésitante. Un bien petit homme insignifiant en vérité.

– Monsieur Alonzo Martinez! Reconnaissez-vous avoir reçu la somme de 300 francs ce jeudi 1er avril 1999 à 11 h 30 du matin des mains de madame Micheline Martinez née Passemote?

– Qué cé quand?

– Jeudi 1er avril 1999 à 11 h 30 du matin!

– Mé rappellé pas!

– Vous avez signé le procès-verbal de flagrant délit!

– Mé rappellé pas!

– Vous reconnaissez les faits? demanda le juge plutôt surpris.

– Yé né coumprends pas!

– Vous avez bien reçu trois billets de cent francs?

– Coumbien?

– Trois cents francs?

– Pit-être!

– Vous reconnaissez recevoir de l’argent des mains de madame Micheline Passemote? interrogea le président excédé.

– Si!

– Ah, enfin! Nous y sommes!… Pourquoi?

– Pourquoué quoué ?

Heureusement ma voisine se dressa d’un bloc pour répondre:

– Il faut bien faire bouillir la marmite! Il allait aux courses pendant que je travaille!

– Taisez-vous madame! Vous n’êtes pas autorisée à prendre la parole! répliqua sévère le magistrat… C’est bon! Nous laissons la parole à l’avocate de la défense. Maître Dubanc, vous avez la parole…

La frêle demoiselle, mal engoncée dans son immense drap noir, se leva pour présenter son client comme un brave homme victime du chômage, pas futé pour trois sous, près de la retraite, qui ne touchait plus qu’une somme dérisoire. Et, sans penser à mal, il trouvait normal de recevoir quelques billets pour aller faire les courses du ménage… donc, il n’était pas un véritable proxénète notoire, mais un pauvre individu dépassé par les événements, un brave homme qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait…

Bref, une plaidoirie à vous tirer la larme à l’œil… pour sûr, son client allait être relaxé avec les excuses du tribunal!

Le verdict tomba après que le juge et les deux femmes juges assesseurs se furent consultés.

– Après en avoir délibéré, le tribunal condamne le prévenu Alonzo Martinez à 10 000 francs d’amende en sus de la première non payée, soit 20 000 francs, et un an de prison ferme! Gardes, saisissez-vous de l’accusé!

La bonne femme à mes côtés s’agita…

– C’est une honte! Tas de voyous! Vous êtes de mèche avec le commissaire! clama-t-elle en dressant sa bedaine et en sortant pour accompagner son mari menottes aux mains entre deux gendarmes… Alonzo, je t’attendrai à la sortie! Ne te fais pas de bile! Je t’amènerai tout ce qu’il te faudra!…

– Silence, madame! hurla le président du tribunal… Sinon je vous fais arrêter pour outrage à magistrat!

Des bruits divers, des ricanements, des rires accompagnèrent la sortie et le juge cogna un grand coup de maillet…

– Silence, sinon je fais évacuer la salle!

– Silence! reprenait un garde…

– Interruption de séance d’un quart d’heure! annonçait le juge en se levant.

Déjà! Ils étaient donc fatigués?

Je me levai aussitôt pour rejoindre mon avocat, lui serrer la main et recevoir quelque réconfort. Je me voyais déjà en train de sortir moi aussi du tribunal, menottes aux mains, entre deux gendarmes. Que dirait ma pauvre épouse en apprenant que je ne revenais pas ce soir pour goûter son cassoulet en boîte? Maître Bernibastre demeurait assis et, lorsque je m’approchai, je constatai avec ahurissement qu’il dormait en tenant sur son ventre un énorme dossier sur lequel était marqué "Affaire Tudieu". Le bougre ronflait doucement… Je n’allais pas retourner à ma place comme un voleur, sur la pointe des pieds pour ne pas le réveiller! J’avais déjà payé 3 000 francs donc j’avais droit à certains égards! Je m’approchai et toussai fortement, l’air aussi naturel que possible. L’ancien bâtonnier sursauta et le dossier glissa, s’effondrant lamentablement en laissant s’étaler en vrac une collection de périodiques coquins présentant des dames en petite tenue… sans aucune tenue devrais-je plutôt dire…

– Vous voyez ce que vous avez fait? gronda le maître en ouvrant un œil maussade… Laissez-moi penser à ma plaidoirie et retournez à votre place!

Je ne me le fis pas dire deux fois… Mais je me précipitai pour ramasser les périodiques avant que la partie adverse ou le tribunal de retour ne les aperçoive! Je commençais à avoir chaud! Mais qui était ce maître Bernibastre? Un obsédé ou un ténor du barreau? Je retournai à ma place, les jambes en flanelle. Le temps de m’asseoir et de sursauter. "Mon" avocat était en train de parler avec celui de la partie adverse! Maître Bernibastre discutait comme si de rien n’était avec le jeune fanfaron brun, défenseur de l’abruti qui travaillait à la préfecture, et dont je devinais que ce devait être un jeune avocat aux dents de loup! Qu’allait-il lui raconter? Les voilà qui riaient de concert! Comme les meilleurs amis du monde! De quel droit "mon" avocat allait-il "fricoter" avec celui de la partie adverse qui me voulait du mal, par définition? La moindre déontologie voudrait que…

J’arrêtai de réfléchir et de respirer d’un seul coup…

– Messieurs, debout! La cour!

Cette fois, c’était mon tour! Les juges s’installaient…

– Reprise de la trente-septième audience, audience du 5 mai 1999, du Tribunal d’Instance et de Police de Toulouse… Affaire Frank Lefaux contre Alfred Tudieu, pour coups et blessures… tonnait la voix du greffier.

– Si Monsieur Frank Lefaux veut bien venir à la barre des témoins! annonça le juge, le même petit homme sérieux, ridé, à lunettes, toujours sous son flot de chevelure argentée.

L’abruti se levait et se présentait. Je tendis l’oreille…

– … racontez-nous donc les faits tels qu’ils se sont déroulés en cette matinée du 19 mai 1998! demandait le magistrat…

– Monsieur le juge, je me trouvais à bord de ma voiture en compagnie de mademoiselle Isabelle Le Guillou, lorsque, rue des Lois, j’aperçus une place pour ranger mon véhicule. Je me garai mais aussitôt que je descendis, je fus agressé verbalement par un individu qui déclarait que la place lui appartenait parce qu’il l’avait soi-disant vue avant moi! J’ai voulu calmer cet individu mais celui-ci, sans raison apparente, s’est brusquement jeté dans ma direction et m’a agressé de plusieurs coups de poing au visage. Tombé à terre, j’ai encore reçu plusieurs coups de pied avant que l’agresseur prenne la fuite. Je me suis rendu chez le docteur Étienne Dupuits, qui m’a remis, après constatation, un certificat d’arrêt de travail de quinze jours pleins.

Quel menteur! Il détournait tout à son profit, sans aucun souci de la vérité! J’en suffoquais!

– Je vous remercie, monsieur Lefaux… Maître Lenoir, avez-vous des témoins de cette agression?

– Oui, monsieur le juge! Nous avons mademoiselle Isabelle Le Guillou, qui était présente dans la voiture au moment du drame ainsi que monsieur Jean Munoz!

– Faites entrer le premier témoin, mademoiselle Le Guillou, secrétaire à la préfecture de la Haute-Garonne.

Un garde ouvrit une porte et revint accompagné de la blonde ma foi bien mignonne. Je ne m’étais même pas aperçu qu’elle n’était pas présente à l’audience. Elle avait dû s’éclipser sans que je m’en aperçoive. Elle allait dire la vérité, les femmes sont plus honnêtes que les hommes!

– Mademoiselle Le Guillou, vous étiez donc présente au moment de l’agression… Racontez-nous ce que vous avez vu et fait.

– Monsieur le Président, je me trouvais dans la voiture de monsieur Lefaux lorsqu’il s’est arrêté dans la rue des Lois. Aussitôt qu’il est sorti de la voiture, un monsieur que je ne connaissais pas, s’est approché et, sans avertir, l’a agressé en lui donnant de violents coups de poing au visage. J’ai crié pour avertir les gens qui passaient sur le trottoir…

– "C’est faux! Cette sotte riait! Ça m’avait alors frappé! Elle paraissait bien s’amuser que je flanque une raclée à son compagnon! Il n’y a plus de morale!" … que je pensai, complètement écœuré et atterré… " Enfin, heureusement que maître Bernibastre rétablira la vraie vérité…"

– … Lorsque monsieur Lefaux est tombé à terre, le monsieur lui a encore donné de violents coups de pied tandis que je criais pour qu’il arrête.

– "Comment? De violents coups de pied! Un seul coup de pied dans la fesse gauche! Ça, je m’en souviens très bien! Un coup de pied digne d’un footballeur professionnel! Le malotru a manqué se retrouver sous sa belle voiture! Et cet abruti de juge qui écoute la miss comme si elle disait la vérité… Et elle n’a même pas crié tellement elle riait!"

– Heureusement des personnes sont venues et m’ont aidé à relever le pauvre monsieur Lefaux tandis que le monsieur agresseur s’enfuyait dans sa voiture. J’ai eu la présence d’esprit de relever le numéro minéralogique puis j’ai conduit le blessé chez le docteur Dupuits… J’ai eu très peur…

– Je vous remercie, mademoiselle!

Cet imbécile de juge paraissait aux anges en souriant à "la" témoin. "– Pourvu qu’il ne gobe pas ce tas d’âneries! Enfin, heureusement maître Bernibastre est là!"

– Passons au témoin suivant… Garde, faites venir ce monsieur Jean Munoz…

Un grand dadais que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Ève arriva à la barre, obséquieux comme pas possible, sourit à l’avocat de la partie adverse, à tous les juges et même à la procureur… ou à la procuratrice si vous préférez…

– … Je roulais tranquillement ce jour-là rue des Lois, lorsque, juste devant "mon" capot, un énergumène arrête net son véhicule, obstruant toute la circulation…

"– … mais de quel droit, il me traite d’énergumène?"

Heureusement le juge le reprit…

– Vous voulez dire une personne que vous ne connaissiez pas… Qu’est-ce qui vous le fait traiter d’énergumène?

"– Bravo, le juge!" que je pensai…

– Il était tellement agité! Puis, d’un coup, il a bondi sur un pauvre automobiliste qui venait de "se" garer et il l’a roué de coups…

– Qu’entendez-vous par roué de coups… Précisez…

– Au moins trois ou quatre coups de poing puis des tas de coups de pied…

"– Quel menteur!... Pour un peu j’interviendrais! Mais qu’attend maître Bernibastre? Enfin, tout à l’heure, quand ça sera notre tour…"

– … tandis que je criais pour qu’il remonte dans sa voiture et cesse d’obstruer la circulation… Il m’a d’ailleurs obéi et a filé sans demander son reste!

"– Quoi? Je lui ai obéi! Il se prend pour qui, celui-là? Je ne l’ai même pas entendu!"

– Vous n’êtes pas intervenu pour aider l’automobiliste agressé?

– Non! J’attendais que la demoiselle démarre et emporte le blessé pour prendre la place. C’est alors que sont arrivés deux policiers en uniforme qui, après que je me sois garé, m’ont demandé de témoigner… Ce que j’ai fait spontanément en apprenant que le monsieur agressé était un haut fonctionnaire de la préfecture. Je suis un bon citoyen!

"– Tu parles! Un citoyen intéressé!"

– Bien! C’est tout ce que vous avez à dire? interrogea le juge…

– Oui, monsieur le préfet!

– Non! Je suis le juge! Bien, vous pouvez vous retirer… Nous allons entendre maintenant les explications de monsieur Alfred Tudieu… 

Mon cœur explosa! Je me levai! La salle tournait… tous les regards convergeaient dans ma direction… Mais pourquoi faut-il que je sois si émotif alors que je suis totalement innocent!

Je traversai la salle comme dans un rêve ouaté et m’agrippai à la barre. J'étais maintenant tout proche du juge, des assesseurs, du commissaire de police, de la procuratrice. Tous me jugeaient d’un œil sévère. Après ce qu’ils avaient entendu!

Le regard du juge plongea sur un tas de papiers posés sur le pupitre.

– Très bien! Vous êtes bien monsieur Alfred Tudieu, né le trois mars 1936 à Sainte-Marie La Grange, hameau de Bédarach, département de l’Aude… retraité de l’enseignement… vous étiez instituteur?

– Oui, monsieur le Président… que je bégayai…

– Jurez de dire la vérité, toute la vérité…

– Je le jure!

La vérité, "ils" vont y avoir enfin droit!

– Très bien! Racontez-nous ce qui s’est passé…

– Eh bien, voilà… J’étais place du Capitole dans ma voiture et j’ai tourné rue des Lois pour chercher à me garer…. J’allais à la librairie qui fait le coin pour chercher un livre sur les fleurs sauvages…

– Venons-en aux faits, monsieur Tudieu… Que s’est-il passé au moment de l’altercation et pourquoi cette altercation? C’est ce qui nous intéresse!

– Donc, je m’engage rue des Lois. Coup de chance extraordinaire! Une place pour se garer était libre. Pratiquement devant la librairie! Je mets donc "mon" clignotant et je tourne "mes" roues lorsqu’un bolide me dépasse sans crier gare et se met à "ma" place… enfin à celle que je me préparais à occuper…

– Et alors?

– Et alors, j’ai klaxonné!

– En pleine ville, alors que c’est interdit? Pourquoi?

Au fait! Pourquoi klaxonner? C’est vrai!

– Pour avertir celui qui m’avait pris la place que je trouvais ses manières déplaisantes…

– Qu’entendez-vous par manières déplaisantes?

Je ne savais quoi répondre mais tout s’enchaînait à une vitesse vertigineuse…

– Oui, maître Mathias Lenoir! Vous voulez intervenir?

– Parfaitement, si monsieur le juge le permet!

– Mais faites!

Je me tournai et me trouvai devant le regard sournois de l’avocat de la partie adverse…

– En fait, monsieur Tudieu… vous étiez à l’arrêt, en seconde file, à bloquer toute la circulation, attendant depuis quelques temps qu’une place se libère…

Je protestai:

– Mais non, mais non… Je roulais lentement mais je roulais…

Le maître ricanait:

– Si lentement que vous occasionniez un bouchon tout autour de la place du Capitole!

– Absolument pas! Je roulais de manière correcte…

Qu’est-ce qu’il insinuait, cet imbécile? Que j'étais peut-être responsable de tous les engorgements véhiculaires de la capitale de Midi-Pyrénées?

– La preuve que vous rouliez lentement! C’est que mon client a pu vous doubler parce que vous étiez pratiquement à l’arrêt!

– Mais non! Je freinais pour pouvoir…

Qu’attendait maître Bernibastre pour remettre ce godelureau à sa place?

– Le fait est donc… vous venez de le reconnaître… que vous étiez pratiquement arrêté lorsque mon client, excédé par votre lenteur, a soi-disant pris la place que vous convoitiez? Et je dis soi-disant car il n’est même pas prouvé que vous l’aviez vue avant lui!

Et le maître retourna s’asseoir tout content. Mais que faisait maître Bernibastre? Je jetai un coup d’œil désespéré et je sursautai. Maître Bernibastre semblait reposer du sommeil du juste! Il devait digérer!

Je pensai: "– Pourvu qu’il ne laisse pas encore tomber mon dossier!"

– Bien! Reprenez votre récit, monsieur Tudieu!… Après avoir klaxonné, qu’avez-vous fait?

– Rien!

– Comment rien? Vous êtes bien sorti précipitamment de votre voiture?

– Oui! C’est-à-dire que monsieur… je ne sais plus comment il s’appelle… enfin la personne qui venait de me prendre la place…

– Vous voulez parler de monsieur Frank Lefaux, je suppose…

– Oui, parfaitement… m’a fait un signe…

Je m’arrêtai. Comment expliquer le signe?

– Quel genre de signe?

– Il a levé le doigt…

– Faux, monsieur le président! intervenait le godelureau en robe d’avocat… Personne n’a témoigné avoir vu ce geste qui est sorti de l’imagination de monsieur Tudieu!

Je me tournai, outré, vers l’avocat:

– Comment? Vous dites que je rêvais?

– Absolument! Je le maintiens!

– Bien! Passons sur cet incident… Continuez votre déposition, monsieur Tudieu…

Il m’énervait cet olibrius d’avocat! Aussi menteur que ses témoins et son client!

– Donc, devant ce geste, je suis descendu en colère et je me suis dirigé vers monsieur… monsieur…

– Monsieur Lefaux! Et alors que lui avez-vous dit?

– Je lui ai dit : "– Dites donc, jeune homme! Vous n’avez pas honte?" ou quelque chose d’approchant. Et alors, en guise de réponse, il m’a donné un coup de pied dans le tibia…

– Faux! Monsieur le juge, puis-je prendre la parole…

– Mais je vous en prie, maître!

– Faux! intervenait à nouveau l’avocat… Aucun témoignage, aucun témoin ne parle de ce coup de pied! Encore une invention de monsieur Tudieu qui décidément a plus d’esprit créatif que de mémoire!

Qu’est-ce qu’il raconte, l’olibrius? Je répliquai, outré:

– Non! J’ai bien reçu un coup de pied dans le tibia! Je le jure…

– Avez-vous un certificat médical prouvant vos dires? interrogea le juge…

Je demeurai interloqué.

– Je ne vais pas visiter un docteur pour une petite ecchymose sur le tibia! Ne soyons pas ridicule!

Déjà que, même malade, j’attends quelques jours avant de me rendre chez un praticien!

– Donc vous n’avez aucun certificat médical. En supposant qu’il y ait eu coup, il ne devait pas être bien méchant! Personne ne vous a vu rejoindre votre voiture en boitant! intervient encore l’avocat…

Je concède :

– Non! Je ne boitais pas…

– Poursuivez, monsieur Tudieu… Nous sommes là pour écouter votre version des faits…

– Donc, à la suite du coup de pied bien réel, j’ai donné une gifle à monsieur… monsieur…

– A monsieur Lefaux…

– Parfaitement!

– Une seule? demandait le juge…

– Une seule!

– Pas un coup de poing?

– Non, une simple gifle!

– Une sacrée gifle, je suppose, puisque monsieur Lefaux est allé au sol d’après les divers témoignages…

– Une seule…

– Comment faire croire à la cour que monsieur Tudieu, un sexagénaire, a pu assommer mon client, homme dans la force de l’âge avec une simple gifle? intervenait ce diable d’avocat… En fait, c’est une série de coups de poing qu’a reçu mon client, par surprise, car nul doute qu’étant en pleine force de l’âge, il aurait pu facilement répliquer à l’agression et se défendre face à un sexagénaire même encore vert!

Qu’est-ce que la couleur verte vient faire là-dedans?

Je ricanai:

– Il a eu la trouille, oui! Il n’était pas assommé mais a préféré jouer l’agressé!

– Ça, monsieur Tudieu, c’est votre interprétation! annonça le juge… Par contre, d’après les divers témoignages, vous avez donné plusieurs coups de poing! Et lorsqu’il était au sol, l’avez-vous frappé?

– Je lui ai flanqué un coup de pied dans les fesses! Je le reconnais mais un petit coup de pied! La preuve, personne ne m’a vu revenir en boitant à ma voiture!

Excellent ça! Je n'étais pas mécontent. J’espérais que maître Bernibastre avait entendu et pourrait reprendre l’argument. "– Mon client ne boitait pas donc n'avait pas donné un coup de pied bien fort!"

– Un seul coup de pied?

– Un seul !

– D’après les témoins et le rapport du docteur, il y en a eu plusieurs! Vous reconnaissez avoir donc poursuivi l’agression alors que monsieur Lefaux était à terre! Vous n’avez pas honte, vous, un ancien instituteur? Vous battre comme un chiffonnier! Agresser un honorable fonctionnaire de préfecture sans aucun motif grave? Pour une place de voiture?

Je demeurai atterré! J'allais ressortir du palais, menottes aux poings, entre deux gendarmes, sous les rires du public…

– Bien! Poursuivez votre récit…

– Ensuite, je suis remonté dans ma voiture et je suis parti pour chercher une place ailleurs, en pensant que l’affaire était terminée…

– Elle ne l’était pas… susurra le président du tribunal en souriant… Bien, vous avez terminé? Rien à ajouter ou quelque précision…

– Non, rien.

– Retournez à votre place… Nous allons écouter les plaidoiries de l’accusation puis de la défense… Maître Mathias Lenoir, vous avez la parole.

Je revins tout heureux m’asseoir dans l’anonymat relatif qu’est un banc dans une cour de justice. Et voilà le maître Lenoir, avec des effets de manche, qui commençait à raconter son histoire… le parfait fonctionnaire de préfecture, homme exemplaire, citoyen dévoué, bon père de famille, élève brillant dans ses études, sauvagement agressé par un hystérique, un ancien fonctionnaire de l’Éducation nationale… "– mais à qui confions-nous nos enfants?…". Bref, il ne me ratait pas, comme on dit! J'étais le centre de la cible! Et sa plaidoirie qui n’en finissait pas. Il prenait des notes, les lisait, les relisait, décortiquait le procès-verbal, le certificat médical, parlait de blessure morale… Heureusement que maître Bernibastre allait intervenir… Je jetai un coup d’œil… Il avait toujours l’air de sommeiller mais ce devait être un piège pour les adversaires… Faire semblant de dormir puis, d’un coup, ouvrir à peine un œil, noter la faute de l’adversaire qui ne se doutait de rien, ricaner en douce et préparer la contre-attaque fulgurante qui vous ridiculiserait un petit avocat véreux face à un maître du barreau! Un vieux briscard, mon Bernibastre!

Enfin, l’avocat véreux terminait sa plaidoirie en demandant quoi?

– … cinquante mille francs de dommages et intérêts pour mon client…

Il était fou! Cinquante mille francs pour une baffe! Si j’avais su, j'aurai flanqué une raclée au malotru pour les cinquante mille francs qu’ils osaient demander… il ne serait pas encore sorti de l'hôpital… mais quelle honte! Enfin, le cinglé arrêta sa péroraison! Il était temps! Et il se rassit content de lui.

– A vous, maître Bernibastre… annonça le juge…

Un silence terrifiant suivit. Maître Bernibastre préparait déjà ses effets… Je le sentais… L’artiste se faisait attendre…

– A vous, maître Bernibastre… reprit le juge en haussant le ton…

Et maître Bernibastre se leva enfin, puis, clopin-clopant, se dirigea sur le devant de la scène…

– Monsieur le président… Je serai bref…

Qu’est-ce que c’était cette voix chevrotante?

– … Je pense que mon client ne s’est pas rendu compte de la gravité de l’acte qu’il commettait… il a des excuses…

Une sueur glacée me couvrit tout le poil du corps… Mais où voulait-il en venir?

– … Mettez-vous à sa place… petit retraité… ancien petit fonctionnaire aigri par des années d’enseignement dans des classes surchargées, ses nerfs ont une facilité à craquer devant une déception. Il convoitait une place de stationnement et voilà qu’un beau jeune homme, cadre dynamique, qui plus est, avec une jolie femme à ses côtés, lui prend la place qu’il désirait! Aussitôt une vieille agressivité refait surface et le voilà qui perd la tête, lance des insultes puis, devant la passivité de son interlocuteur qui l’agresse par son calme et sa détermination, il perd les pédales et frappe, inconscient de la portée de son geste… Non, il n’a aucune excuse!…

Je m’étranglai de rage… Ce Bernibastre de malheur plaidait plus contre moi que pour la vérité! Trois mille francs de la main à la main pour ça?

– … Cependant, je ferai remarquer au tribunal d’abord que c’est certainement un brave homme, un grand-père attentionné, qui vit chichement de sa petite retraite et je demande à la cour de diminuer de manière substantielle l’amende qui lui sera infligée… Et puis, comme mon client possède un casier judiciaire vierge, que c’est la première fois qu’il agresse ainsi un individu dans la rue et j’espère la dernière… je demande au tribunal le sursis entier, si une peine de prison doit lui être infligée! Voilà, j’en ai terminé. J’oserai ajouter pour finir : mon client tient à faire savoir par ma bouche qu’il s’excuse bien humblement auprès du tribunal et de monsieur … de monsieur…

Comment? Il avait osé dire ça! Je suffoquai!

– … de monsieur Frank Lefaux…

– … c’est ça…

Et c’est tout? Trois mille francs pour cette plaidoirie de moins de trois minutes!

– Je vous remercie, maître…

Le juge se pencha vers ses assesseurs puis un coup de maillet brutal interrompit le vague murmure de commentaires de la salle…

– Après en avoir délibéré, le tribunal condamne le prévenu Alfred Tudieu aux dépens, à 10 000 francs d’amende, 20 000 francs de dommages et intérêts à verser à la victime de l’agression, et à trois mois de prison avec sursis!

Une douche glacée me tombait sur le crâne. Enfin, restons optimiste! Je ne quitterai pas le tribunal entre deux gendarmes! Mais j’avais une colère terrifiante contre maître Bernibastre! Celui-là allait m’entendre!

Le voilà qui se dirige vers la sortie toujours en claudiquant. Je bondis dans sa direction tandis que le juge prononçait:

– Rendu de jugement de l’affaire Durieu-Planchon concernant la chute de monsieur Durieu qui se promenait sur le toit à une heure du matin, le 21 janvier 1998, ayant entraîné une fracture de la jambe gauche dans un mas vétuste dont monsieur Planchon venait d’hériter d’un oncle et qui ne possédait aucun panneau interdisant les lieux et annonçant le danger que présentait la vétusté du bâtiment. Monsieur Planchon est condamné aux dépens, à une amende de 10 000 francs et au paiement d’une indemnité à vie de 1 500 francs par mois à monsieur Durieu…

Je rejoignais maître Bernibastre dans le hall…

– Vous me devez 5 000 francs pour mes honoraires, qu’il me lança tout sourire… Toujours de la main à la main…

Mon sang se figea d'un coup. Et si je lui envoyais une gifle? J’osai hurler assez fort…

– Pas question! Vous ne m’avez pas défendu!

– Moins fort, moins fort! Comment, pas question? Mais votre cause était indéfendable! Je vous ai obtenu le sursis et une diminution de l’amende!

Le voilà qui se réveillait enfin!

– Pas question que je vous remette cet argent! Je serais en droit de réclamer les 3 000 francs que je vous ai déjà versés!

– Attention! grogna le maître… Si vous ne payez pas demain sans faute, je vous traduis devant les tribunaux! 5 000 francs de la main à la main!

Devant les tribunaux? Ah, ça, jamais plus! Le lendemain, j’avais payé et même remercié maître Bernibastre.

Braves et honnêtes gens qui me lisez, croyez-moi! Un conseil! La "justice judiciaire", c’est à voir de loin! Même si vous êtes innocents! Et quand je dis "loin", c'est le plus loin possible!

 

 

 

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